Square
 

Manquement au devoir d’information du banquier : nature du préjudice
en cas de remboursement anticipé

Créé le

12.02.2024

Le dommage résultant du manquement d’une banque à l’obligation d’informer le souscripteur d’un prêt in fine du risque que le rachat de contrats d’assurance vie, du fait
d’une contre-performance de ceux-ci, ne permette pas le remboursement du prêt à son terme consiste en la perte d’une chance d’éviter la réalisation de ce risque.
Lorsqu’ayant pris conscience de l’existence de ce risque, dont il pouvait légitimement craindre qu’il se réalisât, l’emprunteur rembourse le prêt par anticipation à seule fin d’en prévenir la réalisation, son préjudice consiste ne la perte d’une chance, non d’exiger la réalisation du risque, mais d’éviter les conséquences dommageables de ce remboursement anticipé.

Présentation. Le présent arrêt vient compléter l’édifice jurisprudentiel que la chambre commerciale a commencé à construire en 2019, jugeant que le préjudice résultant du manquement du prêteur à son obligation d’information ou de mise en garde de l’emprunteur, sur l’existence du risque présenté par l’opération qu’il s’apprête à conclure, consiste en la perte d’une chance d’éviter la réalisation de ce risque1. Il précise que lorsque le risque ne se matérialise pas parce que l’emprunteur choisit de rembourser son crédit de manière anticipée, ce dernier peut obtenir, à certaines conditions, réparation du préjudice consistant en la perte d’une chance d’éviter les conséquences dommageables de ce remboursement anticipé.

Problématique. L’arrêt apporte ainsi une précision bienvenue, là où la solution de 2019 aurait pu entraîner une conception restrictive du préjudice réparable.

L’on se souvient qu’en 20192, la Cour revenait sur une solution classique, selon laquelle le préjudice encouru par l’emprunteur consistait en une perte de chance de ne pas contracter3. Si la Cour revenait ainsi sur la définition du préjudice réparable, c’était semble-t-il pour repousser le point de départ de la prescription. En effet, tant que l’on considérait que le préjudice consistait en une perte de chance de ne pas contracter, la prescription courrait à partir de la conclusion du prêt, ce qui attentait largement à l’efficacité de la protection des emprunteurs, qui n’auraient que rarement sinon jamais pu invoquer utilement le manquement du banquier à son devoir de mise en garde ou d’information, du moins dans le cas d’un prêt in fine. Désormais, le délai court à compter de la réalisation du risque dont n’a pas été informé l’emprunteur. En effet, pour que le dommage soit réparable, le préjudice doit être certain, de sorte que la perte éprouvée doit être irrémédiable4. C’est dire s’agissant d’une perte de chance que l’éventualité favorable doit avoir disparu ou encore que le risque doit s’être réalisé5. En conséquence, puisque le risque doit s’être réalisé afin que la perte de chance d’éviter un risque soit réparable, la prescription ne peut courir avant la réalisation de ce risque (actioni non natae non praescribitur).

Identifier le préjudice non plus en une perte de chance de ne pas contracter mais en une perte de chance d’éviter la réalisation d’un risque, a cependant un autre effet : cela exclut que le manquement au devoir d’information ou de mise en garde soit réparable per se6. Le seul fait que le contrat ait été conclu ne suffit pas à faire naître un préjudice réparable, puisqu’il faut que le risque se soit réalisé pour que l’emprunteur puisse obtenir indemnisation. Ainsi, s’agissant du devoir de mise en garde contre un risque d’endettement excessif, le risque se réalise lorsque l’emprunteur n’est pas en mesure de faire face au paiement des sommes exigibles7 ; s’agissant du manquement de la banque prêteuse à l’obligation d’éclairer son client sur l’adéquation des risques couverts par une assurance de groupe à la situation personnelle de l’emprunteur, le risque se réalise au moment du refus de garantie opposé par l’assureur8 ; s’agissant d’un devoir d’information sur le risque que le rachat de contrats d’assurance vie ne permette pas le remboursement du prêt, le préjudice se réalise au moment où il s’avère que le rachat du contrat d’assurance vie ne permet pas le remboursement du prêt9.

Exclure une indemnisation per se n’était pas inopportun, car une solution inverse se serait inscrite dans une logique indemnitaire poussée10, alors que les enjeux en matière bancaire ne sont nullement comparables à ceux qui peuvent exister en d’autres domaines, par exemple en matière médicale11. Pour autant, fallait-il déduire de la solution de la Cour de cassation que l’emprunteur ne pouvait jamais invoquer d’autre préjudice ? Notamment, lorsque le remboursement anticipé de celui-ci a permis d’éviter la réalisation de ce risque, est-ce à dire que l’emprunteur ne peut plus invoquer aucun préjudice réparable ? Le risque tient à ce que la volonté de repousser le point de départ de la prescription, solution favorable au client, conduise à une appréhension restrictive du préjudice réparable12.

Solution et portée. La chambre commerciale apporte précisément une réponse nuancée, négative à cette interrogation dans cette espèce relative à un prêt souscrit pas une SCI et garanti par le nantissement de contrats d’assurance vie souscrits par deux associés. Dans un premier temps, la Cour réaffirme sa solution de ce principe : « Le dommage résultant du manquement d’une banque à l’obligation d’informer le souscripteur d’un prêt in fine du risque que le rachat de contrats d’assurance vie, du fait d’une contre-performanece de ceux-ci, ne permette pas le remboursement du prêt à son terme consiste en la perte d’une chance d’éviter la réalisation de ce risque. » Elle apporte cependant immédiatement une nuance : « Lorsqu’ayant pris conscience de l’existence de ce risque, dont il pouvait légitimement craindre qu’il se réalisât, l’emprunteur rembourse le prêt par anticipation à seule fin d’en prévenir la réalisation, son préjudice consiste en la perte d’une chance, non d’exiger la réalisation du risque, mais d’éviter les conséquences dommageables de ce remboursement anticipé. » La solution a deux conséquences.

Négativement, elle signifie que l’emprunteur ne peut invoquer avec succès l’existence d’un préjudice tiré de ce que la valeur de rachat de l’assurance vie ne permettait pas de rembourser le prêt au terme initialement prévu – ainsi qu’il le faisait ici. La Cour précise : « La valeur de rachat des contrats d’assurance vie à la date du terme initialement prévu est dès lors sans incidence sur l’appréciation de ce préjudice. » La solution était attendue, puisque le risque, tel que défini par la Cour, ne s’est pas réalisé pour l’emprunteur, faute pour lui d’avoir eu à racheter ses contrats d’assurance vie pour rembourser son prêt. La solution s’inscrit, en cela, dans le sillage d’un précédent arrêt dans lequel la Cour avait considéré que l’emprunteur ne pouvait pas obtenir indemnisation du manquement du banquier à son obligation de mise en garde sur le risque d’endettement excessif, avant l’échéance du prêt13.

Positivement, la solution énoncée ouvre une voie à l’indemnisation de l’emprunteur, son préjudice consistant en la perte d’une chance d’éviter les conséquences dommageables du remboursement anticipé. C’est là une solution pragmatique qui tient compte du fait qu’alors même que l’emprunteur n’a pas attendu l’échéance pour déterminer si la valeur de rachat de l’assurance vie lui permettrait le remboursement du prêt, il a pu, du fait du manquement de la banque, encourir un risque qu’il n’aurait pas accepté de courir s’il avait été correctement informé, et qui a entraîné pour lui un surcoût. Tel est le cas lorsque conscient de ce risque et avec la volonté de l’éviter, il rembourse de manière anticipée le crédit. Il reste à déterminer les frais qui pourront effectivement être pris en considération – l’on pense aux frais de remboursement anticipés, auxquels pourra s’ajouter le coût des sommes mobilisées aux fins du remboursement, ou la moins-value d’ores et déjà constatée en cas de rachat de l’assurance vie (modulée en considération du rendement qu’il aurait pu obtenir d’un autre placement14). Un coefficient de probabilité sera affecté à cette valeur, le préjudice consistant en une simple perte de chance. L’arrêt corrige donc les effets de bord de la solution dégagée en 2019 ; il n’en demeure pas moins que la solution est restrictive. L’indemnisation paraît, en effet, subordonnée à deux conditions. D’une part, il faut que l’emprunteur ait légitimement craint que le risque ne se réalisât – à défaut, le préjudice ne serait pas légitime et donc non réparable. D’autre part, l’emprunteur n’a dû procéder au remboursement anticipé qu’à la seule fin de prévenir la réalisation du risque ; à défaut, le lien de causalité entre la faute et le préjudice sera rompu. Or il est à craindre que la preuve de la raison du remboursment anticipé ne soit pas aisée à rapporter. Cette condition raisonne d’ailleurs de manière particulière en l’espèce alors que l’on apprend de l’arrêt d’appel que le bien immobilier financé avait dû être cédé lors du divorce des associés, ce qui avait permis le remboursement anticipé du prêt, tandis que les assurances vie avaient été conservées. Notons que la solution paraît généralisable, mutatis mutandis, aux hypothèses voisines. Ainsi, en cas de manquement de la banque à son devoir de mise en garde contre le risque d’endettement excessif, il faut admettre qu’un remboursement réalisé pour anticiper la réalisation de ce risque peut emporter également un préjudice réparable pour l’emprunteur. La solution, aussi restrictive soit-elle, vient corriger les effets de la redéfinition du préjudice par les arrêts de 2019.

Mentionnons pour terminer, hors du champ de cette chronique, que la Cour a rendu le même jour deux arrêts15 énonçant que le délai de prescription de l’action en indemnisation à l’encontre de l’assureur ayant manqué à son obligation d’informer le souscripteur d’un contrat d’assurance vie libellé en unités de compte sur le risque de pertes présenté par un support d’investissement, ou à son obligation de le conseiller au regard d’un tel risque, commence à courir, non à la date où l’investissement a lieu, mais à la date du rachat du contrat d’assurance vie. Elle y précise encore que « le préjudice résultant d’un tel manquement doit être évalué au regard, non de la variation de la valeur de rachat de l’ensemble du contrat, mais de la moins-value constatée sur ce seul support, modulée en considération du rendement que, dûment informé ou conseillé, le souscripteur aurait pu obtenir du placement des sommes initialement investies sur ce support jusqu’à la date du rachat du contrat ». n

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº213
Notes :
1 Com. 13 févr. 2019, n° 17-14.785, publié, Cass. com. 6 mars 2019, n° 17-22.668, Banque et Droit 2019, p. 23, note Th. Bonneau. – Cass. com. 22 janv. 2020, n° 17-20.819, RDBF 2020, comm. 22, note T. Samin et S. Torck ; Gaz. Pal. 9 juin 2020, n° 379y5, p. 56, note M. Roussille. – Com. 24 mars 2021, n° 19-20.697.
– Com. 25 janv. 2023, n° 20-12.811 ; Cass. com. 25 janv. 2023, n° 20-12.811, FS-B : JCP E 2023, act. 279, note Th. Bonneau ; Banque et Droit, mai-juin 2023, p. 23, note C. Coupet ; JCP E 2023, 1052, note D. Legeais.

2 Préc.
3 Cass. com. 26 janv. 2010, n° 08-18.354 ; JCP E 2010, 1153, note D. Legeais ;
JCP G 2010, 354, note A. Gourio ; Banque et Droit n° 131, 2010, p. 21, note Th. Bonneau ; D. 2010, p. 578, V. Avena-Robardet ; D. 2010, p. 934, note J. Lasserre Capdeville.
– Cass. com. 3 déc. 2013, n° 12-26.934. – Cass. com. 25 oct. 2017, n° 16-15.116.

4 F. Terré et alii, Droit des obligations, 13e éd., Dalloz, 2022, n° 924.
5 V. rejetant la demande le principe d’une réparation lorsque le terme du prêt n’est pas échu et que le risque ne s’est ainsi pas réalisé : Cass. com. 13 févr. 2019, n° 17-14.785 ; D. 2019, p. 1367, chron. S. Barbot ; RDI 2019, p. 322, note H. Heugas-Darraspen.
6 Th. Bonneau, « Le devoir d’information et de mise en garde du banquier lors de l’octroi d’un prêt in fine », RJDA 2019, n° 12.
7 Cass. com. 25 janv. 2023, n° 20-12.811.
8 Cass. com. 6 janv. 2021, 18-24.954.
9 Cass. com. 6 mars 2019, n° 17-22.668 ; Cass. com. 13 févr. 2019, n° 17-14.785 ; Cass. com. 22 janv. 2020, n° 17-20.819 ; Cass. com. 24 mars 2021, n° 19-20.697.
10 Cependant, D. Houtcieff, note sous Cass. com. 20 oct. 2009, D. 2009, p. 1971.
11 V. Cass. civ. 1re, 12 juill. 2012, n° 11-17.510.
12 V. de manière développée sur ce risque : S. Torck et Th. Samin, sous Cass. com. 22 janv. 2020, n° 17-20.819, RDBF mars 2020, comm. 22.
13 Cass. com. 13 févr. 2019, n° 17-14.785.
14 Rappr. Cass. com. 21 juin 2023, n° 21-16.716 et Cass. com. 21 juin 2023, n° 21-19.853.
15 Cass. com. 21 juin 2023, n° 21-16.716 et Cass. com. 21 juin 2023, n° 21-19.853.
RB