Square
 

Commentaire de l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 27 septembre 2023, pourvoi n° 21-21.995

Articulation entre l’action en concurrence déloyale et la LCB-FT

Créé le

29.03.2024

L’action en concurrence déloyale pourrait bien être un levier supplémentaire pour sanctionner un établissement qui ne respecte pas ses
obligations légales en matière de lutte contre
le blanchiment de capitaux et le financement
du terrorisme (LCB-FT).

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 27 septembre 20231, en formation restreinte, ouvre la voie à la possibilité pour un établissement d’intenter une action en réparation pour faute de concurrence déloyale caractérisée par le non-respect par son concurrent des obligations légales en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (ci-après « Obligations LCB-FT »).

Si la concurrence entre les acteurs d’un marché est un stimulant pour être toujours plus innovant et compétitif, celle-ci n’échappe pas au respect de règles et limites afin d’éviter la pratique d’une concurrence déloyale. Cette dernière est généralement définie comme le fait pour une entreprise de faire un usage excessif de sa liberté d’entreprendre en utilisant des procédés contraires aux règles et usages applicables dans le marché concerné.

C’est ainsi que la jurisprudence a considéré que le non-respect de la réglementation caractérise une faute de concurrence déloyale en raison de la distorsion créée dans le jeu de la concurrence. Cette distorsion peut être importante dans le marché des paiements en raison de la concurrence exacerbée qui s’opère résultant de la multiplicité des établissements habilités à fournir des services de paiement introduits par la série de directives européennes (DSP1 puis DSP2, et DM1 puis DM2)2. Ces établissements, sans être soumis aux mêmes obligations prudentielles que les banques, sont assujettis aux mêmes Obligations LCB-FT.

L’action en concurrence déloyale serait un moyen de pression supplémentaire pesant sur les établissements qui ne respecteraient pas notoirement leurs Obligations LCB-FT renforçant ainsi la LCB-FT, véritable mission d’intérêt général dont la bonne exécution dépend de la mise en œuvre par les établissements assujettis de leurs obligations en la matière.

Cet arrêt amène à distinguer la jurisprudence classique rejetant les demandes de réparation formulées par les clients victimes d’agissements frauduleux, de celle à venir relative à l’action intentée par un établissement pour commission d’une faute de concurrence déloyale.

L’arrêt récent rendu par la Haute juridiction le 21 septembre 20223 a rappelé que les Obligations LCB-FT « ont pour seule finalité la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme ». Cet arrêt s’inscrit dans la continuité du célèbre arrêt Moon4 dans lequel la Cour de cassation indiquait que « l’obligation de vigilance imposée aux organismes financiers a pour seule finalité la détection de transactions portant sur des sommes en provenance du trafic de stupéfiants ou d’activités criminelles organisées », et d’en déduire que « la victime d’agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l’inobservation d’obligations résultant de ces textes pour réclamer des dommages-intérêts à l’établissement financier ».

Le principe sur ce point est donc bien établi par la jurisprudence et a d’ailleurs été soutenu par la société demanderesse devant les juges dans l’arrêt commenté ici, en invoquant que « cette action étant vouée à l’échec dans la mesure où la violation de ces obligations, à la supposer avérée, n’est pas susceptible de donner lieu à une indemnisation au profit d’un tiers »5.

Loin de considérer qu’une telle action serait vouée à l’échec, la Cour estime au contraire que cela « peut être constitutif d’une faute de concurrence déloyale ».

Cet arrêt pourrait être la genèse d’une jurisprudence relative aux actions en réparation intentées par des établissements pour faute de concurrence déloyale caractérisée par le non-respect par un concurrent de ces Obligations LCB-FT. Ce dernier réalise des économies substantielles se plaçant ainsi dans une situation économique plus favorable que les autres acteurs opérant dans le même marché et soumis aux mêmes Obligations LCB-FT.

La concurrence déloyale est une notion prétorienne qui s’est construite au fur et à mesure des décisions rendues par les cours et tribunaux. Cela consiste pour une entreprise à user de manière excessive de sa liberté d’entreprendre en recourant à des procédés contraires aux règles et usages applicables au secteur d’activité concerné causant ainsi un préjudice aux acteurs opérant sur le même marché et soumis à la même législation.

Le litige opposait ici deux sociétés agissant en qualité de distributeurs en France de cartes bancaires prépayées. Ces sociétés sont soumises aux Obligations LCB-FT de manière indirecte par le mandat conclu avec leurs prestataires de services de paiement6 mandant. Ces derniers sont, en l’espèce, directement assujettis aux Obligations LCB-FT au titre de l’article L. 561-2 - 1° quater du Code monétaire et financier (CMF)7.

Bien que cet arrêt ait été rendu dans un contexte impliquant des entités indirectement soumises aux Obligations LCB-FT, le principe exposé est libellé en des termes généraux visant « le respect par une entreprise des obligations imposées aux articles L. 561-1 et suivants du Code monétaire et financier pour lutter contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme », si bien que la solution s’appliquerait aux établissements listés à l’article L. 561-2 du CMF.

