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Services financiers

« L’enjeu majeur aujourd’hui est d’être la plateforme préférée de demain »

Créé le

17.02.2020

Les géants du numérique proposent des services financiers, essentiellement de paiement à ce jour, pour capter des données d’achat et de consommation davantage que pour générer des revenus. Ils pourraient s’approprier la relation client en diversifiant leurs offres et en devenant le réseau social point d’entrée de la relation, comme le proposent Alibaba et Tencent en Chine.

Les annonces récentes des big techs marquent-elles une avancée dans l’idée que les acteurs numériques représentent une menace pour les acteurs traditionnels ?

Le sujet n’est pas nouveau, il date d’une vingtaine d’années. Les GAFA – Google, Amazon, Facebook et Apple – cherchent à rendre des services à leurs clients par tous les moyens possibles, et les services financiers en font partie. Cette menace plane donc depuis un certain temps sans vraiment se traduire en faits à ce jour. Les initiatives sont pour le moment modestes par la taille et la géographie couverte, ou éphémères, parfois limitées à des tests. Il y a 4 ou 5 ans, Google réfléchissait à intégrer un moyen de paiement dans gmail. Facebook tourne depuis longtemps autour de la question du paiement… Pour autant, on voit en effet depuis deux ans une accélération et une conviction plus forte que les services financiers, et le paiement en premier lieu, vont devenir un « must have » pour chacun d’entre de ces acteurs.

Pourquoi le paiement devient-il un « must have » pour ces GAFA ?

Leur objectif est l’accès à la donnée, plus qu’à une source de revenus. Le métier de base de la plupart d’entre eux n’est pas ce qui génère leurs revenus, et ils donnent l’impression de la gratuité à leurs utilisateurs. Facebook propose un réseau social et vit de la revente de données, Amazon des services technologiques d’Amazon Web Services (AWS)… Proposer des paiements, pour les GAFA, c’est accéder à quelque chose de très précieux – les données de paiement, la connaissance du comportement de consommation –, ce qui leur permet une personnalisation encore meilleure de leurs services.

Cela leur permet aussi de gagner en autonomie, mais seulement dans une certaine mesure, car aujourd’hui le paiement reste très intermédié. Les services de paiement à distance, Apple Pay, Google Pay, Facebook Pay…, ne sont pour l’instant qu’une simple virtualisation de la carte bancaire. Ils stockent la carte bancaire dans un « wallet », un portefeuille dématérialisé et sécurisé qui facilite l’acte d’achat, ils sont un acteur de plus qui encapsule la carte mais pour l’instant la banque émettrice de la carte et le réseau Visa ou Mastercard restent présents.

Ces services de paiement ne sont donc pas des menaces pour les banques ?

Le premier risque pour la banque est un risque de perte d’image et à terme d’importance aux yeux des utilisateurs, car si la carte est cachée dans le wallet, la banque devient invisible, et il peut y avoir une perte de relation avec la banque émettrice. Les GAFA ont réussi à prendre une part dans la chaîne de valeur en proposant un moyen de paiement qui dématérialise la carte bancaire. La prochaine étape, c’est la désintermédiation.

Comment la désintermédiation pourrait-elle advenir ?

Pour le moment, les incursions des GAFA dans les paiements sont quasiment indolores. Il y a toutefois une perte de commission, car aujourd’hui les banques françaises proposent les portefeuilles électroniques de ces acteurs. Quand l’utilisateur paie avec Apple Pay par exemple, Apple touche une part de la commission payée par le commerçant à la banque. Or la réglementation européenne avait déjà fait baisser le montant de ces commissions d’interchanges.

Les GAFA pourraient par ailleurs chercher à ne plus s’appuyer sur les circuits qui impliquent une banque et un réseau de carte, mais sur un autre instrument de transaction : le virement. En Europe, les GAFA vont se saisir de la DSP 2, qui ouvre la capacité à initier un paiement. À date, trois des quatre GAFA, Google, Facebook et Amazon, ont obtenu une licence de PISP en Europe il y a 18 mois environ. Ils devraient l’utiliser davantage à l’avenir.

Forts de leurs incursions dans le paiement, pourquoi ces acteurs ne pourraient-ils pas rebondir sur d’autres services financiers ? Un détenteur de licence de prestataire de services de paiement (PSP) peut proposer une sorte de compte courant et séquestrer des liquidités, c’est comme cela que des FinTechs se sont qualifiées de néobanques. À partir de ce compte courant, il est possible d’analyser les données et de proposer une sorte de coaching pour expliquer à l’utilisateur comment gérer son compte courant, mieux consommer… Un acteur qui est un réseau social peut faire cela, comme le fait WeChatPay, en Chine, qui introduit le conseil financier au sein de conversations entre pairs.

L’étape suivante, c’est le paiement aménagé, c’est-à-dire le crédit consommation. Amazon a déjà déployé du crédit aux particuliers aux États-Unis et en Inde, et pourrait le faire en Europe et en France. À terme, les GAFA pourraient proposer du crédit immobilier, même si cela est plus loin de leur modèle cœur qui est la consommation du quotidien.

