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Principes directeurs des offres publiques et droit de recours
des personnes sanctionnées :
un arrêt doublement important

Créé le

31.01.2024

Cass. com. 8 novembre 2023, n° 21-18.318, F-B

Ce n’est pas tout à fait l’épilogue, mais presque. Après une décision du collège de l’AMF relative à la (non) conformité d’un projet d’offre publique d’échange (OPE), une décision de la Commission des sanctions, un arrêt de la cour d’appel de Paris, un premier arrêt de la Cour de cassation, transmettant une question prioritaire de constitutionnalité, puis une décision du Conseil constitutionnel, l’arrêt rendu le 8 novembre 2023 par la chambre commerciale de la Cour de cassation vient trancher deux questions au cœur de l’affaire Prologue, intéressant, au fond, le droit des offres publiques et, au plan procédural, les voies de recours contre les décisions de la Commission des sanctions et le principe d’égalité des armes.

La société Prologue, à la suite d’une décision de non-conformité d’un projet d’OPE rendue par l’AMF en 2015, s’était néanmoins rapprochée de l’autre société en signant des traités d’apport en nature, dans des conditions de transaction identiques et notamment sur la base de la même parité d’échange. Contre toute attente, la Commission des sanctions avait considéré que les griefs tirés de l’atteinte aux règles de fonctionnement et aux principes généraux des offres publiques n’étaient pas caractérisés, retenant uniquement le grief tiré du non-respect des règles encadrant l’admission des titres sur un marché réglementé1. Ce qui avait conduit le président de l’AMF, fait assez rare, à former un recours principal contre la décision, pour demander à la cour d’appel de Paris de réformer la décision attaquée en ce qu’elle avait considéré non caractérisés les deux premiers griefs et de porter le montant de la sanction pécuniaire prononcée à l’encontre de la société Prologue de 150 000 à 750 000 euros. Cette dernière avait formé un recours incident pour demander notamment l’annulation de la sanction, la confirmation de la décision en ce qu’elle écartait les deux premiers griefs, mais aussi la condamnation de l’AMF à lui verser, à titre de dommages-intérêts, la somme de 750 000 euros en réparation de son préjudice moral et d’image.

La cour d’appel de Paris, par un arrêt du 22 avril 2021, a accueilli le recours du président de l’AMF, considéré les griefs établis, en particulier les manquements aux principes directeurs des offres publiques, et prononcé une sanction pécuniaire de 750 000 euros à l’égard de la société Prologue2. Elle a déclaré irrecevable le recours incident formé par celle-ci ainsi que sa demande indemnitaire. Au soutien de son pourvoi en cassation, la société Prologue contestait, au fond, la qualification d’offre publique et l’application des principes des offres publiques, d’une part, et reprochait à la Cour d’appel d’avoir jugé irrecevables son recours incident et sa demande indemnitaire, d’autre part.

Cette affaire comporte ainsi deux volets, non moins importants l’un que l’autre. Le premier a trait au droit des offres publiques, et pose la question de savoir s’il est possible de procéder à une offre alternative après s’être heurté à une décision de non-conformité d’un projet d’offre publique d’échange. Il porte sur la définition même de l’offre publique ainsi que sur le caractère d’ordre public des principes directeurs des offres publiques. Le second concerne le terrain processuel et interroge la conformité, au regard des principes d’égalité devant la justice et des exigences du procès équitable, des dispositions de l’article L. 621-30, alinéa 3, du Code monétaire et financier, qui confèrent la faculté de former un recours incident contre une décision de la Commission des sanctions au seul président de l’AMF, et non aux personnes sanctionnées3. Interrogations dont la Cour de cassation s’est faite le relai auprès du Conseil constitutionnel, en transmettant, par un arrêt du 15 décembre 20214, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soulevée par la requérante. Le Conseil constitutionnel, par une décision du 11 mars 20225, a déclaré ces dispositions conformes à la Constitution, considérant en substance qu’elles n’instaurent pas une distinction procédurale injustifiée et que le caractère juste et équitable de la procédure peut être assuré d’autre manière, en appréciant souplement la recevabilité des demandes reconventionnelles formées par la personne sanctionnée.

