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Stratégies

Comment l’environnement s’invite dans les décisions des banquiers et des investisseurs

Créé le

15.07.2015

-

Mis à jour le

31.08.2015

Les établissements financiers ont différents outils à leur disposition pour prendre en compte les problématiques de transition énergétique. Et de nouveaux continuent d’être inventés.

Atteindre l’objectif de limitation du réchauffement climatique à 2° C ne pourra se faire sans une transformation en profondeur des modèles économiques des pays ni sans se poser la question du financement d’une telle mutation. Des institutions financières assez pionnières se sont emparées du sujet il y a une quinzaine d’années et aujourd’hui, c’est tout le secteur qui est appelé à participer à l’effort collectif. « Nous abordons une phase où l’ensemble du secteur financier doit prendre en compte les risques climatiques dans ses activités », a ainsi exhorté en mai le ministre des Finances, Michel Sapin, dans le cadre d’une journée consacrée à la « finance climat » [1] . Dans la ligne de mire : les financements accordés par les BFI et les investissements décidés par les gestionnaires d’actifs. Mais de quels moyens d’action les établissements financiers disposent-ils concrètement ? Crédit Agricole CIB et BNP Paribas Investment Partners sont revenus sur leurs expériences respectives lors d’une conférence organisée par le groupe Revue Banque en juin dernier [2] .

Mesurer : une étape indispensable mais complexe

La première étape est de pouvoir mesurer l’empreinte carbone induite par ces activités financières : combien de tonnes de CO2 sont rejetées dans l’atmosphère par l’usine financée ou par l’entreprise dans laquelle on a investi ? « Mesurer les impacts induits est un sujet extrêmement complexe, qui ne nécessite pas les mêmes outils pour un gestionnaire d’actifs et une banque de financement », observe Éric Cochard, responsable du développement durable chez CACIB. Les méthodologies sont diverses, les résultats aussi. Certaines partent des lignes individuelles de portefeuilles dont on agrège les bilans carbone. D’autres, comme celles développées dans le cadre de la chaire Finance et développement durable de Dauphine, soutenue depuis 2006 par CACIB et EDF, sont de nature « top-down » : « La démarche part des bilans nationaux d’émission de gaz à effet de serre, décomposés par secteur d’activité et affectés aux institutions financières en fonction de leurs parts de marché sectorielles et géographiques », explique Éric Cochard. Pour le Crédit Agricole CIB, cette empreinte induite s’élève à 100 millions de tonnes de CO2, 1 000 fois plus que les émissions directes de la banque en tant qu’entreprise. « C’est en revanche huit fois moins que l’empreinte carbone annoncée par la société civile, par le biais d’un consultant qui avait additionné les bilans carbone individuels », précise le banquier, soulignant l’importance pour les BFI de s’emparer de la question de la mesure.

Cette question est également au cœur des réflexions des gestionnaires d’actifs. Elle fait même partie intégrante de l’analyse du risque des cibles potentielles. « Si vous souhaitez valoriser une société œuvrant dans le charbon, le pétrole ou le gaz, vous devez vous poser la question des “stranded assets”, c’est-à-dire les actifs en réserves sur lesquelles sont basées les valorisations de ces sociétés, soulève Jacky Prudhomme, responsable de l’intégration des critères ESG [3] chez BNP Paribas IP. Que se passe-t-il si l’entreprise n’est plus autorisée à mettre ces réserves sur le marché ? Cela signifie-t-il qu’on paie actuellement trop cher ses actions ? »

Des initiatives qui se multiplient

Mais en matière de mesure, la révolution est à venir. En France, elle est stimulée par la loi sur la transition énergétique qui impose aux investisseurs institutionnels de calculer leur empreinte carbone. Une obligation qui aura tôt fait de retomber sur les gestionnaires. Ces derniers se mobilisent également sur une base de volontariat et à l’échelle mondiale : l’initiative des Principes pour l’investissement responsable (PRI en anglais) a tout d’abord consacré l’utilisation des critères ESG dans la gestion des Asset Managers ; elle a été récemment complétée par le Montreal Carbon Pledge, à savoir l’engagement de ces acteurs à publier leur empreinte carbone. « BNP Paribas IP a été le premier asset manager de taille mondiale à s’engager à publier les empreintes carbone sur toute sa gamme de fonds ouverts investis en actions, souligne Jacky Prudhomme. Cela mobilise beaucoup de compétences en interne. Le sujet est épineux : comment calculer une empreinte carbone quand les entreprises ne publient pas toutes la leur ? »

Chiffrer, en monnaie sonnante et trébuchante, le risque climatique faciliterait significativement le travail des responsables ESG : « Une véritable difficulté pour les BFI et les gestionnaires d’actifs réside dans l’absence de prix du carbone. Il manque un indicateur économique concret dans le système », plaide Éric Cochard. Un indicateur qui permettrait par exemple d’évaluer la rentabilité économique future d’une centrale à charbon, dans des conditions qui auront vraisemblablement changé.