Certains GAFA proposent déjà des comptes courants aux États-Unis, mais en partenariat avec des banques, Apple a lancé son Apple Card avec Goldman Sachs et Google a un projet de compte courant avec Citigroup. L’idée de Facebook était aussi, avec Libra, de proposer un compte courant avec cette monnaie…

Libra pourrait-elle voir le jour et constituer une menace ?

Au-delà de proposer un compte courant comme Google, Facebook veut faire en sorte, avec cette monnaie, de créer une espèce de plateforme qui fait fi des frictions géopolitiques et des fluctuations des monnaies, de favoriser un écosystème avec des consommateurs et des marchands qui n’auront plus à passer par les économies traditionnelles via des monnaies fiat. Au-delà de la dimension inclusive affichée pour les consommateurs peu bancarisés ou soumis à la volatilité forte d’une monnaie dans leur pays, Facebook veut créer une stabilité financière qui n’existe pas même en dollars, qui sécurise et fluidifie les échanges, un moyen de paiement qui se voudrait efficace économiquement. Il part du constat, qui est juste, que les paiements transfrontaliers ne sont pas à leur optimalité : ils peuvent être lents, coûteux et instables. Mark Zuckerberg aurait pu s’appuyer sur le bitcoin mais il veut garder une maîtrise, il veut donc développer une alternative au bitcoin avec la Libra.

La réglementation à laquelle sont soumises les banques n’est-elle pas un frein aux velléités des GAFA de se lancer dans les services financiers, même si la DSP 2 peut les favoriser ?

Les acteurs qui se lancent comme PSP, comme Nickel ou Lydia, se soumettent aux mêmes obligations que les banques pour les parcours d’entrée en relation. Pour se lancer comme initiateur de paiement et lancer un compte courant en France, Amazon pourrait très bien se soumettre aux obligations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB/FT). Amazon est très efficace dans la lutte contre la fraude et pourrait bientôt partager ses algorithmes avec les banques pour améliorer la performance des contrôles LCB/FT. Les banques ont beau avoir des portefeuilles de clients importants, elles ne sont pas à armes égales en ce qui concerne leur capacité algorithmique et statistique. Les GAFA sont avantagés en matière d’algorithmes et d’analyse de données. Les banques en France n’ont jamais eu cette culture de la donnée, les SI souvent anciens permettent de stocker de données mais pas de faire des statistiques.

Les GAFA pourraient-ils être dissuadés de demander une licence d’établissement de crédit, synonyme d’exigences en matière de fonds propres ?

Les exigences en matière de fonds propres ne constituent pas une barrière infranchissable, preuve en est la start-up Revolut qui n’a pas eu de difficulté à obtenir sa licence bancaire en décembre 2018. En revanche les taux directeurs à zéro et l’intensité concurrentielle des crédits immobiliers en France n’incitent pas les nouveaux acteurs à faire des produits de crédit immobilier une priorité.

Amazon est-il le GAFA le plus dangereux pour les acteurs traditionnels ?

Amazon a un modèle de fréquence de consommation très élevée, et a montré depuis longtemps qu’il s’intéresse à la transaction. C’est un des plus gros marchands en France aujourd’hui. Demain, il pourrait demander à ses utilisateurs de reverser leurs revenus sur un compte chez lui. Amazon a une licence qui lui donne le droit de lancer un compte, et ce scénario est très probable d’ici quelques années. C’est une menace réelle pour les banques.

Qu’en est-il des autres GAFA ?

Si Apple et Google deviennent des banques, ce ne sera pas pour produire des produits bancaires. Apple par exemple s’est allié avec Goldman Sachs pour lancer son Apple Card en 2019, et laisse le côté pénible de la création et de la production de produits bancaires à son partenaire, ainsi que la gestion des exigences réglementaires. Apple conserve les commissions et la relation client.

N’est-ce pas la stratégie de plateformisation, qui consiste à vouloir être le point de contact de la relation client et à distribuer les produits de différents producteurs ?

Cela permet en effet d’être le distributeur unique d’un très grand nombre de produits, mais ce modèle n’exclut pas de devenir son propre producteur. Si Google et Apple ne souhaitent pas devenir producteurs de produits bancaires, Amazon fait les deux, c’est une marketplace qui vend des produits faits par des tiers, des assurances par exemple, mais Amazon créé aussi ses propres produits pour des raisons d’efficacité.

Qu’en est-il des géants chinois qui proposent des produits financiers ?

Ils sont les plus avancés, avec les deux géants que sont Alibaba et Tencent. Alibaba a créé en 2014 Ant Financial, sa filiale dédiée aux services financiers, qui est producteur de produits financiers. Au sein d’Ant Financial, il y a différentes compagnies régulées ; Ant Financial détient des licences qui lui permettent d’être une banque, un assureur et un gestionnaire d’actifs en Chine. Alibaba a également son propre fonds d’investissement dans lequel des centaines de milliers de chinois ont souscrit pour épargner, une sorte de fonds obligataire avec un petit rendement.

