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Banque de détail

Clientèles fragiles : vers de nouvelles approches commerciales et responsables

Créé le

13.01.2014

-

Mis à jour le

27.08.2014

Face à la crise, les situations de « fragilité » deviennent plus fréquentes dans la population. Si des établissements bancaires proposent de longue date des solutions pour favoriser l’inclusion bancaire, les approches actuelles demandent de revisiter les pratiques commerciales des réseaux. La loi du 26 juillet 2013 introduit de nouvelles obligations pour détecter et gérer ces clients fragiles et proposer une offre spécifique, enjeu à la fois commercial et de responsabilité sociale.

D’après une étude récente [1] , 48 % des Français se sentiraient touchés par la pauvreté, 11 % se déclarant pauvres et 37 % s’estimant en train de le devenir. Sans vouloir ajouter au pessimisme ambiant, il est indéniable que les situations de « fragilité », permanentes ou passagères, s’avèrent de plus en plus fréquentes et concernent une part non négligeable de la population française : chômage, emplois précaires, « travailleurs pauvres », vieillesse et dépendance, divorces, familles monoparentales, illettrisme, ou encore, touchant les migrants, barrières linguistiques et culturelles . Ces situations sont toutes particulières, voire uniques et personnelles ; pour les établissements bancaires, elles renvoient pourtant à une problématique globale : quelle approche adopter face à ces clients en difficulté, qui représentent une part croissante de leurs fonds de commerce ?

Historique de l’inclusion bancaire en France

Les banques n’ont pas attendu les effets de la crise de 2008 pour se sentir concernées par les difficultés financières de leurs clients. Dès 1957, les Caisses d’épargne créaient l’association Finance et Pédagogie, encore très active aujourd’hui en matière de pédagogie financière. Lancés il y a 15 ans, les Points passerelles du Crédit Agricole mobilisent aujourd’hui 700 personnes, pour la plupart bénévoles, retraités ou administrateurs de Caisses ; elles apportent un soutien financier (rachat de crédit, microcrédit…), mais surtout un accompagnement social (médiation, orientation, conseils éducatifs et budgétaires…) à près de 10 000 personnes par an, avec des taux de réussite frôlant les 80 %.

De plus, la plupart des banques françaises, dont BNP Paribas depuis 1993 et les Banques Populaires depuis 1998, octroient des lignes de crédit et siègent au Conseil d’administration de l’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE). Cette institution de micro-finance s’adresse aux personnes exclues du marché du travail et du système bancaire classique (13 000 bénéficiaires en 2012) pour leur permettre de créer leur propre emploi (financement d’une formation, du permis de conduire ou de l’achat d’un véhicule pour se rendre au travail par exemple) et/ou d'améliorer leurs conditions de vie (dépenses de logement, vie sociale, santé…). De même, en 2006, le Crédit Mutuel et le Crédit Coopératif ont créé, avec le mouvement Familles rurales, le crédit Élan, qui permet un accès au micro-crédit social en dehors des zones urbaines. Certains mutualistes comme le Crédit Mutuel se distinguent en laissant aux Caisses locales, animées par leurs administrateurs bénévoles, l’initiative d’octroyer des crédits de proximité à leurs sociétaires en difficulté. Dans ce cadre, plus de 35 millions d’euros ont été débloqués par les Caisses, pour soutenir 22 000 projets de sociétaires.

Par ailleurs, les banques françaises, dans le cadre des bons usages professionnels de la Fédération bancaire française (FBF) et en lien avec les associations, se sont associées pour lancer, dès 2004, la Gamme des moyens de paiement alternatifs (GPA) : une offre destinée aux interdits de chéquiers comprenant notamment une carte de paiement à autorisation systématique, permettant de mieux maîtriser son budget. Cette initiative a depuis permis d’équiper 82 % des clients interdits de chéquiers, mais seulement 40 % des ménages pauvres.

Enfin, en 2008, la loi de modernisation de l’économie dotait La Banque Postale d’une mission d’accessibilité bancaire, avec l’obligation d’« ouvrir un Livret A à toute personne qui en fait la demande » et d’effectuer gratuitement sur ce livret les dépôts et retraits à partir de 1,50 euro. Sur ses 26 millions de clients en France, La Banque Postale gère aujourd’hui les comptes de 2 millions de clients en situation de fragilité, ce qui la place ainsi au premier rang en matière d’inclusion bancaire en France.

Une implication des réseaux commerciaux et de nombreux partenariats sur le terrain

Comme l’a constaté Ailancy [2] dans son étude « Clientèles fragiles, quelles approches commerciales et responsables ? », les initiatives récentes des établissements bancaires sont d’un autre ordre : elles visent à revisiter les pratiques commerciales traditionnelles de l’ensemble des réseaux bancaires pour détecter au plus tôt et prévenir les difficultés, proposer une offre spécifique et adaptée, voire prendre en charge l’accompagnement des clients fragiles.

Différents modèles organisationnels se dessinent :

  • Relais vers des partenaires externes : la plupart des établissements ont mis en place, de manière plus ou moins généralisée, des dispositifs de détection des clients fragiles en agences ou dans les centres d’appel, et organisé des relais vers des partenaires externes prenant en charge l’accompagnement : CRESUS, ADIE, UDAF (Union départementale des associations familiales), CCAS (Centres communaux d’action sociale) ou même associations caritatives (Restos du cœur…).
  • Intégration aux processus existants : des dispositifs de prévention et de « médiation » ont également été mis en place dans les centres de recouvrement de certains établissements, et en particulier dans les établissements de crédit. Cetelem, par exemple, a déployé en août 2012 un algorithme permettant d’identifier les personnes avant que leur situation ne devienne difficile, puis de leur proposer un accompagnement par une équipe dédiée à la prévention, détachée des équipes commerciales (environ 70 % des clients acceptent la solution proposée), ce qui lui a valu le Prix Efma-Accenture de l'innovation bancaire.
  • Internalisation et montée en compétences : certaines banques internalisent la prise en charge des clientèles fragiles et en y affectant des équipes dédiées spécialement formées pour cela. En 2007, la BRED lançait la plate-forme ORIEL, logée sur la plate-forme téléphonique de BRED Direct, avec une équipe de 25 personnes établissant un diagnostic et proposant des solutions adaptées. 3 600 clients ont bénéficié de ce dispositif en 2011 et 60 % d'entre eux ont retrouvé une situation normale. À la Banque Postale, le nouveau dispositif L’Appui (voir Encadré 2) est une plate-forme téléphonique dédiée aux clients en difficulté ; sa mise en place a nécessité la formation de conseillers dédiés, la sensibilisation de l’ensemble du réseau aux solutions offertes par la plate-forme et la constitution de nombreux partenariats avec des associations et des acteurs sociaux.
  • Création d’un réseau d’agences et d’une enseigne dédiée : l’agence  Atlantique coopération de la Banque Populaire Atlantique (voir Encadré 3) est la première agence dédiée aux clients en difficulté financière. Ceux-ci sont orientés vers l’agence par les conseillers et ont vocation à rejoindre le réseau traditionnel, une fois leur situation rétablie. Le choix de créer un réseau d’agences dédié s’appuie sur le fait que dans les agences traditionnelles, les conseillers ne sont pas formés pour suivre cette clientèle et que la relation de confiance est souvent dégradée.
  • Un compte « pour tous » : Compte-Nickel, lancé le 11 février, vise à répondre aux besoins des interdits bancaires au même titre que ceux des autres clients, sans segmentation ou ciblage spécifique, par une offre qui se veut simple, accessible et low-cost.

La loi bancaire institutionnalise et généralise les dispositifs

Faisant suite à la grande conférence nationale contre la pauvreté de décembre 2012 et aux conclusions du rapport sur l’inclusion bancaire et le surendettement sous la responsabilité de François Soulage, président du Secours catholique, la loi de séparation et de régulation des activités bancaires du 26 juillet 2013 introduit et généralise de nouveaux dispositifs concernant les clientèles fragiles, mais peine à entrer en application (voir Encadré 1).