De l’exclusion à l’engagement

Au-delà de la mesure, les établissements financiers ont des moyens de pression pour favoriser la transition vers une économie plus respectueuse de l’environnement. Et la plus évidente d’entre elle est de refuser certains financements. « Il n’est pas question d’exclure des secteurs, car ils sont importants pour l’économie, mais on peut choisir de ne pas soutenir leurs “mauvais élèves”, précise Jacky Prudhomme. Sur les centrales à charbon, nous nous sommes fixé des seuils sur l’intensité en CO2 par Kwh produit par exemple. Dans le nucléaire, nous nous assurons de ne pas financer des centrales reposant sur de vieilles technologies, moins sécurisées. » Ces politiques sectorielles ont conduit l’asset manager à exclure 213 sociétés, sans que cela ait un impact négatif sur les performances des fonds. Au contraire, en les écartant, il pense s’être protégé d’entreprises moins performantes car sujettes au paiement de lourdes amendes ou à d’importants travaux de mise aux normes. Les ONG voudraient que ces stratégies d’exclusion soient bien plus extensives et couvrent par exemple l’intégralité du secteur du charbon [4] . « La société civile est là pour attirer notre attention sur les mauvaises pratiques de certaines entreprises. Néanmoins, notre métier n’est pas d’exclure mais de faire de l’accompagnement grâce à notre pouvoir de pression en tant qu’actionnaire responsable, nuance l’investisseur. Il peut y avoir une méconnaissance des bonnes pratiques sectorielles et nous pouvons leur ouvrir les yeux. »

L’accompagnement, c’est ce que les Anglo-saxons désignent plus volontiers sous le terme d’« engagement » : il s’agit de convaincre les entreprises financées de faire évoluer leurs pratiques. Les Principes de l’Equateur en sont un des exemples les plus anciens. Signés en 2003 par une dizaine de banques commerciales et à l’origine dédiés aux financements de projets, ces principes sont aujourd’hui partagés par quelque 80 acteurs. « Ils sont à la fois un processus de due diligence pour les institutions financières et une obligation pour les emprunteurs de respecter les standards de la Banque Mondiale, rappelle Éric Cochard. Cela a permis une amélioration de la qualité des projets sur le terrain et la prise en compte des questions ESG. » Des politiques sectorielles ont similairement été développées pour toucher l’ensemble des outils financiers de la banque pour un secteur d’activité donné (mines, centrales thermiques au charbon, barrages, exploitation forestière…), au-delà du seul financement de projet.

Côté investisseurs, la conviction est la même : les institutions financières ont des leviers  d’action. « La part des actifs sous gestion dépendant de critères ESG au niveau européen serait estimée à près de 50 %. Potentiellement, c’est donc la moitié des actionnaires d’une entreprise qui sont susceptibles de porter des réclamations en matière d’émission de CO2 ou de respect des droits de l’homme par les fournisseurs. Cela incite les dirigeants à écouter ! » souligne Jacky Prudhomme. C’est d’ailleurs ce que les clients détenteurs d’actifs demandent de plus en plus à leur gestionnaire : pouvoir interagir avec les entreprises et le prouver, selon le modèle des fonds activistes.

Choisir l’impact positif

Les acteurs financiers peuvent aussi tout simplement faire le choix de flécher l’argent vers les projets les plus verts : production d’énergie renouvelable, développement de technologies d’économie d’énergie, filières de recyclage… Pour les investisseurs en private equity, cela peut se traduire par le soutien en capital de petites sociétés innovantes, en matière de décarbonation par exemple. « L’impact investing est l’une des tendances de demain, car on est capable de mesurer l’impact. Le champ des possibles est très important », prédit Jacky Prudhomme.

Mais c’est sur les marchés cotés qu’est en train de principalement s’épanouir l’investissement à impact positif, à travers les green bonds. « Les entreprises ont besoin d’investir pour accompagner la transition énergétique et parallèlement, les critères ESG prennent de plus en plus de place dans les mandats de gestion des investisseurs, observe Pierre Georges, directeur du secteur Utilities chez Standard & Poor’s. Le marché a donc progressé très vite ces dernières années pour atteindre 37 milliards d’émissions en 2014. » Le chiffre de 200 milliards est même avancé pour les années à venir. Au départ principalement émis par les banques de développement, les green bonds séduisent de plus en plus d’entreprises privées, y compris des entreprises non investment grade. « À l’heure actuelle, le problème est la difficulté à qualifier ce qu’est un investissement green et à surveiller la destination réelle de ces fonds. Une standardisation est en cours » prévient Pierre Georges, qui voit aussi dans l’émission de green bond un signal positif sur l’entreprise, car elle se montre capable d’anticiper la transition énergétique. Inversement, le risque climat peut aussi dégrader la notation financière d’un émetteur : « ces dix dernières années, une soixantaine de notations ont été impactées négativement par des effets climatiques, dont 10 % ont finalement fait défaut », précise l’analyste.

Mesurer, exclure, convaincre, sélectionner : la palette d’actions à la disposition des établissements financiers est vaste et ne cesse de s’étoffer grâce à l’innovation financière. La société civile, les régulateurs, les clients détenteurs de fonds et jusqu’aux spécialistes des risques financiers eux-mêmes demandent une meilleure prise en compte de l’aspect climat dans les décisions d’investissement et de financement. Avec ou sans CoP 21, le mouvement de la finance climat est bel et bien enclenché.

 

1 Climate Finance Day, 22 mai 2015, conférence co-organisée par Paris Europlace, la Caisse des dépôts et la BEI.
2 « Les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance : les nouveaux défis des banques responsables », Club Banque du 23 juin 2015.
3 Critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.
4 « Charbon : le mauvais calcul des banques françaises – Le cas de l’Afrique du Sud », Les Amis de la Terre, avec le soutien d’Oxfam, mai 2015.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº787
Notes :
1 Climate Finance Day, 22 mai 2015, conférence co-organisée par Paris Europlace, la Caisse des dépôts et la BEI.
2 « Les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance : les nouveaux défis des banques responsables », Club Banque du 23 juin 2015.
3 Critères environnementaux, sociaux et de gouvernance.
4 « Charbon : le mauvais calcul des banques françaises – Le cas de l’Afrique du Sud », Les Amis de la Terre, avec le soutien d’Oxfam, mai 2015.