Les acteurs chinois se sont développés dans un contexte où il y avait des places à prendre, dans un pays avec moins de bancarisation et des banques moins industrialisées, une industrie bancaire qui n’était pas en fin de cycle. Alibaba et Tencent ont profité de l’élan technologique pour doubler les acteurs financiers. Ils pèsent aujourd’hui pour plus de la moitié des échanges financiers en volume de paiements en Chine. Un chinois sur deux utilise WeChat Pay et Alipay pour ses paiements, et derrière ces outils, il y a des comptes courants.

Tencent a-t-il le même profil ?

Tencent est le même type d’acteur. Ce qui est spectaculaire est que Tencent s’est lancé plus tardivement dans les services financiers mais a doublé Alibaba récemment. WeChat Pay a doublé Alipay par la force de son réseau social, WeChat. Dans les conversations sociales, des influenceurs recommandent des produits, et les marchands ont des connexions dans les réseaux sociaux à partir desquels il est possible de payer des achats. C’est un scénario plus que probable pour l’occident. Il y a déjà des marques dans le réseau social Instagram, dans lequel on peut être dirigé vers un espace d’achat à partir de photos de produits. On s’oriente de plus en plus vers un lien direct entre conversation sur un réseau social et achat auprès d’un marchand.

Ces géants chinois ne captent-ils pas de la valeur avec leurs services financiers vu leur taille ?

WeChat et Alipay ont plus d’un demi-milliard d’utilisateurs actifs chacun, donc ils gagnent de la valeur. Mais en lançant WeChat Pay et Alipay, il ne fallait pas que Tencent et Alibaba veuillent gagner de l’argent tout de suite grâce aux services financiers. Ils ont plutôt fait la course au nombre d’utilisateurs et de données. Il faut se rappeler que l’intuition de Mark Zuckerberg, en 2004, au lancement de Facebook, a été de ne pas faire payer quoi que ce soit pendant les dix premières années. Il a été très critiqué par les analystes, qui raisonnaient avec l’idée qu’une entreprise doit chercher du ROI rapidement. Mark Zuckerberg a vu plus loin et conduit ses utilisateurs à interagir entre eux et avec les marchands. Cela dit Facebook a connu son apogée en 2010-2011 et est aujourd’hui en déclin, mais l’entreprise a eu l’intuition de racheter Instagram et WhatsApp qui sont encore en croissance.

L’enjeu majeur aujourd’hui est d’être la plateforme de connectivité des humains, la plateforme préférée de demain. On se dirige vers un nombre de plus en plus limité de grands acteurs technologiques qui rebattent les cartes, vers une supercentralisation. Tout cela inquiète même les Américains, qui veulent se protéger en réfléchissant à de nouvelles règles de démantèlement et de déconcentration. Les big tech ont pris une importante telle qu’elles peuvent faire trembler les acteurs traditionnels que sont les banques et les gouvernements, qui ne sont plus seuls aux manettes de la politique monétaire ou de l’économie.

Les géants chinois pourraient-ils se déployer en Europe ?

Tencent et Alipay sont présents dans les grands magasins à Paris comme moyen de paiement pour les touristes chinois. Demain Aliexpress, plateforme de vente en ligne d’Alibaba, va arriver en Europe. Alibaba propose des solutions de compte courant et de technologies et cherche à séduire les banques européennes. Tencent est entré au capital de Lydia et de Qonto, Alibaba va investir en Inde pour commencer, mais réfléchit à des investissements hors Asie… Il y a une nouvelle culture en Chine, le pays est moins tourné sur lui-même et plus conquérant depuis une dizaine d’années. Et les réglementations européennes ne sont pas du tout des obstacles car les acteurs chinois savent se mettre en conformité, avec la RGPD par exemple.

Comment les banques peuvent-elles réagir face à la puissance de ces acteurs ?

Il faut poser des règles pour éviter un mégamonopole. Les banques européennes ont peut-être une occasion à saisir, pour être la troisième voie entre les États-Unis et l’Asie, en proposant des règles un peu différentes, basées sur le privacy, que l’Europe a été la première à prôner. Et l’Europe devrait faire grandir les banques et les acteurs de la technologie comme OVH ou Atos, pour construire des infrastructures technologiques européennes responsables. Les banques auront un rôle à jouer dans la bonne stabilité et les services financiers de ces infrastructures européennes. C’est un scénario qui n’est pas évident à mettre en place, car il faut de la coordination et de la vitesse d’action ; là-dessus, les Européens ne sont pas les meilleurs. Le scénario alternatif à la disparition de la banque européenne est de renforcer la réglementation en Europe pour renforcer ce protectionnisme européen, et de continuer de valoriser la protection de la vie privée aux yeux des consommateurs.

Propos recueillis par L. B.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº842