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Éditorial

Ne bis in idem ou bis repetita placent ?

Créé le

28.06.2018

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Mis à jour le

03.07.2019

Chacun le sait, le cumul de poursuites et de sanctions à caractère pénal (au sens large de la Convention EDH) est doublement interdit à l’échelle européenne, par l’article 4 du Protocole n° 7 annexé à la Convention EDH et, à sa suite, par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux : « Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État » (la Charte écarte toute référence à un État), et les juridictions européennes et le Conseil constitutionnel français ont donné leur interprétation de ce principe. Le propos n’est pas ici de reprendre cette jurisprudence, ce qui est fait dans le présent numéro par Emmanuel Jouffin et Jérôme Chacornac, chacun à sa manière.
La Cour EDH avait tiré la première salve dans l’arrêt Grande Stevens de 2014 ; elle avait écarté par principe les réserves au Protocole n° 7 dès lors que celles-ci n’étaient pas suffisamment cadrées, rappelé qu’une procédure administrative de sanction pouvait être assimilée à des poursuites pénales au sens de la Convention EDH (aux conditions de l’arrêt Engel de 1976 et de l’arrêt Zolotoukine de 2009) et appliqué sans réserve le principe du non-cumul à une sanction pénale qui s’était ajoutée à une sanction administrative préalable d’une autorité de régulation financière, tout cela dans la limite du principe de proportionnalité de la sanction. On en avait largement mais trop rapidement déduit que le cumul était condamné par principe, cumul de procédures et de sanctions concomitantes ou successives. Le Conseil constitutionnel français avait emboîté le pas, dans une décision de 2015, non pas en vertu du principe de noncumul, qui n’est pas constitutionnel en France, mais de celui, plus lointain, de nécessité des délits et des peines, en en limitant cependant le champ aux doubles poursuites relevant du même ordre juridictionnel, ce qui, en matière de manquement boursier, revenait à le réserver aux seuls non-professionnels.

Mais la Cour EDH a précisé sa jurisprudence et nettement resserré sa position en 2016, en admettant expressément un cumul à propos de poursuites fiscales et pénales, parce que, pour l’essentiel, les deux processus étaient intégrés dans une sorte de procédure mixte et que le risque de double sanction était prévisible pour la personne poursuivie. La condition principale était que les procédures soient conduites avec une certaine concomitance, mais aussi de manière imbriquée, c’est-à-dire que les faits établis dans le cadre de l’une soient repris dans l’autre (outre l’application de principe de proportionnalité de la sanction). La CJUE vient de s’aligner, le 20 mars 2018, sur la jurisprudence de la Cour EDH.
Dès lors, là où l’on avait pu croire, en 2014, que deux procédures ne pouvaient être lancées ni successivement ni parallèlement, les cours européennes ont finalement accepté les doubles poursuites et sanctions dès lors que la seconde procédure s’appuie sur la première et s’inscrit en grande partie dans la même temporalité. Changement de perspective : il ne s’agit plus de protéger la personne poursuivie contre le risque d’une double sanction ni même d’une double poursuite, mais simplement de lui éviter les inconvénients d’une seconde procédure, distincte et autonome, pour les mêmes faits. Était pourtant intervenue entre-temps, en matière de double sanction dans le secteur financier, la loi du 21 juin 2016 qui avait créé la procédure dite « de l’aiguillage » entre l’AMF et le Parquet national financier, dont on peut se demander si elle était nécessaire au regard des derniers développements de la jurisprudence, même si elle n’est pas inutile en pratique bien que juridiquement imparfaite.
Dès lors, la jurisprudence admet la possibilité d’un cumul de poursuites et de sanctions en matière pénale au sens de la Convention EDH, ce qui peut englober des poursuites et des sanctions qui n’en sont pas en droit interne, comme les sanctions en matière fiscale et celles en matière financière, à la condition qu’il y ait un lien temporel entre les deux, c’est-à-dire une certaine concomitance, que les constatations réalisées dans l’une servent dans l’autre et que les sanctions prononcées ne dépassent pas, globalement, la plus forte encourue. Le principe a été inversé, la répression l’a emportée sur les droits fondamentaux ; on est passé de ce qu’on avait cru être un principe de non-cumul à un principe de cumul tempéré, d’une conception absolue du non-cumul à une approche pragmatique et relative, de ne bis in idem à quelque chose qui relève presque de bis repetita placent.

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À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº179
RB