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Méthodologie VSLA

6 millions de « villageois banquiers »

Créé le

23.07.2014

-

Mis à jour le

01.07.2015

En parallèle des démarches des banques et des institutions de microfinance pour accéder aux populations non bancarisées, quelques ONG, emmenées par CARE, travaillent à la création de groupes d’épargne et de crédit informels au sein même des villages. Leur succès commence à intéresser les banques, au premier rang desquelles la Britannique Barclays.

En ce lundi de Pâques dans une banlieue défavorisée de Dar es Salaam, en Tanzanie, Amina est tout sourire. Cette mère de cinq enfants vient de toucher 233 000 shillings, l’équivalent d’une centaine d’euros. C'est le résultat d’un an de petits versements d’épargne, de l’ordre d’un à deux euros toutes les semaines, dans la « banque de village » de son quartier, un placement qui lui a rapporté 12 % d’intérêt. Cette « banque » informelle, groupe composé de 17 femmes, fait en effet fructifier les versements hebdomadaires en accordant des prêts rémunérés à ses membres qui en font la demande, sur le modèle d’une microcoopérative.

« Les intérêts restent dans le village »

Cette méthodologie, appelée VSLA (Village Savings & Loans Association), Amina et ses voisines ne sont pas les seules à la mettre en pratique. Elles font partie des 6 millions de personnes, à travers 61 pays du monde entier, à avoir accédé aux services financiers de base via ces «  tontines [1] » améliorées. Comme dans une vraie banque, l’épargne des uns est utilisée pour les crédits des autres, à un taux décidé par le groupe lui-même mais qui avoisine généralement les 5 à 10 % par mois. Un crédit onéreux, comparable à ceux offerts par les institutions de microfinance traditionnelles. « Les prêts distribués par mon groupe d’épargne et de crédit sont plus chers, c’est vrai, mais les intérêts restent dans le village et on en récupère une partie à la fin de l’année », observe Charles Okello, secrétaire d’une VSLA dans le village de Ragengni, près du lac Victoria au Kenya. Pour 125 euros épargnés l’an dernier, il a récupéré 214 euros, grâce à un taux d’intérêt pratiqué de 10 % par mois ; un retour sur investissement de 70 % par an face auquel aucune banque ne peut rivaliser.

Cette méthodologie, qui reste dans le secteur informel, a été développée dès 1991 par l’ONG CARE au Niger. Depuis, elle a été reprise par une quinzaine d’associations, principalement en Afrique, mais aussi en Asie et en Amérique Latine, séduites par le caractère responsabilisant de la démarche : « avec cette méthodologie, on apprend aux gens à ne pas seulement se reposer sur les aides et les subventions. On leur montre qu'en comptant sur eux-mêmes et leur épargne, ils peuvent aussi réaliser leur projet », confie Andres, qui accompagne des groupes dans la région de Pasto au sud de la Colombie pour le compte de l’ONG Vital.

Épargne, crédit et assurance

Dans certains cas de village très isolés, la VSLA est le seul moyen d’accès à l’argent en cas d’urgence. Selon Kura Omar, de l’ONG BOMA Project, qui œuvre dans les zones arides du nord du Kenya, « ces caisses sauvent parfois des vies. Je me souviens par exemple de cette mère qui a pu obtenir un prêt pour soigner son enfant, alors même que le bétail qu’elle aurait pu vendre pour obtenir l’argent nécessaire se trouvait dans un pâturage à une centaine de kilomètres de là. »

Au-delà de ces cas extrêmes, les « banques de village » servent aussi l’économie locale, en permettant, via l’épargne ou le crédit, le paiement des frais de scolarité des enfants, le financement du fonds de roulement de la petite épicerie, l’achat d’une vache ou encore celui d’un moyen de transport. Un système de « fonds social » joue même le rôle d’assurance en cas de maladie ou de décès dans la famille de l’un des membres.