Le contexte réglementaire appelle ainsi un changement d’échelle, une standardisation et une généralisation de pratiques existantes à l’ensemble des réseaux bancaires concernant la gestion de la clientèle fragile. Cela passe par un diagnostic de l’existant : dispositifs dédiés « historique », mais également état des lieux des bonnes pratiques au sein des réseaux en termes de précontentieux, de recouvrement notamment, et bilan de la distribution de la GPA depuis une dizaine d’années déjà. La mise en œuvre opérationnelle de ce nouveau cadre réglementaire comporte plusieurs risques par rapport aux objectifs visés, qu’il s’agira de prendre en compte :

  • risque de réduire la problématique de la détection des situations de fragilité à l’élaboration de critères systématiques contrôlables par l’ACPR en dépit d’une approche plus qualitative, humaine et responsabilisante ;
  • risque de sous-estimer le temps et les efforts nécessaires en termes de formation et d’accompagnement du changement pour agir sur des pratiques, mais également sur la culture, des fonctions commerciales, dans un contexte où la fragilisation de la population s’exprime parfois déjà au quotidien dans les relations en agences, souvent génératrice de stress et de tensions pour les collaborateurs ;
  • enfin, risque de stigmatiser certains clients avec une procédure et une offre unique et standardisée pour ce qui constitue une somme de cas particuliers ne se considérant pas nécessairement eux-mêmes comme « fragiles ».
Cette pression réglementaire pose également la question de l’intervention des banques dans le domaine de l’action sociale, dépassant ainsi leur cœur de métier traditionnel, et cela selon des modalités figées à l’avance, laissant peu de place à l’innovation et la différenciation en fonction du positionnement, des statuts et de la culture des établissements.

Se différencier et favoriser l’innovation

Comment alors se différencier et favoriser l’innovation sur ce qui pourrait être, pour certains établissements, un axe majeur de développement ?

Alors que les nouvelles dispositions réglementaires représentent à court terme un coût net pour les établissements, certains acteurs, comme Compte-Nickel, distribué dans des bureaux de tabac et présenté comme « le premier compte low-cost pour tous », ou les banques étrangères ciblant les migrants voient a contrario dans les clientèles fragiles des opportunités de développement commercial génératrices d’utilité sociale. Pour cela, la clé est l’appropriation par les directions marketing et commerciales de ce « marché » pas tout à fait comme les autres. Des innovations peuvent être apportées en matière d’offre et de distribution, avec notamment des opportunités offertes par le digital. En termes d’éducation financière par exemple, Axa Banque a innové, avec le lancement en 2013 de l’application mobile SOON, destinée aux jeunes et incluant un suivi du reste à dépenser. L’innovation peut également porter sur le modèle économique, intégrant le cas échéant des financements hybrides (investissements à rentabilité atténuée et/ou dons sous forme de mécénat ou de mécénat de compétences) et une prise en compte des différents types de retours à attendre de ce type de projets : diminution des incivilités en agence, meilleure allocation du temps aux guichets, diminution du risque de défaut, montée en gamme des clients, diminution de l’absentéisme, réelle amélioration de l’image de la banque en interne et vis-à-vis du public…

La gestion des clientèles fragiles en banque de détail est un exemple des enjeux actuels de responsabilité sociale dans les banques. Ces enjeux sont amenés à être de plus en plus mêlés à ceux du business, dans un contexte de fragilisation de la société, mais également face à de nouvelles attentes des clients et autres parties prenantes en matière de transparence, de solidarité et de responsabilité dans les services bancaires. Le contexte réglementaire est ainsi l’occasion pour les établissements bancaires de revisiter leur stratégie commerciale et leurs dispositifs opérationnels concernant les clientèles fragiles, afin de bénéficier de futurs leviers de développement et contribuer à restaurer leur image.



1 Sondage réalisé en décembre 2012 par l’Institut CSA sur le sentiment de pauvreté chez les Français. 2 Ailancy est un cabinet de conseil en organisation et management, qui intervient en pure player du conseil dans le domaine bancaire et financier (banque, assurance, services d’investissement).

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº770
Notes :
1 Sondage réalisé en décembre 2012 par l’Institut CSA sur le sentiment de pauvreté chez les Français.
2 Ailancy est un cabinet de conseil en organisation et management, qui intervient en pure player du conseil dans le domaine bancaire et financier (banque, assurance, services d’investissement).
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