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Autonomie stratégique

Plaidoyer pour une souveraineté financière effective

Créé le

03.05.2021

Selon l'auteur, la souveraineté, en particulier financière, ne peut ni ne doit se décliner au plan européen. Elle ne peut être que nationale et soutenue, dans le domaine financier, par des outils adaptés pour en tirer des bénéfices économiques et politiques tangibles.

La crise sanitaire, avec notamment ses pénuries de masques ou de vaccins, a soudainement remis la question de la souveraineté à l’ordre du jour. L’expérience des risques liés à la dépendance d’États étrangers pour des produits de première nécessité a montré les limites d’une souveraineté à reconquérir. L’un des sens du mot « souveraineté » est précisément l’indépendance [1] .

La souveraineté limitée ou illusoire

Dans le domaine financier, plusieurs affaires récentes, antérieures à la crise sanitaire, avaient mis en lumière les limites de la souveraineté des États européens à l’égard des États-Unis. L’application extraterritoriale du droit américain a conduit plusieurs banques européennes à régler des amendes dissuasives pour avoir enfreint les sanctions décidées par les États-Unis. Désormais, la seule menace de devenir persona non grata aux États-Unis suffit à dissuader les plus grandes institutions financières européennes de traiter avec des personnes ostracisées par les autorités américaines. Les États européens parties à l’accord sur le nucléaire iranien [2] se sont trouvés fort dépourvus à la suite du retrait unilatéral des États-Unis. La possibilité d’entretenir des relations financières avec l’Iran s’est alors trouvée considérablement restreinte. Les entreprises européennes avec des projets de développement en Iran, notamment dans le secteur de l’automobile ou de l’énergie, ont été contraintes d’y renoncer. Plus récemment, la construction du gazoduc Nord Stream 2, reliant la Russie à l’Allemagne fait l’objet de l’opposition des États-Unis [3] . Le financement d’une telle infrastructure devient dès lors difficile, alors même qu’il s’agit d’un projet ne concernant que des États européens. L’Allemagne, première puissance d’Europe, fait ainsi l’expérience de la « souveraineté limitée » dès lors que sont en cause les relations avec « le grand frère américain ».

C’est pourquoi nombreux sont ceux qui plaident pour une « souveraineté européenne ». À l’heure des « empires » que sont les États-Unis ou la Chine, la constitution d’un nouvel empire, l’Union européenne, permettrait seule de négocier « d’égal à égal » [4] . Si cette idée est séduisante, elle n’est pourtant ni possible, ni même souhaitable.

Une souveraineté européenne impliquerait une indépendance effective à l’égard des « autres empires » et notamment des États-Unis. Or cette émancipation n’est pas souhaitée par nos partenaires. Ainsi, dans le traité de l’Elysée de 1963, figure un préambule, ajouté par le Bundestag [5] , selon lequel la coopération franco-allemande s’inscrit dans le cadre « d’une étroite association entre l’Europe et les États-Unis d’Amérique ». La position allemande a été récemment réaffirmée : « l’idée d’une autonomie stratégique indépendante des États-Unis est fausse » [6] . Pour la Pologne : « le renforcement de la souveraineté économique européenne ne doit pas aller de pair avec l’affaiblissement du lien transatlantique » [7] .

L’Union européenne a elle-même démontré qu’elle ne souhaitait pas utiliser la monnaie, attribut de souveraineté financière par excellence, dès lors que cela est susceptible de contrarier les intérêts américains. Ainsi en 2016, à la suite de l’accord sur le nucléaire, l’Iran propose d’accepter des euros en paiement du pétrole qu’elle exporte [8] . L’Union européenne avait là l’occasion de réaliser l’une des promesses du passage à la monnaie unique : constituer une alternative au dollar dans le commerce international et s’affranchir ainsi du « privilège impérial » [9] . Cette occasion n’a pas été saisie. La souveraineté européenne ne peut dès lors qu’être une « souveraineté limitée », c’est-à-dire une souveraineté illusoire.

Les coûts de l’intégration accrue des marchés européens

Même si une souveraineté financière européenne effective était possible, elle ne serait pas nécessairement souhaitable.

En effet une souveraineté financière européenne implique une uniformisation de la réglementation financière. Si le marché unique permet des gains grâce à sa profondeur et/ou à sa liquidité, ces avantages ont un coût, trop souvent caché. Le marché unique appelle le « level playing field », qui implique l’unification de la réglementation applicable. Ainsi, dans les directives de l’Union européenne, les options nationales de transposition tendent à se raréfier. La transposition n’est plus qu’un « copier/coller » de la directive.

Mais l’instrument privilégié de cette uniformisation est le règlement de l’Union européenne. Il est directement applicable, sans nécessiter de transposition [10] . La disparition de la « biodiversité juridique » affaiblit la capacité d’innovation et la résilience de l’Europe. En effet, la concurrence des marchés et des systèmes juridiques est un aiguillon pour l’innovation. L’uniformisation l’atrophie. À cet égard, les pays les plus innovants (la Suisse, Israël, Singapour) ne sont pas nécessairement des « empires » [11] .

La perte de diversité du fait de l’intégration de plus en plus poussée des marchés européens est également facteur de fragilité. Aucun cadre n’est optimal en tout temps et en tout lieu. Ainsi, dans un marché européen unifié avec des règles identiques, d’éventuelles erreurs ont des répercussions bien plus significatives lorsqu’elles concernent vingt-sept États que lorsqu’elles ne touchent que certains d’entre eux.

L’écrivain Milan Kundera définissait l’Europe comme « le maximum de diversité dans un minimum d’espace ». La fragmentation en est consubstantielle. L’uniformisation en marquerait la fin. Dès lors, la souveraineté financière ne peut qu’être nationale.

Pour une souveraineté financière nationale

L’industrie financière française pourrait en tirer des bénéfices. La politique de la France ne consisterait plus à se fondre dans un empire européen, mais à demeurer une puissance d’équilibre. Elle serait suffisamment forte pour être prise en compte mais pas assez pour apparaître comme menaçante. Elle pourrait alors prendre la tête des États qui ne souhaitent pas être écrasés dans les rivalités entre les « blocs impériaux ». C’est dans cette position que la France a remporté de grands succès diplomatiques [12] . Or ces États souhaiteront vraisemblablement avoir recours à des prestataires et des financements n’appartenant pas à « l’un des blocs ». Il y aura donc là une demande à satisfaire, qui s’intensifiera à mesure de la montée de la rivalité des États-Unis et de la Chine.

Pour que la souveraineté financière de la France redevienne effective, il lui faut une banque en mesure de financer les activités objets de sanctions, notamment américaines. Une place boursière massivement irriguée par des capitaux nationaux est également nécessaire.

Une banque « pointée du doigt » par les autorités américaines devient aussitôt un « paria » pour ses pairs. Elle perd notamment l’accès au marché interbancaire et, ne pouvant se refinancer ainsi, se trouve rapidement dans l’impossibilité de poursuivre son activité. Un bon exemple en fut fourni lors de la faillite de la Banca Privada Andorra [13] . Mais ces difficultés ne sont pas insurmontables. Si les banques ne sont pas « outillées » pour contourner des sanctions américaines, c’est parce qu’elles n’ont pas été conçues pour cela. Il faudrait donc créer une banque ad hoc, qui ne pourra compter que sur ses fonds propres. Elle devra être en mesure de participer à un financement tel que celui du gazoduc Nord Stream 2. Elle sera donc très fortement capitalisée. Le seul apporteur possible, au moins dans un premier temps, sera l’État français. Le grief lié à la prohibition des aides d’État pourrait être écarté en démontrant que la banque répond à une demande que le marché ne satisfait pas [14] . Le personnel de cette banque ne pourra se rendre sur le territoire américain. En cas de sanctions américaines prises à leur égard, ils s’abstiendront de voyager dans les pays ayant des conventions d’extradition en vigueur avec les États-Unis. Pour éviter de donner prise à l’extraterritorialité du droit américain, la banque ne pourra utiliser une messagerie électronique, stocker des données sur un nuage ou utiliser des brevets d’entreprises américaines. Cette description peut sembler rigoureuse. Lorsque des entreprises françaises auront à choisir entre le marché chinois et le marché américain, il faudra qu’une institution financière française leur permette de travailler avec le marché chinois. En effet, l’objectif n’est pas de remplacer une dépendance aux infrastructures et aux technologies américaines par une dépendance à celle d’un autre empire.

La souveraineté financière nationale implique aussi une place boursière permettant d’apporter aux entreprises les financements dont elles ont besoin.

La recherche de financements des entreprises françaises, les conduit trop souvent à les lever sur des places financières étrangères, en particulier aux États-Unis. Elles se font ainsi les vecteurs involontaires de l’extraterritorialité du droit américain. Le développement de la profondeur et de la liquidité de la Bourse de Paris ne servirait guère la souveraineté financière de la France si elle se trouvait en grande partie irriguée par des capitaux étrangers. En période de crise, l’épargne nationale est moins volatile que ne le sont les capitaux extérieurs. L’Allemagne de la fin des années 1920 en est un exemple célèbre. Après la Première Guerre mondiale, la reprise économique a été massivement financée par des capitaux anglo-saxons. Lors de la crise de 1929, ces fonds ont été brutalement rapatriés.

Les enjeux liés à l’épargne retraite

Pour que le marché parisien atteigne seul une taille critique, il lui faut mettre à contribution l’épargne nationale. Or l’investissement en Bourse est peu prisé du grand public [15] . Il faut du temps et des liquidités disponibles. Ceux qui disposent des deux sont rares. L’épargne retraite est donc le seul moyen de capter des fonds résidents susceptibles de rester investis à long terme. Pour que cet investissement soit massif, un basculement au moins partiel en retraite par capitalisation est nécessaire. Cela ne sera pas désavantageux pour les épargnants. Les actions constituent la classe d’actifs la plus performante sur le long terme [16] et l’épargne retraite est précisément une épargne de long terme peu sensible à l’écume de la volatilité. Cette retraite par capitalisation s’inscrira sans difficulté dans le cadre actuel du plan épargne retraite. Les épargnants n’y sont pas laissés livrés à eux-mêmes. Ils optent pour un profil de risque, qui devient de plus en plus sécurisé à l’approche de l’âge de départ en retraite [17] . Les droits acquis sous le régime actuel de la retraite par répartition pourraient être convertis en obligations viagères sur l’État.

