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Point de vue

Max Weber et la crise financière

Créé le

12.11.2014

-

Mis à jour le

01.12.2014

Qui ne connaît pas la thèse de Max Weber dans son ouvrage L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme ? Mais qui l’a véritablement lu ? Au point souvent de présenter cette thèse de façon déformée et de considérer qu’il y aurait une conjonction entre capitalisme et protestantisme, entre persécutions religieuses (des puritains anglais) et réussite du capitalisme.

Weber n’a pas cherché à prouver que la Réforme aurait encouragé, voire provoqué, la dynamique du capitalisme, mais l’inverse : en quoi le développement économique de certaines régions a pu favoriser la Réforme. Ce sont ces « affinités électives » entre protestantisme (ou plus précisément puritanisme d’obédience calviniste) et capitalisme que Weber met en relation dans son travail.  Celui-ci est avant tout une recherche sur la rationalité occidentale. Le capitalisme ne serait dès lors plus une recherche du profit, mais une recherche du profit rationnel, c'est-à-dire calculé. Parce qu’improbable.

La thèse wébérienne met en rapport le dogme calviniste [1] de la double prédestination (des élus et des damnés) et l’esprit du capitalisme. Les hommes sont totalement ignorants quant à leur salut dans l’au-delà, et, contrairement à la doctrine catholique du salut par les œuvres (les actions quotidiennes au cours de notre vie), ils ne peuvent rien y faire [2] . Cependant, la grâce divine se manifeste par des signes, et parmi ceux-ci, la réussite de l’individu dans son activité professionnelle. La réussite dans le travail devient ainsi un signe d’élection divine. On oublie trop souvent le paradoxe de cette thèse qui, comme le dit Weber lui-même, aurait « évidemment » dû conduire au fatalisme comme réponse rationnelle à la prédestination. La thèse de Weber consiste justement à expliquer pourquoi et comment « la grande masse des hommes ordinaires » a fait le choix opposé. Le croyant au doute radical est aussi l’archétype du calculateur rationnel et gestionnaire des «primes d’au- delà [3] ».

Cette thèse, beaucoup plus subtile que la présentation ci-dessus le laisse croire, est considérée aujourd’hui encore comme la clé de la différence entre les pays dits latins ou de tradition catholique, et les pays anglo-saxons, ou de tradition protestante. Elle est reprise dans tous les ouvrages et commentaires comme un fait acquis, qui ne souffre ni débat ni critique. Mais n’est-il pas temps de s’interroger sur l’actualité de cette thèse ? Non seulement sur ses fondements, mais aussi sur ses effets ?

Les fondements

Considérer que la doctrine de la double prédestination constitue l’explication de l’ « esprit du capitalisme » ou du « métier comme devoir » (Beruf) ne parle plus à grand monde aujourd’hui. L’importance accordée à la doctrine de la prédestination présentée par Weber est aujourd’hui largement contestée. Mais cette thèse a pris souche, au point d’être devenue un « lieu commun », comme d’autres concepts célèbres avancés par Weber (le désenchantement du monde, l’éthique de responsabilité, l’ascétisme intramondain). S’il n’est pas niable que le débat théologique au XVIIe siècle occupait largement les esprits et les cœurs, tel n’est plus le cas dans l’Occident sécularisé. Peut-on toujours considérer que c’est la crainte de l’enfer qui anime l’homme du XXIe siècle dans son quotidien ? Est-il conséquent de voir dans le travail un devoir religieux, signe de son élection divine ? À l’heure du chômage de masse subi, l’explication n’est-elle pas « décalée », qui verrait dans tous les chômeurs des damnés (non pas de la terre, mais du ciel) ?