Aussi l’arrêt rendu le 8 novembre 2023 par la chambre commerciale de la Cour de cassation est-il doublement important. Sur le fond, il confirme l’arrêt de la cour d’appel de Paris et son apport au droit des offres publiques (1.). Au plan processuel, il infirme l’analyse de la cour d’appel sur le fondement du principe d’égalité des armes (2.).

Divergences de vues. Est-il possible de procéder à une offre alternative après s’être heurté à une décision de non-conformité d’un projet d’OPE ? La Commission des sanctions s’était en l’espèce appuyée sur les différences relevées entre l’échange de titres présenté dans le communiqué du 2 avril 2015 et le projet d’OPE ayant fait l’objet de la décision de non-conformité. Notamment, le premier invitait à la conclusion de traités individuels d’apport, et non à un échange réalisé de manière automatique à l’issue de la procédure d’offre publique ; les apports en nature prévus par ces traités ont ensuite été réalisés sur le fondement d’une résolution de l’assemblée générale extraordinaire distincte de celle relative aux apports en nature effectués dans le cadre de l’OPE ; le communiqué ne faisait pas état du caractère irrévocable de l’offre d’acquérir les titres de la cible adressée aux porteurs d’actions, la société Prologue s’étant au contraire réservé la faculté, le cas échéant, de ne pas donner suite à ces sollicitations. La Commission des sanctions en avait inféré que « En publiant ce communiqué, Prologue n’a donc ni ouvert l’OPE présentée dans le projet déposé le 9 décembre 2014 qui a fait l’objet d’une décision de non-conformité rendue par l’AMF, ni proposé une nouvelle OPE, mais a poursuivi le projet de rapprochement avec O2i selon la modalité alternative proposée aux détenteurs de titres O2i depuis plusieurs mois »6. A rebours de la Commission des sanctions, la cour d’appel de Paris a jugé que « la circonstance que certaines modalités de mise en œuvre de l’échange de titres litigieux ne respectent pas les contraintes auxquelles était soumis le projet de note d’information relatif au projet d’OPE soumis à l’AMF ne peut suffire à le faire échapper à une réglementation relevant d’un ordre public économique de direction »7 ; par conséquent, « Il ne saurait (...) être admis qu’à la suite de la décision de non-conformité, devenue définitive, portant sur le projet d’OPE relatif aux titres O2i, la société Prologue ait pu poursuivre, sous couvert d’une qualification de “traités d’apport”, qualifiés de “modalité alternative”, un échange de titres qui répond à la même finalité et s’appuie sur la même parité d’échange, en s’affranchissant des règles auxquelles l’OPE mise en œuvre était soumise »8.

La société Prologue faisait valoir au soutien de son pourvoi que la cour d’appel aurait « à tort déduit l’applicabilité de la réglementation de sa prétendue méconnaissance ». Mais en réalité, c’est la qualification d’offre publique qui déclenche l’application de la réglementation afférente ; la possibilité d’y déroger par des conventions privées dépend du caractère d’ordre public de cette réglementation. Ce sont bien ces deux éléments que prend en considération la Cour de cassation.

Qualification d’offre publique. Au soutien de son pourvoi, la société Prologue soutenait qu’en dehors de l’hypothèse d’une offre publique obligatoire, la proposition, non irrévocable, faite aux actionnaires d’une société cotée de conclure des transactions de gré à gré portant sur l’échange de leurs titres n’est pas soumise à la réglementation relative aux offres publiques, quand bien même elle serait présentée publiquement et comme une alternative à un projet d’offre publique déposé auprès de l’AMF et déclaré non conforme par cette dernière. Mais la réglementation relative aux offres publiques ne concerne pas que les offres obligatoires. Au contraire, la définition de l’offre publique d’acquisition dans la directive OPA englobe les offres obligatoires et les offres volontaires et est axée sur l’objectif poursuivi : acquérir le contrôle de la société cible. L’OPA est ainsi définie comme « une offre publique (à l’exclusion d’une offre faite par la société visée elle-même) faite aux détenteurs des titres d’une société pour acquérir tout ou partie desdits titres, que l’offre soit obligatoire ou volontaire, à condition qu’elle suive ou ait pour objectif l’acquisition du contrôle de la société visée selon le droit national » 9. Après avoir rappelé cette définition, la Cour de cassation rappelle10 que selon l’article 231-1, 1, du règlement général de l’AMF, le titre III du livre II de ce règlement, consacré aux offres publiques d’acquisition, s’applique notamment « à toute offre faite publiquement aux détenteurs d’instruments financiers négociés sur un marché réglementé d’un État membre de l’Union européenne, y compris la France, pour laquelle l’AMF est l’autorité compétente dans le cas prévu au I de l’article L. 433-1 du Code monétaire et financier, par une personne agissant seule ou de concert au sens des articles L. 233-10 ou L. 233-10-1 du Code de commerce, en vue d’acquérir tout ou partie de ces instruments financiers ». Il en résulte que « à l’exclusion de celle faite par la société visée, toute offre faite volontairement et publiquement aux détenteurs d’instruments financiers par une personne, agissant seule ou de concert au sens des articles L. 233-10 ou L. 233-10-1 du Code de commerce, pour acquérir tout ou partie de ces instruments financiers, constitue, dès lors qu’elle suit ou a pour objectif l’acquisition du contrôle de la société visée, une offre publique volontaire soumise aux dispositions d’ordre public du règlement général de l’AMF relatives aux offres publiques » 11. L’offre de la société Prologue émise publiquement le 2 avril 2015, visant à obtenir la totalité des instruments financiers de la société cible ou, du moins, la majorité d’entre eux, avait nécessairement pour objet d’acquérir le contrôle de celle-ci. Elle s’analyse dès lors en une OPE volontaire, soumise aux dispositions d’ordre public du règlement général de l’AMF relatives aux offres publiques12.

Caractère d’ordre public de la réglementation relative aux offres publiques. Principes directeurs des offres publiques. La qualification d’offre publique (volontaire) entraîne l’application de la réglementation relative aux offres publiques, et la Haute juridiction confirme sur ce point également l’analyse de la cour d’appel de Paris : les dispositions du règlement général de l’AMF relatives aux offres publiques, qui visent à assurer l’égalité des actionnaires et la transparence des marchés financiers, poursuivent une finalité d’intérêt général et relèvent de l’ordre public économique de direction13. Ces principes directeurs14 sont exposés à l’article 231-3 du RG AMF : « En vue d’un déroulement ordonné des opérations au mieux des intérêts des investisseurs et du marché, toutes les personnes concernées par une offre doivent respecter le libre jeu des offres et de leurs surenchères, d’égalité de traitement et d’information des détenteurs des titres des personnes concernées par l’offre, de transparence et d’intégrité du marché et de loyauté dans les transactions et la compétition. ». La Cour de cassation approuve par conséquent la cour d’appel d’avoir considéré que la société initiatrice s’était affranchie des règles auxquelles cette OPE volontaire était soumise. Pour rappel, la cour d’appel a retenu des violations des principes d’égalité de traitement entre les actionnaires, d’intégrité du marché et de loyauté des transactions15. La solution ne surprend pas et doit être approuvée. La solution retenue par la Commission des sanctions aurait permis de contourner la réglementation des offres publiques au risque d’en compromettre l’efficacité16. L’arrêt du 8 novembre 2023 présente l’intérêt de confirmer cette analyse, intérêt d’autant plus grand que les décisions en la matière sont relativement peu nombreuses17.

Une asymétrie procédurale. L’arrêt de la cour d’appel de Paris fait l’objet d’une cassation partielle, au visa de l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, plus précisément au regard du principe de l’égalité des armes, au terme d’un raisonnement en trois temps. Le premier temps est un constat : en matière de recours contre les décisions de la Commission des sanctions de l’AMF, les dispositions de l’article L. 621-30, alinéa 3, du Code monétaire et financier placent les parties dans une situation asymétrique. Si le recours principal est ouvert tant au président de l’AMF qu’à la personne sanctionnée, seul le premier peut, en cas de recours principal d’une personne sanctionnée, former, dans un nouveau délai de deux mois18, un recours incident. La loi de régulation bancaire et financière du 22 octobre 2010 a en effet, dans le sillage de l’affaire EADS, remplacé une situation d’asymétrie (seule la personne sanctionnée pouvait former un recours19) par une autre (seul le président de l’AMF peut former un recours à titre incident)20. Le principe étant qu’une sanction ne puisse être aggravée sur le seul recours de la personne qui en a fait l’objet21, l’ouverture d’un droit de recours à l’autorité de poursuite vise à permettre une réformation in pejus22.

La chronologie de l’espèce illustre bien les enjeux de stratégie procédurale découlant de cette asymétrie, particulièrement lorsque la Commission des sanctions n’a retenu qu’une partie des griefs : le président de l’AMF ayant formé un recours (principal) quelques jours avant l’expiration du délai, la requérante, qui n’avait sans doute initialement pas entendu former de recours à titre principal, n’avait pu déposer son recours que quelques jours après l’expiration de ce même délai. Elle aurait en revanche été dans les temps pour former un recours incident, si cette faculté lui avait été ouverte, puisque le nouveau délai court alors à compter de la notification du recours principal23. A défaut, reste la faculté de former une demande reconventionnelle, mais celle-ci est subordonnée à la condition que cette demande se rattache aux prétentions originaires par un lien suffisant comme l’exige l’article 70 du Code de procédure civile (cf. infra).

Les arguments de la requérante sur ce point n’avaient pas été entendus par la cour d’appel de Paris. La Cour de cassation se montre plus sensible à ces difficultés et relève que « lorsque le président de l’AMF exerce son recours peu de temps avant l’expiration du délai de deux mois à compter de la notification de la décision de la Commission des sanctions (...), la personne sanctionnée peut ne plus être en mesure d’en tirer les conséquences quant à l’opportunité de son propre recours principal, en particulier dans l’hypothèse où la décision de la Commission des sanctions n’a retenu qu’une partie des griefs notifiés et que le recours du président de l’AMF ne concerne que les griefs qui n’ont pas fait l’objet d’une sanction »24.

Cette asymétrie procédurale entraîne-t-elle une rupture de l’égalité des armes ? Tandis que le Conseil constitutionnel a considéré que la possibilité, pour la personne sanctionnée, de présenter des demandes reconventionnelles suffit, à condition d’apprécier de façon adaptée la recevabilité de ces demandes, à garantir le caractère juste et équitable de la procédure, la Cour de cassation se montre plus exigeante.

La possibilité de former une demande reconventionnelle, un palliatif insuffisant. En réponse à la QPC soulevée par la société requérante (cf. supra), le Conseil constitutionnel a considéré que les dispositions de l’article L. 621-30, alinéa 3, du Code monétaire et financier « ne procèdent pas à une distinction procédurale injustifiée »25, dès lors qu’elles « n’ont, par elles-mêmes, ni pour objet ni pour effet de priver une personne sanctionnée, en cas de recours principal du président de l’Autorité des marchés financiers contre une décision de la Commission des sanctions, de la possibilité de présenter des demandes reconventionnelles tendant à l’annulation ou à la réformation de la sanction prononcée »26.

En effet, comme l’ont déjà relevé le Conseil d’Etat27, la cour d’appel de Paris28 et la Cour de cassation29, le fait que la personne sanctionnée n’ait pas la possibilité de former un recours incident ne l’empêche pas, en cas de recours principal du président de l’AMF, de présenter des demandes reconventionnelles tendant à l’annulation ou à la réformation de la sanction prononcée. Les recours contre les décisions individuelles de l’AMF portés devant la cour d’appel de Paris sont, par dérogation aux dispositions du titre VI du livre II du Code de procédure civile (c’est-à-dire aux dispositions particulières à la cour d’appel), formés, instruits et jugés selon des règles spécifiques30. Mais ils demeurent soumis aux dispositions du livre Ier du Code de procédure civile, relatives aux règles communes à toutes les juridictions, dont celles relatives à la demande reconventionnelle. Toutefois, cette faculté s’applique avec ses limites propres : devant le juge judiciaire, la recevabilité des demandes reconventionnelles est subordonnée par l’article 70 du Code de procédure civile à l’existence d’un lien suffisant avec les prétentions originaires. Elle est donc tributaire des demandes formées par le président de l’AMF, comme l’a souligné la Cour de cassation31. Dans la présente affaire, la cour d’appel de Paris a ainsi considéré que la demande indemnitaire de la société sanctionnée ne se rattachait pas aux prétentions originaires par un lien suffisant32. Tandis que dans la situation inverse, le recours incident du président de l’AMF peut porter sur l’entière décision, y compris les griefs qui n’ont pas été retenus par la Commission des sanctions et ne sont pas critiqués dans le cadre du recours principal formé par la personne sanctionnée33. La personne partiellement mise hors de cause se trouve ainsi dans une situation d’infériorité procédurale – même si la cour d’appel peut en théorie, sur le recours principal ou incident du président de l’AMF, confirmer la décision de la Commission des sanctions ou la réformer dans un sens favorable à la personne mise en cause34. Les dispositions du Code de procédure civile n’ont pas été conçues pour un contentieux opposant une autorité de surveillance et une personne encourant des sanctions quasi-pénales, et leur combinaison avec les règles spéciales prévues par le Code monétaire et financier aboutit ici à une situation nettement défavorable à la personne sanctionnée.

Comme on l’a déjà relevé, la possibilité de former une demande reconventionnelle permet d’atténuer mais non de combler l’asymétrie découlant du fait que le recours incident est ouvert au seul président de l’AMF35. Ce que relève la Cour de cassation dans la décision commentée : « La faculté, pour la personne sanctionnée, de présenter, en cas de recours principal du président de l’AMF, des demandes reconventionnelles (...), qui dépend des demandes formées par ce dernier dès lors qu’en application de l’article 70 du Code de procédure civile les demandes reconventionnelles ne sont recevables que si elles se rattachent aux prétentions originaires par un lien suffisant, ne peut, dans ces conditions, à elle seule, suffire à garantir le caractère juste et équitable de la procédure ainsi que l’équilibre des droits des parties36. »

La Haute juridiction se démarque à cet égard nettement de la position du Conseil constitutionnel, qui a précisément mis cette solution en avant, estimant qu’« il appartient aux juridictions d’apprécier la recevabilité [des demandes reconventionnelles] en garantissant le caractère juste et équitable de la procédure ainsi que l’équilibre des droits des parties »37. La Cour de cassation estime, au regard du principe d’égalité des armes, que cela ne suffit pas. Sans doute faudrait-il pour garantir véritablement le caractère juste et équitable de la procédure, retenir une interprétation excessivement extensive du lien suffisant.

La solution retenue : l’allongement du délai pour former un recours principal. Selon la Cour européenne des droits de l’homme, le principe d’égalité des armes, qui n’est pas absolu, « requiert que chaque partie se voie offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire »38. Comme les autres composantes du procès équitable, le respect de l’égalité des armes fait l’objet d’une appréciation in concreto39. C’est ainsi que la cour d’appel avait estimé en l’espèce que compte tenu de la chronologie procédurale (il restait quelques jours avant l’expiration du délai pour exercer un recours principal lorsque le recours du président de l’AMF avait été notifié à la société), aucune rupture d’égalité des armes n’était caractérisée40.

Cependant, comme le rappelle la Cour de cassation, ce principe résulte des exigences du procès équitable, lesquelles sont plus strictes en matière pénale41, dont relèvent les sanctions prononcées par la Commission des sanctions de l’AMF. Il en découle, selon la Haute juridiction, que : « lorsque le recours principal du président de l’AMF se borne à contester la décision de la Commission des sanctions en tant qu’elle a écarté certains griefs, la personne sanctionnée doit, afin que soit garanti le principe de l’égalité des armes, pouvoir encore disposer, à compter de la notification du recours principal du président de l’AMF, d’un délai raisonnable lui permettant d’exercer de manière concrète et efficiente son propre recours principal par lequel elle conteste la décision de la Commission des sanctions en tant qu’elle a retenu des griefs à son encontre »42. La cour d’appel aurait par conséquent dû rechercher si en l’espèce, l’obligation de former, dans le délai de quatre jours, comprenant un samedi et un dimanche, à compter de la notification du recours principal du président de l’AMF, son propre recours principal afin de contester le bien-fondé du grief retenu à son encontre par la Commission des sanctions, ne plaçait pas la société sanctionnée dans une situation de net désavantage par rapport au président de l’AMF et si, par conséquent, le délai pour introduire ce recours ne devait pas être prolongé pour garantir le principe de l’égalité des armes. Faisant application des articles L. 411-3, alinéa 2, du Code de l’organisation judiciaire et 627 du Code de procédure civile, la chambre commerciale, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, statue au fond sur la recevabilité du recours. Se livrant elle-même à cette analyse, elle considère d’une part que ce délai privait cette société d’une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions ne la plaçant pas dans une situation de net désavantage par rapport au président de l’AMF et d’autre part que le recours formé huit jours seulement après que lui eut été notifié le recours principal du président de l’AMF, était intervenu dans un délai raisonnable à compter de cette notification43.

Conclusion. L’arrêt du 8 novembre 2023 illustre, avec d’autres décisions récentes, la mise en œuvre du principe d’égalité des armes par les juridictions judiciaires internes44. Mais si l’attention portée par la Cour de cassation au respect de l’égalité des armes, en particulier dans un contentieux opposant une autorité de surveillance et une personne encourant des sanctions quasi-pénales, doit être approuvée, cette solution ne peut être qu’un pis-aller. Le principe d’égalité des armes, comme les autres composantes du procès équitable, est un garde-fou, un outil de contrôle de l’équité de la procédure, mais ne peut pallier durablement l’absence d’une règle de procédure. Du reste, où placer le curseur ? Un recours formé quinze jours après la notification du recours principal du président de l’AMF serait-il considéré comme étant intervenu dans un délai raisonnable ? Quid d’un recours formé un mois après, voire deux mois après ? Cela ne dépend-il pas de la complexité du dossier ? Seule l’ouverture du recours incident à la personne sanctionnée, dans un délai fixé par la loi, apporterait la sécurité juridique nécessaire. Même si, comme cela a été relevé, les occasions d’appliquer cette jurisprudence seront vraisemblablement rares45, il nous semble qu’il reste souhaitable d’ouvrir le recours incident à la personne sanctionnée46. n

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº213
Notes :
1 AMF, Com. sanct., 31 déc. 2019, SAN-2020-01 ; BJB mars 2020, n° 118x4, p. 19, note N. Rontchevsky.
2 CA Paris, pôle 5, ch. 7, 22 avril 2021, n° RG 20/03915; Droit des sociétés n° 8-9, août 2021, comm. 107, note O. de Balliencourt ; Rev. sociétés 2021, p. 450, note A. Viandier ; BJB sept. 2021, n° 200h1, p. 34, note N. Rontchevsky ; RD bancaire et fin. 2021, comm. 171, note P. Pailler.
3 Art. L. 621-30, al. 3, c. mon. fin. : « Les décisions prononcées par la commission des sanctions peuvent faire l’objet d’un recours par les personnes sanctionnées et par le président de l’Autorité des marchés financiers, après accord du collège. En cas de recours d’une personne sanctionnée, le président de l’autorité peut, dans les mêmes conditions, former un recours. »
4 Cass. com. 15 déc. 2021, n° 21-18.318 ; Banque et Droit n° 201, janv.-févr. 2022, p. 36, note A.-C. Rouaud.
5 Cons. constit. 11 mars 2022, décision n° 2021- QPC ; Banque et Droit n° 202, mars-avril 2022, p. 36, note A.-C. Rouaud ; BJB mars-avril 2022, BJB200q8, p. 13, note N. Rontchevsky ; Droit des sociétés n° 5, mai 2022, comm. 53, note O. de Balliencourt ; Rev. soc. 2022, p. 500, note J. Prorok.
6 CS AMF, 31 déc. 2019, préc., § 44.
7 CA Paris, pôle 5, ch. 7, 22 avril 2021, préc., § 185.
8 CA Paris, pôle 5, ch. 7, 22 avril 2021, préc., § 186.
9 Art. 2, § 1, sous a), dir. PE et Cons. 2004/25/CE du 21 avril 2004 concernant les offres publiques d’acquisition.
10 Décision commentée, § 11.
11 Décision commentée, § 13.
12 Décision commentée, § 14.
13 Décision commentée, § 12.
14 Sur lesquels, cf. Th. Bonneau, P. Pailler, A.-C. Rouaud, A. Tehrani et R. Vabres, Droit financier, 4e éd., 2023, n° 1161 et s. ; A.-C. Muller, Droit financier. Les opérations de marché, Economica, 2023, spéc. p. 1093 et s.
15 CA Paris, pôle 5, ch. 7, 22 avril 2021, préc., § 191 à 194.
16 En ce sens, cf. A.-C. Muller, note préc. ; O. de Balliencourt, note préc.
17 Sur ce point, cf. A. Viandier, note préc.
18 Art. R. 621-45, I et R. 621-46, VI c. mon. fin.
19 Cf. Rapport n° 2550 fait par M. Chartier au nom de la Commission des finances de l’Assemblée nationale sur le projet de loi de régulation bancaire et financière, 26 mai 2010, spéc. p. 64.
20 Cf. Th. Bonneau, « Les apports de la loi n° 2010-1249 du 22 octobre 2010 au secteur financier », Dr. sociétés n° 1, janv. 2011, étude 1, spéc. n° 12 ; C. Vilmart, « AMF : une réforme de procédure controversée », Dr. Sociétés n° 11, nov. 2011, étude 14 ; D. Bompoint, « La réforme des pouvoirs de sanction administrative de l’Autorité des marchés financiers par la loi RBF du 22 octobre 2010 », RDBF n° 2, mars 2011, dossier 12, spéc. n° 63 et s.
21 CE, sect., 16 mars 1984, n° 41438, publié au Lebon ; Cons. constit., décision n° 88-248 du 17 janv. 1989, § 31 ; comp. art. 515, al. 2, c. proc. pén.
22 Comp. art. 515, al. 1er, c. proc. pén.
23 Cf. art. R. 621-26, VI, c. mon. fin.
24 Décision commentée, § 20.
25 Cons. constit., 11 mars 2022, préc., § 7.
26 Cons. constit., 11 mars 2022, préc., § 4.
27 CE, 17 févr. 2014, n° 369198.
28 CA Paris, pôle 5, ch. 7, 22 avril 2021, préc., § 57.
29 Cass. com., 15 déc. 2021, préc., § 4.
30 Art. R. 621-45, II et R. 621-46, C. mon. fin.
31 Cass. com. 15 décembre 2021, préc., § 4 ; décision commentée, § 21.
32 Arrêt préc., § 57.
33 CA Paris, pôle 5, ch. 7, 22 avril 2021, préc., § 50 ; CA Paris, pôle 5, ch. 7, 12 mai 2016, n° RG 2014/26120, AMF c/ Europacorp SA.
34 Art. R. 621-46, VI, al. 2, C. mon. fin.
35 A.-C. Rouaud, note préc. sous Cass. com. 15 déc. 2021, préc.
36 Décision commentée, § 21.
37 Cons. constit. 11 mars 2022, préc., § 9.
38 Cf. not. CEDH 27 octobre 1993, Dombo-Beheer c/ Pays-Bas, série A, n° 274 ; CEDH 3 oct. 2006, n° 63897/00, Ben Naceur c/ France, Rev. sc. crim. 2008, p. 153, obs. Roets ; CEDH 22 mai 2008, n° 1092/04, Gacon c/ France, Rev. sc. crim. 2008, p. 635,
obs. A. Giudicelli.

39 Cf. S. Guinchard, C. Chainais et al., Droit processuel, Dalloz, 12e éd., 2023,
spéc. n° 617.

40 Arrêt préc., § 52. Sur les interrogations soulevées par cette analyse,
cf. O. de Bailliencourt, note préc.

41 Décision commentée, § 18.
42 Décision commentée, § 22.
43 Décision commentée, § 28 et 29.
44 Cf. notamment, à propos de la recevabilité des preuves : Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648.
45 Cf. P. Pailler, note préc.
46 A.-C. Rouaud, note préc. sous Cons. constit., 11 mars 2022.
RB