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Escroquerie réalisée grâce à des virements à l’étranger et compétence juridictionnelle

Créé le

02.04.2024

-

Mis à jour le

03.04.2024

3e espèce : Civ. 1re, 14 février 2024, pourvoi n° 22-22.909.

1. Les escroqueries réalisées grâce à des ordres de virement internationaux, comme par exemple les célèbres « fraudes au président » prospèrent toujours, bien que le phénomène ne soit pas nouveau1. De quoi s’agit-il ? Ces escroqueries reposent sur des ordres de virements réalisés par les victimes auprès d’une société – avec laquelle elle entretient ou noue des relations contractuelles et dont le compte est situé à l’étranger. Une fois les fonds virés vers le compte de l’escroc détenu auprès d’une banque étrangère, ceux-ci se volatilisent. Faute de pouvoir le plus souvent retrouver les auteurs de ces fraudes, les victimes cherchent à mettre en cause la responsabilité civile des établissements bancaires étrangers réceptionnaires de ces virements frauduleux sur le fondement d’un manquement à leur obligation de vigilance2. Les trois arrêts rendus à peu de temps d’intervalle par la Cour d’appel de Paris et la Cour de cassation l’illustrent. Le premier arrêt, rendu par la Cour d’appel de Paris sur renvoi après cassation3, concernait une escroquerie dite « fraude au changement de RIB », ayant conduit la société victime à effectuer quatorze virements depuis son compte ouvert en France vers une banque portugaise dont les coordonnées lui avaient été transmises par une personne se faisant passer pour le chef comptable d’une société avec laquelle elle entretenait des relations contractuelles. Dans le deuxième arrêt, rendu par la Cour d’appel de Paris le 17 janvier 2024, la victime avait été démarchée par une société lui proposant d’investir dans des livrets d’épargne reposant sur l’acquisition et la revente de crypto-actifs, avec placement garanti. Là encore, la victime avait réalisé un virement bancaire de son compte situé en France vers un compte détenu auprès d’une banque espagnole, somme intégralement détournée par son bénéficiaire. Les faits de la dernière affaire, dans laquelle la Cour de cassation s’est prononcée le 14 février 2024, étaient très proches de la précédente. Il s’agissait encore d’une escroquerie portant sur des placements financiers, la victime ayant procédé à plusieurs virements depuis ses comptes situés en France vers un compte ouvert par l’escroc auprès d’une banque hongroise. Dans ces trois affaires, la même question se posait : celle de la détermination de la juridiction compétente pour statuer sur les demandes d’indemnisation des victimes recherchant la responsabilité délictuelle de la banque étrangère. Dans toutes ces affaires, la banque réceptionnaire des virements à partir de laquelle les sommes avaient disparu était située dans des pays de l’Union européenne, ce qui peut-être d’ailleurs participait au succès de l’escroquerie, les victimes étant sans doute moins méfiantes que si on leur avait demandé de virer des fonds dans un pays plus lointain... Par conséquent, la question de la compétence juridictionnelle devait être déterminée en application du Règlement UE n° 1215/2012 du 12 décembre 2012, dit Bruxelles 1 bis.

2. La victime n’ayant aucun lien contractuel avec la banque étrangère réceptionnaire des virements, la localisation du préjudice financier nécessaire à la détermination de la compétence juridictionnelle doit s’effectuer sur le fondement de l’article 7 § 2 du Règlement Bruxelles 1 bis qui permet en matière délictuelle au demandeur de saisir, outre le tribunal du domicile du défendeur, « le lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire ». Assez naturellement, les victimes résidant en France souhaitant obtenir indemnisation de leur préjudice cherchent à saisir les juridictions françaises en invoquant le fait que leur préjudice se matérialise en France. Faut-il admettre que les juridictions du domicile du demandeur sont compétentes au motif qu’il s’agit du lieu où elles ont subi les conséquences financières des agissements de l’escroc ? Ce serait consacrer de manière générale le forum actoris. Or si les décisions de la Cour de justice de l’Union européenne – auxquelles se réfère systématiquement la Cour de cassation – ne permettent pas de lever toutes les incertitudes entourant la localisation du préjudice financier, celle-ci prend toujours soin d’affirmer que le seul fait que le préjudice financier se matérialise directement sur le compte bancaire du demandeur n’est pas en soi un élément suffisant, en l’absence d’autres points de rattachements, pour constituer le lieu de la matérialisation de dommage4. C’est très exactement ce que décide la première chambre civile dans son arrêt du 14 février 2024 : le seul fait que les virements aient été ordonnés depuis des comptes ouverts dans des banques françaises ne suffit pas à justifier la compétence des juridictions françaises, le dommage s’étant en réalité matérialisé sur le compte ouvert dans les livres de la banque hongroise, concluant à l’incompétence des juridictions françaises. Cette solution, qui prive les victimes françaises d’agir devant les juridictions françaises pour mettre en cause la responsabilité de la banque étrangère réceptionnaire des fonds sur le fondement de l’article 7 § 2 du Règlement Bruxelles 1 bis est aujourd’hui bien acquise5. Et quand bien même l’investisseur victime pourrait être qualifié de consommateur au sens des articles 17 et 18 du Règlement – ce qui n’était a priori seulement possible que dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 17 janvier 2024 –, ces dispositions protectrices qui permettent au consommateur de saisir les juridictions de son domicile, ne peuvent pas être invoquées lorsque le fondement de l’action est délictuel6. Jusqu’à présent, et sauf pour les victimes à démontrer qu’il existe d’autres points de rattachement permettant de matérialiser le dommage en France, les actions qu’elles avaient engagées devant les juridictions françaises à l’encontre des banques étrangères étaient ainsi vouées à l’échec.

3. Mais existe-t-il alors un autre fondement permettant aux victimes de saisir avec succès les juridictions françaises dans ce cas de figure ? À en croire les deux arrêts rendus par la Cour d’appel de Paris, la réponse est positive. Le salut des victimes d’escroquerie au virement international provient, dans ces deux affaires, de l’article 8 du règlement Bruxelles 1 bis. Ce texte permet en effet de déroger aux règles de compétence ordinaire et d’étendre à une demande connexe – en cas de pluralité de défendeurs situés sur le territoire de différents États – la compétence du tribunal du lieu du domicile de l’un des codéfendeurs. Dans les deux affaires soumises à la Cour d’appel de Paris, les victimes avaient assigné en responsabilité pour manquement à leur devoir de vigilance les banques françaises émettrices des virements frauduleux et les banques étrangères, réceptionnaires de ces mêmes virements. Peut-on considérer que les actions engagées à l’égard des banques émettrices et réceptionnaires sont connexes et permettent de retenir la compétence des juridictions françaises à l’égard des banques étrangères, en leur qualité de codéfendeurs, sur le fondement de l’article 8 du Règlement Bruxelles 1 bis ? Comme l’ont observé certains auteurs, la compétence dérivée fondée sur la connexité présente le risque d’être instrumentalisée par le demandeur7 : en l’espèce, les victimes pourraient-elles être tentées d’agir à l’encontre de leurs propres banques, émettrices des virements, pour contourner les obstacles qu’elles rencontrent lorsqu’elles agissent devant les juridictions françaises à l’encontre des banques étrangères réceptionnaires des virements ? La connexité ne peut être invoquée que si elle ne constitue pas un détournement de for8. Ce risque pourrait être réel si la victime n’avait manifestement aucune chance d’obtenir la mise en cause de la responsabilité de sa propre banque. Mais en pratique, il arrive que la banque émettrice des virements frauduleux soit effectivement condamnée pour manquement à son devoir de vigilance9. Le risque de détournement de for semble ainsi limité, d’autant qu’il sera difficile de prouver que le tribunal saisi ne l’a été que dans le seul but d’attraire le codéfendeur devant un tribunal autre que celui qui était normalement compétent10. Pour fonder le jeu de cette compétence dérivée, il convient alors de déterminer si les demandes ont un lien si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément. Comment l’établir ? La caractérisation de la connexité a toujours soulevé des difficultés d’interprétation11.

4. La Cour d’appel de Paris estime les conditions d’application de l’article 8 § 1 du Règlement Bruxelles 1 bis réunies dans les deux affaires jugées, dans des termes identiques. Elle affirme que les demandes « se rapportent aux mêmes faits, tendent à des fins identiques, posent des questions communes qui appellent des réponses coordonnées notamment sur la matérialité et l’étendue du préjudice, l’analyse des causes du dommage et la part de responsabilité éventuelle de chaque société ». On peine à être pleinement convaincu par cette motivation. Certes, il est incontestable que les demandes se rapportent aux mêmes faits – le virement frauduleux – et tendent à des fins identiques : caractériser un manquement des établissements bancaires à leur obligation de vigilance. Il s’agit ainsi d’une même situation de fait et de droit, première condition nécessaire pour caractériser la connexité. En matière bancaire et financière, la Cour de cassation a d’ailleurs été assez souple sur le respect de cette première condition12. Mais la question est plus délicate lorsqu’il s’agit d’apprécier la seconde condition requise pour invoquer la connexité, à savoir le risque de décisions inconciliables. Pouvait-on réellement considérer dans les présentes affaires qu’il existait un risque de décisions inconciliables si les tribunaux de différents États étaient saisis ? Le juge de la mise en état13, à propos de la fraude réalisée par l’intermédiaire de la banque espagnole avait refusé de reconnaître la connexité au motif qu’il n’existait pas de risque de contradiction entre les différentes décisions qui pourraient être rendues, dès lors qu’il n’était pas établi ni même allégué que ces établissements bancaires n’avaient pas agi de manière indépendante. Autrement dit, il serait tout à fait possible de caractériser le manquement à l’obligation de vigilance de l’un des établissements et non de l’autre, sans que les décisions ne soient pour autant inconciliables car les deux établissements n’avaient pas agi de concert et n’avaient aucun lien entre eux. Pour justifier le risque de décisions inconciliables, la Cour d’appel de Paris estime que les demandes des victimes « posent des questions communes qui appellent des réponses coordonnées ». Il est difficile d’être pleinement convaincu par la motivation avancée par la Cour d’appel de Paris sur ce point, sauf à retenir une conception particulièrement étendue de la notion de risque de décisions inconciliables. En effet, l’appréciation de l’obligation de vigilance des deux établissements bancaires, français et étranger, pourrait conduire à des solutions distinctes s’il est démontré qu’elles n’ont pas accompli les mêmes diligences, sans que pour autant les solutions retenues ne soient contradictoires.

5. Au regard de l’importance du contentieux soulevé par les escroqueries réalisées grâce à des virements internationaux, il serait opportun que la Cour de cassation ait l’occasion de se prononcer sur cette question. Cela pourrait également lui donner l’occasion de clarifier les conditions de mise en œuvre de la connexité internationale sur le fondement de l’article 8 § 1 du Règlement Bruxelles 1 bis. n

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº214
Notes :
1 J. Lasserre Capdeville, « Un nouveau danger pour les banques : l’escroquerie au président », LPA 3 juillet 2015 p. 8.
2 CA Aix en Provence, chambre 3-3, 15 juin 2023, n° 22/13206, Banque et Droit n° 210, juillet-août 2023, p. 68, note. J. Chacornac ; Civ. 1re, 15 juin 2022, n° 21-10742, CA Versailles, 16e chambre, 23 juin 2022, n° 21/03014 ; CA Aix en Provence 30 juin 2022, n° 19/12183, Banque et Droit n° 205, septembre-octobre, p. 64, note J. Chacornac.
3 Civ. 1re, 15 juin 2022 précité.
4 Voir notamment, CJUE 28 janvier 2015, H. Kolassa c/ Barclays Bank plc, aff C-375/13, D. 2015, p. 770, note L. D’Avout ; Banque et Droit n°161, mai-juin 2015, p. 60, note A. Tenenbaum ; Gaz. Pal., 15 mars 2015, note. J. Morel-Maroger ; RCDIP 2015. 921, note O. Boskovic ; CJUE 16 juin 2016, Universal Music International Holding BV c/ Michael Tétreault Schilling, Irwin Schwartz, Josef Broz, aff. C-12/15 ; D. 2016 p. 2156, note O. Boskovic ; Banque et Droit n° 169, 2016, p. 37, note A. Tenenbaum ; Gaz. Pal., 27 septembre 2016, p. 81, note J. Morel-Maroger ;CJUE 12 septembre 2018, aff.
C-304/17, H. Löber c/ Barclays Bank plc, Banque et Droit n° 182, novembre 2018, note
J. Morel-Maroger, p. 48 ; BJB, novembre-décembre 2018, p. 30, note A. Tenenbaum ; RCDIP 2019, p. 135, note H. Muir Watt ; JDI 2019/2, p. 15, note C. Kleiner.

5 Voir J. Chacornac, chron. précitées.
6 Voir notre note sous CA Toulouse, 3e chambre, 22 mars 2021, n° 20/00011, Banque et Droit n° 198, juillet 2021.
7 D. Bureau et H. Muir-Watt, Droit international privé, PUF, 5e édition 2021, n° 215.
8 H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, Compétence et exécution des jugements en Europe, LGDJ, 7e édition 2024, n°281
9 Voir en dernier lieu, CA Lyon 5 octobre 2023, n° 20/02932, LEDB déc. 2023, obs. J. Lasserre Capdeville.
10 H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, op. cit., n° 281.
11 Sur l’ensemble de la question, H. Gaudemet-Tallon et M.-E. Ancel, op. cit.
12 Voir notre note sous civ. 1re, 4 juillet 2018, n° 17-18384, Banque et Droit n° 183, janvier-février 2019 p. 53 ; voir aussi civ. 1re, 26 septembre 2012, n° 11-26022, RCDIP 2013, p. 256, note D. Bureau ; JDI 2013, p. 175, note C. Brière.
13 Arrêt du 17 janvier 2024.
RB