Le débat sur l'« éthique protestante » remonte bien plus loin que la Réforme et trouve ses origines lors des premières querelles du christianisme naissant au IVe siècle, entre Saint Augustin et le moine Pélage. Débat entre la grâce divine et le libre arbitre humain, puisqu'exalter l'un revient à nier l'autre ou qu'insister sur l'une a pour conséquence d’amoindrir l'autre ? Si l'on considère que la grâce est indépendante de nos mérites ou démérites, si tout dépend du choix de Dieu, à quoi sert le libre arbitre de l'homme ? Que devient la justice de Dieu s'il ne choisit pas suivant les mérites, où est la souveraineté de Dieu, si notre choix étant libre, le sien cesse de l'être ? C’est sur ces questions (et bien d’autres, mais toujours de nature théologique), aujourd’hui totalement obscures pour la plupart des individus du XXIe siècle, que se sont déchirés les hommes lors de la Réforme en Europe, mais qui ont aussi donné les plus belles pages de notre littérature par Pascal dans ses Provinciales.

Tout ceci a-t-il encore un sens au XXIe siècle pour le capitaliste chinois, russe ou brésilien ? Comment expliquer la réussite économique de ces pays, éloignés du modèle wébérien ? La théorie de Max Weber présente le défaut d’une vision cloisonnée du monde, voire d’une conception purement occidentale du fonctionnement de la société, alors que les mouvements liés à la mondialisation ont profondément modifié ces schèmes. Élaborée à une époque où le capitalisme était encore largement familial [4] , où l’esprit d’entreprise était essentiellement individuel, où le monde était gouverné par l’Occident, où l’économie restait avant tout nationale, comment ne pas voir dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme une conception d’un monde ancien et révolu ?

Les effets de la théorie wébérienne

Il serait bien sûr trop réducteur de considérer que si le capitalisme est un héritage de l'« éthique protestante », la crise financière de 2007 serait une crise de cet « esprit du capitalisme » dont l’Amérique serait l’incarnation. Faire du procès de la crise de 2007 le procès du capitalisme aux États-Unis est un raccourci (même si, économiquement, la crise a bien cette origine), en ce que le capitalisme de la fin du XXe siècle n’a que peu de choses à voir avec celui de la nouvelle Angleterre du XVIe siècle, tout comme celui de la Grande-Bretagne du XIXe siècle ou de l’Europe et des États-Unis jusqu’aux Trente Glorieuses. La crise financière est au contraire une déviance de l’« esprit du capitalisme » au sens de Weber où, justement, l’activité professionnelle (Beruf) n’a plus de lien avec la vocation (Beruf) de tout homme de travailler at majorem Dei gloriam et la recherche des signes de son élection ; où la recherche du profit est déconnectée du travail ; où l’homme n’a d’autre but que d’assouvir ses pulsions de consommation ou de pouvoir (parfois même les deux). Mais on ne peut s’empêcher de voir dans cette crise de 2007 une critique de cet « esprit du capitalisme » où la recherche du profit (même à des fins « éthiques ») a remplacé la solidarité entre les individus ; où l’individualisme inhérent à cette forme de capitalisme a laissé sur le bas-côté tous les exclus de la croissance ; où l’économie de marché a étouffé l’économie du don ; où la gratuité a été remplacée par la monétisation.

En deux mots, l’analyse de Weber a vieilli.

1 Cette présentation de la doctrine calviniste par Weber est cependant considérée comme ne correspondant pas à celle de Calvin. 2 Ne pas confondre cependant la prédestination (les destins d’ici-bas) avec la prédétermination (le salut dans l’au-delà). 3 I. Kalinowski, Introduction à l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs Flammarion, 2002. 4 Certains distinguent trois « esprits du capitalisme » : le capitalisme familial, jusqu’à la fin du XIXe ; le capitalisme de la grande entreprise jusque dans les années 1980, et le capitalisme de la multinationale : L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº778
Notes :
1 Cette présentation de la doctrine calviniste par Weber est cependant considérée comme ne correspondant pas à celle de Calvin.
2 Ne pas confondre cependant la prédestination (les destins d’ici-bas) avec la prédétermination (le salut dans l’au-delà).
3 I. Kalinowski, Introduction à l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Champs Flammarion, 2002.
4 Certains distinguent trois « esprits du capitalisme » : le capitalisme familial, jusqu’à la fin du XIXe ; le capitalisme de la grande entreprise jusque dans les années 1980, et le capitalisme de la multinationale : L. Boltanski et E. Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.