La croissance continue de ces VSLA commencerait même à faire de l’ombre aux acteurs de la finance formelle, à commencer par les institutions de microfinance (IMF). Ici et là, certains membres témoignent qu’ils ont arrêté de solliciter des microcrédits depuis qu’ils ont rejoint une « banque de village ». « Je ne veux pas faire appel à une institution de microfinance, car j’ai peur qu’elle vienne prendre le peu que j’ai si je ne paie pas à temps, ou  que mes voisines aient à payer à ma place. Dans notre groupe d’épargne et de crédit, on laisse le temps de rembourser à la personne », explique Orge, présidente d’un groupe près de Marsabit au Kenya. C’est un discours similaire que l’on entend à propos des banques : éloignement des agences, frais de tenue de compte trop importants, complexité des démarches, nécessité de présenter des garanties et des titres de propriété pour obtenir un crédit… Les critiques ne manquent pas. Ceux qui ont tout de même un compte bancaire l’utilisent principalement comme un compte transactionnel, pour toucher un salaire, des allocations… et tout retirer dès l'accès à un guichet.

Rattacher les VSLA au système bancaire

Certaines banques ont toutefois compris l’intérêt que pouvaient représenter ces groupes d’épargnants et emprunteurs, déjà constitués, formés et disposant d’un historique de crédit. À l’instar de Barclays : à travers son programme « Banking on change », initié en 2009, il accompagne les ONG CARE et Plan à développer la méthodologie VSLA en Afrique de l’Est. Après avoir, dans une première phase, formé plus de 25 000 groupes, la banque britannique – très présente commercialement dans cette région – met désormais l’accent sur la cible des jeunes et sur la liaison de ces VSLA avec ses propres agences. Une première étape est de faire en sorte que les dépôts excédentaires des groupes soient déposés sur un compte Barclays, soit directement, soit via un téléphone portable, lorsque les infrastructures le permettent. Il s’agit aussi de pouvoir accorder des crédits au groupe, pour augmenter sa capacité de prêt.

Mais la visibilité sur les opérations des VSLA est loin d’être idéale : les registres sont tenus manuellement, sur des livrets individuels et des registres qui restent au village. Au mieux, Barclays voit le solde excédentaire conservé sur un compte, mais cela ne permet pas de connaître le dynamisme du groupe en matière d’épargne et de crédit. C’est pourquoi la banque britannique réfléchit à la mise en place d’un système de « e-recording », par lequel les groupes entreraient toutes leurs opérations sur un serveur, via un smartphone. Des pilotes sont en cours au Kenya et en Ouganda. « Les groupes sont été très proactifs pour ouvrir leurs pratiques à la banque, témoigne Fiona Robinson, en charge du pilote ougandais au sein de la Fondation Grameen. L’une des membres m’a par exemple dit qu’elle aimerait pouvoir envoyer à la banque “une photo de son livret” pour montrer ce qu’elle parvient à épargner et rembourser. C’est ce que permet le smartphone,  et ce en se reposant sur un modèle économique viable pour la banque. »

À la frontière entre formel et informel, les « banques de village » pourraient, dans les années qui viennent, devenir un parfait exemple de cocréation entre banques et société civile, au profit des 2,5 milliards de personnes non bancarisées.

1 Tontine : groupe d’épargne informelle où chaque membre contribue à un pot commun emporté à tour de rôle à la fin de la réunion, souvent hebdomadaire. À la fin du cycle, chaque personne a touché la même somme. Lire aussi « Collecter l’épargne des plus pauvres : une gageure ? », p.28

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº775
Notes :
1 Tontine : groupe d’épargne informelle où chaque membre contribue à un pot commun emporté à tour de rôle à la fin de la réunion, souvent hebdomadaire. À la fin du cycle, chaque personne a touché la même somme. Lire aussi « Collecter l’épargne des plus pauvres : une gageure ? », p.28