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Éditorial

De la finalité de la société

Créé le

12.04.2018

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Mis à jour le

03.07.2019

Faut-il élargir la finalité de la société ? Le débat vient d’être lancé par la préparation du projet PACTE du Gouvernement. Ainsi, a-t-il été spontanément proposé par certains de modifier l’art. 1833 du Code civil pour prévoir qu’une société doit « avoir un projet d’entreprise licite et être gérée dans l’intérêt commun des associés et des tiers prenant part, en qualité de salariés, de collaborateurs, de donneurs de crédit, de fournisseurs, de clients ou autrement, au développement de l’entreprise qui doit être réalisé dans des conditions compatibles avec l’accroissement ou la préservation des biens communs ». Quant au rapport déposé tout récemment à la demande du Gouvernement, il propose la rédaction suivante : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »

Le débat n’est pas nouveau et, sans remonter plus avant, avait pris racine dans le programme du Conseil national de la résistance, avait rebondi avec l’ouvrage de Bloch Lainé de 1963, avait été relancé en 1974 par le Rapport Sudreau et avait été très animé en 1981, la question centrale étant traditionnellement celle-ci : peut-on associer les salariés de l’entreprise aux bénéfices et au pouvoir et jusqu’où ? Les pouvoirs publics ne s’étaient pas contentés de débattre et avaient promu de nombreuses réformes : les comités d’entreprise en 1945, les conseils de surveillance en 1966, l’intéressement en 1959, la participation en 1967, la représentation des travailleurs au conseil d’administration ou de surveillance en 1982, etc.

Le débat est politique, alors contentons-nous de quelques remarques et questions sur ces deux propositions. Ce qui ressort en d’emblée de la première, c’est l’extension infinie des intérêts en jeu, d’où de nombreuses questions spontanées : ne risquerait-on pas de diluer l’intérêt de chaque groupe à trop en prendre en compte ? ; faudrait-il organiser un mécanisme de représentation de chacun ? ; ne risquerait-on pas la cacophonie et la multiplication des conflits ? ; n’est-ce pas trop demander à l’entreprise que de prendre en charge de multiples intérêts qui confinent à l’intérêt général ? ; n’est-ce pas la confondre avec une institution publique ? ; n’est-ce pas risquer de déstabiliser tout un pan du droit du travail qui s’emploie à organiser la communauté des salariés ? Au fond, ne confond-on pas société et entreprise ? ; même la société anonyme peut servir à autre chose qu’à la gestion d’une entreprise, car elle a la vertu d’être une enveloppe à contenu variable. Plus encore, si elle a pour objet légal de chercher et partager des bénéfices, elle n’y est pas tenue et peut même faire des pertes tant que les associés veulent bien l’abonder financièrement ; rien n’impose en France, à la différence des États-Unis (arrêt Dodge de 1919), qu’une société verse des dividendes, sauf abus de droit. De plus, la mise en oeuvre de la réforme présenterait quantité de difficultés car il ne suffirait pas de modifier la finalité de la société, il faudrait modifier d’innombrables règles (cf. D. Schmidt, Dalloz 2017, p. 2380).

La seconde proposition est infiniment plus modeste, au point qu’on peut se demander si elle changerait quelque chose, l’intérêt social de la société ayant été dégagé depuis longtemps par la jurisprudence et des préoccupations sociales et environnementales ayant été imposées par la loi.

Pour autant, ces propositions s’insèrent dans un arrière-plan que l’on ne peut méconnaître. L’enjeu de leur responsabilité globale a déjà mobilisé de grandes entreprises ; ainsi, l’une d’elle a-t-elle ajouté à son objet statutaire que son « activité doit être effectuée au bénéfice de l’homme et de la planète ». Surtout, dans les grandes entreprises, le mouvement en faveur d’une prise en compte d’autres intérêts que ceux des actionnaires est de plus en plus imposé par les grands investisseurs de long terme, car de nombreux fonds sélectionnent leurs investissements sur la base d’une analyse qui prend en compte des facteurs très divers dont, entre autres, la paix sociale, la protection de l’environnement et de plus en plus le respect des droits humains.

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº178