Square
 

L’émission de monnaie électronique n’est pas une activité spontanée

Créé le

02.04.2024

CJUE 22 févr. 2024, aff. C-661/22, ABC Projektai UAB c/ Lietuvos bankas, concl. av. gén. M. Campos Sánchez-Bordona.

1. Une question préjudicielle inédite, un arrêt d’école. Question préjudicielle inédite, en effet, qui est le fruit des deux thèses en présence : celle, d’un côté, de la Banque de Lituanie, qui avait retiré son agrément d’établissement de paiement (EP) à ABC Projektai, coupable d’avoir reçu et conservé des fonds de ses clients « sans destination concrète », ce qui « constitue de fait une émission de monnaie électronique » sans en avoir la qualité2 ; celle, de l’autre, de la juridiction de renvoi (la Cour administrative suprême de Lituanie), qui faisait observer que « l’émission de monnaie électronique n’est pas une activité “spontanée »3, expression que nous retenons en titre du présent commentaire.

D’où la demande de décision préjudicielle posée en ces termes par la Cour suprême lituanienne : « Dans des circonstances telles que celles qui se présentent dans la présente affaire, à savoir lorsqu’un établissement de paiement reçoit des fonds sans ordre de paiement précis de les transférer le jour même ou le jour ouvrable suivant et que les fonds restent, au-delà du délai fixé par la législation pour la prestation du service de paiement, sur un compte de l’établissement de paiement, destiné à l’exécution d’opérations de paiement, les actes de l’établissement de paiement doivent-ils être qualifiés a) d’élément d’un service de paiement ou d’une opération de paiement fournie ou effectuée par l’établissement de paiement, au sens de l’article 4, points 3 et 5, de la directive 2015/2366, ou bien b) d’émission de monnaie électronique, au sens de l’article 2, point 2, de la directive 2009/110 ? »4.

La réponse apportée par la Cour de justice, aux termes de son arrêt du 22 février 2024, devrait s’inscrire dans les prochains manuels de droit des paiements : en considération de l’article 4, point 3, de la DSP 25 et de l’article 2, point 2, de la DME 26, « l’activité d’un établissement de paiement consistant à recevoir des fonds de la part d’un utilisateur d’un service de paiement, sans que ces fonds soient immédiatement accompagnés d’un ordre de paiement, de sorte qu’ils restent disponibles sur un compte de paiement, au sens de l’article 4, point 12, de la [DSP 2], géré par cet établissement, constitue un service de paiement fourni par cet établissement de paiement, au sens de l’article 4, point 3, de la [DSP 2], et non une opération d’émission de monnaie électronique, au sens de l’article 2, point 2, de la [DME 2] »7.

Sauf erreur, c’est la première fois que la persistance de la qualification de services de paiement, malgré l’immobilisation des fonds reçus – voire l’absence de tout ordre d’opérations de paiement futures – est ainsi affirmée. Cela fera date.

2. La réception de fonds restants disponibles sur un compte de paiement constitue un service de paiement. L’enseignement immédiat de l’arrêt ABC Projektai est qu’un EP peut très bien inscrire en compte (de paiement) des sommes « non affectées » (comme l’on parle de « crédit affecté »), en ce sens qu’elles ne sont pas accompagnées dès leur entrée (pay in) d’ordre(s) de paiement pour les en faire ressortir (pay out) à plus ou moins brève échéance. Autrement dit, les fonds reçus par un EP peuvent demeurer « disponibles » sur un compte de paiement, sans destination prédéterminée. Ils le peuvent toutefois à condition d’avoir été reçus, et éventuellement d’attendre, « aux fins de l’exécution d’opérations de paiement ». La définition finaliste du compte de paiement y invite8, comme la finalité des activités exercées par les EP : « Lorsque des établissements de paiement fournissent un ou plusieurs services de paiement, ils ne peuvent détenir que des comptes de paiement qui sont utilisés exclusivement pour des opérations de paiement »9. Cela est clairement affirmé au point 43 de la décision : « Cela étant, il importe de préciser que le transfert de fonds sur un compte de paiement doit toujours être effectué en vue de l’exécution d’ordres de paiement, que ces ordres soient déjà ou non encore spécifiés. »

Pourquoi, au demeurant, un EP ne pourrait-il pas recevoir, et garder, de tels fonds non immédiatement « transférables » ? Certes, une opération de paiement est bien l’action de « transférer » des fonds10, sauf que le sujet, ici, n’est pas de qualifier des « opérations de paiement » (nécessairement dynamiques), mais, ce qui est autre chose, des « services de paiement », au cas d’espèce assis sur un compte de paiement. Et, que l’on sache, aucune disposition de la DSP 2 n’enferme dans une quelconque « temporalité » la fourniture de services de paiement. Les quelques délais que l’on y trouve concernent soit l’exécution des ordres de paiement ou les dates de valeur11, soit le cantonnement des fonds encore détenus par l’EP à la fin du jour ouvrable suivant le jour où ils ont été reçus12. Rien, donc, qui prévoit que tel ou tel service de paiement – le versement ou le retrait d’espèces sur un compte de paiement, l’exécution d’opérations de paiement, etc.13 – doive être rendu dans un temps déterminé. Rien, en somme, qui commande que les fonds soient en permanence « mouvementés », même si, encore une fois, il va de soi que les « mouvements de fonds », pour reprendre l’expression d’un célèbre manuel de droit bancaire14, sont la chair des paiements.

Aussi bien, selon la Cour, « il en résulte que, lorsqu’un utilisateur de services de paiement met à la disposition d’un établissement de paiement des fonds et que ces fonds sont crédités sur un compte de paiement détenu par cet établissement au nom de cet utilisateur, ces opérations doivent, en principe, être considérées comme constituant une opération liée à la gestion d’un compte de paiement au sens de l’article 4, point 12, de la directive 2015/2366 et donc comme faisant partie d’un service de paiement, au sens de son article 4, point 3 »15.

3. Les fonds immobilisés doivent-ils être requalifiés en monnaie électronique ? Il faut bien avouer que, dès la lecture des conclusions de l’avocat général Manuel Campos Sáchez-Bordona, l’hypothèse ne paraissait pas bien sérieuse. Il n’empêche, l’analyse de la Banque de Lituanie, adoptée d’après elle « en concertation avec la Commission européenne »16, selon laquelle des fonds immobilisés par un EP sans ordre de les transférer se transformaient ipso facto en monnaie électronique17, avait de quoi bousculer, sinon ébranler. Car s’il est relativement aisé de démontrer que la fourniture de services de paiement peut très bien s’accommoder de fonds temporairement « immobiles » mais tout entier « orientés » vers l’exécution de paiements, plus délicat est de réussir à justifier qu’ils n’en deviennent pas pour autant, comme de manière « spontanée », de la monnaie électronique.

On dispose pourtant d’un sérieux argument de texte en sens contraire : l’article 18, paragraphe 3, de la DSP 2 ne dispose-t-il pas que « les fonds reçus par des établissements de paiement de la part d’utilisateurs de services de paiement en vue de la prestation de services de paiement ne constituent pas des dépôts ou d’autres fonds remboursables au sens de l’article 9 de la directive 2013/36/UE, ni de la monnaie électronique au sens de l’article 2, point 2), de la directive 2009/110/CE » ? Cela ne devrait-il pas suffire à écarter toute velléité de requalification en monnaie électronique ? Curieusement, la Cour, si elle fait état de cette disposition18, n’en fait pas plus cas. Elle préfère relever, avec l’avocat général, l’absence d’accord contractuel entre l’utilisateur et l’éventuel émetteur de monnaie électronique, selon lequel « ces parties conviennent expressément que cet émetteur émettra un actif monétaire distinct à concurrence de la valeur monétaire des fonds versés par l’utilisateur »19 ; ou dénier la pertinence d’un rapprochement avec le premier grand arrêt en matière de monnaie électronique : l’arrêt Paysera LT 20 qui, en effet, a peu à voir avec le dossier ABC Projektai.

On en vient alors, et enfin, à ce qui pourrait être le clou de la décision rapportée, et qui figure à son point 47, après qu’a été rappelée la définition légale de la monnaie électronique (cf. infra) : « Or, si une inscription en compte de paiement représente également une créance, exprimée en valeur monétaire, sur l’établissement concerné vis-à-vis d’un utilisateur de ses services ayant été émise contre la remise de fonds, il se déduit de cette définition de la monnaie électronique donnée par l’article 2, point 2, de la directive 2009/110 que l’émission de monnaie électronique se distingue de la simple inscription sur un compte de paiement en ce que, notamment, avant d’être utilisée aux fins d’un tel paiement, celle-ci doit être “stockée” sous une forme électronique, ce qui implique qu’elle ait été préalablement émise, c’est-à-dire transformée en un actif monétaire distinct des fonds remis, et que son utilisation, comme moyen de paiement, soit acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique ».

L’émission de monnaie électronique entendue comme une opération de « transformation », voilà qui est nouveau, y compris au regard de la jurisprudence Paysera LT 21. Une transformation des fonds (chargés sur l’instrument ou le compte de monnaie électronique) en un actif monétaire (ou un moyen de paiement) singulier, supposant qu’il soit au préalable « émis » puis « stocké », voilà qui éclairerait notablement la définition ramassée de la monnaie électronique qu’en donne la DME 2 : une « valeur stockée prépayée »22. Et voilà, enfin, qui résoudrait cette mystérieuse assertion selon laquelle, de DSP 1 et 2 en proposition de RSP23, les établissements de monnaie électronique « émettent de la monnaie électronique pouvant être utilisée pour financer des opérations de paiement »24. À l’heure où le législateur européen s’apprête à surmonter la difficulté de distinguer services de paiement et « services de monnaie électronique »25 (les mal nommés) en les réunissant dans un cadre commun (DSP 326 et RSP), gageons que l’arrêt ABC Projektai ne sera pas de trop pour s’y retrouver. n

Achevé de rédiger le 20 mars 2024

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº214
Notes :
1 Cf. P. Storrer, « La réception de fonds sans ordre de paiement spécifique à exécuter ne vaut pas émission de monnaie électronique », Banque et Droit n° 212, nov.-déc. 2023, p. 22.
2 Cf. Arrêt, pt 24.
3 Arrêt, pt 28.
4 Cf. Arrêt, pt 30.
5 « Aux fins de la présente directive, on entend par : [...] service de paiement”,
une ou plusieurs des activités visées à l’annexe I exercées
à titre professionnel. »

6 « Aux fins de la présente directive, on entend par : [...] “monnaie électronique :
une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une créance sur l’émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d’opérations de paiement telles que définies à l’article 4, point 5), de la directive 2007/64/CE et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique.
»

7 Arrêt, pt 52.
8 Cf. DSP 2, art. 4, 12) : « “compte de paiement”, un compte qui est détenu au nom d’un ou de plusieurs utilisateurs de services de paiement et qui est utilisé aux fins de l’exécution d’opérations de paiement ».
9 DSP 2, art. 18, § 2.
10 Cf. DSP 2, art. 4, 5) : « opération de paiement”, une action, initiée par le payeur ou pour son compte ou par le bénéficiaire, consistant à verser, à transférer ou à retirer des fonds, indépendamment de toute obligation sous-jacente entre le payeur et le bénéficiaire ».
11 Cf. Arrêt, pt 36.
12 Cf. Arrêt, pt 40.
13 Cf. Arrêt, pt 32.
14 Cf. J.-L. Rives-Lange et M. Contamine-Raynaud, Droit bancaire, Précis Dalloz, 6e éd., 1995, n° 286.
15 Arrêt, pt 34.
16 Arrêt, pt 25.
17 Cf. Arrêt, pts 23 et s.
18 Cf. Arrêt, pt 44.
19 Arrêt, pt 48.
20 Cf. CJUE 16 janv. 2019, aff. C-389/17, Paysera LT UAB, concl. av. gén. M. Wathelet. Voir P. Storrer, « La circulation de monnaie électronique », Banque et Droit n° 186, juill-août 2019, p. 16.
21 Cf. CJUE, 16 janv. 2019, précit., pt 24 : « La notion d’“émission de monnaie électronique” n’est pas définie par la directive 2009/110, celle-ci se bornant à préciser, à son article 2, paragraphe 2, que la notion de “monnaie électronique” doit être entendue comme une valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une créance sur l’émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d’opérations de paiement telles que définies à l’article 4, point 5), de la directive 2007/64 et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l’émetteur de monnaie électronique. »
22 Cf. DME 2, cons. 7).
23 Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil concernant les services de paiement dans le marché intérieur et modifiant le règlement (UE) n° 1093/2010, COM(2023) 367 final, 28 juin 2023.
24 DSP 2, cons. 24). Comp. DSP 1, cons. 8) et Prop. RSP, cons. 5).
25 Dont la définition serait : « l’émission de monnaie électronique, la tenue de comptes de paiement stockant des unités de monnaie électronique et le transfert d’unités de monnaie électronique » (Prop. RSP, art. 3, 52)).
26 Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil concernant les services de paiement et les services de monnaie électronique dans le marché intérieur, modifiant la directive 98/26/CE et abrogeant les directives (UE) 2015/2366 et 2009/110/CE, COM(2023) 366 final, 28 juin 2023.
RB