Les conditions pour retrouver une souveraineté financière effective sont exigeantes, mais comme le faisait déjà remarquer Thucydide, « il faut choisir : se reposer ou être libre » [18] .

 

1 Lexique des termes juridiques, Dalloz, 2017-2018, page 1067.
2 Accord de Vienne sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015.
3 U.S. Warns German Companies of Possible Sanctions over Russian Pipeline, 13 janvier 2019, dépêche Reuters.
4 Bruno Le Maire, Le Nouvel Empire – L’Europe du vingt et unième siècle, Gallimard, 2019.
5 Notamment à la demande de Jean Monnet, l’un des « pères fondateurs » de la construction européenne.
6 Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre allemand de la Défense, discours liminaire aux étudiants de l'université des forces armées fédérales, novembre 2020.
7 Entretien donné aux Échos par Jaroslaw Gowin, membre du gouvernement polonais, le 12 mars 2021.
8 « L'Iran veut que son pétrole lui soit payé en euros », 5 février 2016, dépêche Reuters.
9 Expression attribuée à l’économiste Jacques Rueff.
10 Article 288 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
11 Global Innovation Index 2020, rapport de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle https://www.wipo.int/publications/fr/details.jsp?id=4514.
12 Ce fut notamment la politique de Mazarin lors des traités de Westphalie en 1648 et celle de Talleyrand lors du Congrès de Vienne en 1814.
13 Charles Cornut « une résolution bancaire en Andorre : on a toujours besoin d’un plus petit que soi » in Liber Amicorum Blanche Sousi, Revue Banque édition, 2016, pages 173 à 181.
14 Les aides d’État sont prohibées lorsqu’elles ont un effet sur la concurrence dans l’Union (article 107, 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Mais la demande de financement pour des projets auxquels s’opposent les États-Unis n’est aujourd’hui pas satisfaite faute de « fournisseur ». Il n’y a donc pas de marché. Par ailleurs la création d’une telle structure aurait un intérêt pour plusieurs États membres de l’Union et donc pour l’Union elle-même (article 107, 3, b) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).
15 Baromètre 2020 de l'épargne et de l'investissement AUDIREP pour l’AMF.
16 Summary Edition Credit Suisse Global Investment Returns Yearbook 2019.
17 Articles L. 224-3 et D. 224-3 du Code monétaire et financier.
18 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 431-411 avant notre ère, trad. Jacqueline de Romilly, Robert Laffont éditeur, coll. « Bouquins », 1990.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº857bis
Notes :
11 Global Innovation Index 2020, rapport de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle https://www.wipo.int/publications/fr/details.jsp?id=4514.
12 Ce fut notamment la politique de Mazarin lors des traités de Westphalie en 1648 et celle de Talleyrand lors du Congrès de Vienne en 1814.
13 Charles Cornut « une résolution bancaire en Andorre : on a toujours besoin d’un plus petit que soi » in Liber Amicorum Blanche Sousi, Revue Banque édition, 2016, pages 173 à 181.
14 Les aides d’État sont prohibées lorsqu’elles ont un effet sur la concurrence dans l’Union (article 107, 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Mais la demande de financement pour des projets auxquels s’opposent les États-Unis n’est aujourd’hui pas satisfaite faute de « fournisseur ». Il n’y a donc pas de marché. Par ailleurs la création d’une telle structure aurait un intérêt pour plusieurs États membres de l’Union et donc pour l’Union elle-même (article 107, 3, b) du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne).
15 Baromètre 2020 de l'épargne et de l'investissement AUDIREP pour l’AMF.
16 Summary Edition Credit Suisse Global Investment Returns Yearbook 2019.
17 Articles L. 224-3 et D. 224-3 du Code monétaire et financier.
18 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, 431-411 avant notre ère, trad. Jacqueline de Romilly, Robert Laffont éditeur, coll. « Bouquins », 1990.
1 Lexique des termes juridiques, Dalloz, 2017-2018, page 1067.
2 Accord de Vienne sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015.
3 U.S. Warns German Companies of Possible Sanctions over Russian Pipeline, 13 janvier 2019, dépêche Reuters.
4 Bruno Le Maire, Le Nouvel Empire – L’Europe du vingt et unième siècle, Gallimard, 2019.
5 Notamment à la demande de Jean Monnet, l’un des « pères fondateurs » de la construction européenne.
6 Annegret Kramp-Karrenbauer, ministre allemand de la Défense, discours liminaire aux étudiants de l'université des forces armées fédérales, novembre 2020.
7 Entretien donné aux Échos par Jaroslaw Gowin, membre du gouvernement polonais, le 12 mars 2021.
8 « L'Iran veut que son pétrole lui soit payé en euros », 5 février 2016, dépêche Reuters.
9 Expression attribuée à l’économiste Jacques Rueff.
10 Article 288 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.