En l’espèce, une société spécialisée dans la distribution de cartes bancaires prépayées a assigné en justice son concurrent afin d’obtenir le dépôt de comptes sociaux sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile. En réponse, la seconde soutient que la première n’a pas respecté la réglementation en matière de LCB-FT, et que cela constitue une concurrence déloyale lui causant un préjudice. Elle sollicite, à titre reconventionnel, la communication de pièces comptables et administratives de la société concurrente afin de chiffrer le préjudice subi.

Le Tribunal de commerce, statuant en référé, a fait droit aux demandes de la société défenderesse. La Cour d’appel a confirmé l’ordonnance du juge des référés et a condamné, sous astreinte, la société demanderesse à communiquer les documents comptables. Cette dernière s’est pourvue en cassation.

La Cour de cassation a considéré que le non-respect des Obligations LCB-FT par un établissement peut être constitutif d’une faute de concurrence déloyale en prenant en considération le coût de mise en conformité aux obligations précitées. De tels actes permettent à l’établissement de s’affranchir de dépenses obligatoires et par suite, de bénéficier d’un coût de revient et d’une marge avantageuse.

Il est vrai que les Obligations LCB-FT sont multiples et complexes à mettre en œuvre, requérant des moyens humains et techniques coûteux. L’établissement doit mettre en place une classification des risques incluant les cinq axes réglementaires8, effectuer des diligences en matière de connaissance du client aussi bien lors de l’entrée en relation d’affaires que durant celle-ci en veillant à collecter des données fiables et de qualité, mettre en place un outil de détection des opérations atypiques, réaliser des examens renforcés, effectuer des déclarations de soupçon, sans oublier tout le dispositif de contrôle interne à mettre en place pour s’assurer du caractère adapté et efficient des mesures précitées. Pour cela, l’établissement doit disposer d’effectifs suffisants en termes d’analystes et investir dans des outils adaptés tels que celui attribuant une notation du profil de risque des clients et l’outil relatif à la détection des opérations atypiques devant être paramétré avec des scénarios idoines et des seuils adaptés aux opérations réalisées par ses clients.

Le respect des Obligations LCB-FT a bel et bien un coût, et non des moindres. La Haute juridiction le relève très justement en mentionnant les « coûts supplémentaires » engendrés par l’établissement pour respecter ses Obligations LCB-FT. Ce coût risque même d’aller en s’accroissant au regard du relèvement des exigences envisagé par le paquet européen en matière de LCB-FT, en cours de finalisation par les instances européennes.

Cet arrêt ajouterait un moyen de pression sur les établissements faisant preuve de légèreté dans la mise en œuvre de leurs Obligations LCB-FT. Cela permet de renforcer la bonne réalisation de la mission d’intérêt général que représente la LCB-FT, mission à laquelle les établissements assujettis jouent un rôle primordial. Le produit des infractions de BC-FT étant introduit dans le système financier, le non-respect par un établissement de ses Obligations LCB-FT fragilise la prévention et la maîtrise de ce risque.

Ce nouveau moyen de pression pourrait être puissant au regard de la singularité attachée à l’action en concurrence déloyale, mais se heurte à la difficulté de la preuve de la commission des actes déloyaux.

La concurrence déloyale est l’usage abusif de la liberté du commerce et de l’industrie caractérisé par l’utilisation de pratiques commerciales abusives dans le cadre de l’exercice d’une activité autorisée.

Cette notion ne doit pas être confondue avec les pratiques commerciales déloyales relevant du Code de la consommation ou des pratiques anticoncurrentielles (entente, abus de position dominante).

P. Roubier9 a déterminé quatre catégories d’actes de concurrence déloyale : le dénigrement, la confusion, le parasitisme économique, la désorganisation.

La Haute juridiction a adopté une approche extensive en retenant que « constitue un acte de concurrence déloyale, tout agissement désorganisant le marché, dès lors qu’il confère à celui qui se soustrait à la réglementation en vigueur un avantage dans la concurrence au préjudice de ceux qui s’y conforment »10.

La Cour a retenu à plusieurs reprises que le non-respect de la législation perturbe l’équilibre du marché considérant que « (...) celui qui se dispense de respecter la réglementation en vigueur applicable à un produit se place dans une situation anormalement favorable par rapport à ses concurrents qui la respectent et perturbe ainsi nécessairement le marché en occasionnant ainsi une rupture d’égalité entre les agents »11. En l’espèce, une société avait commercialisé un produit dont la fabrication avait été réalisée en méconnaissance de la législation fixant des règles de sécurité à respecter pour ce type de produit.

Plus récemment, la Cour a admis que « constitue un acte de concurrence déloyale le non-respect d’une réglementation dans l’exercice d’une activité commerciale, qui induit nécessairement un avantage concurrentiel indu pour son auteur »12. Il s’agissait ici de la reprise des actifs d’une société en liquidation judiciaire réalisée en violation de la législation applicable en matière de cession d’entreprise dans le cadre d’une procédure collective.

Nous pouvons relever la diversité des législations visées dont le non-respect a été qualifié d’acte de concurrence déloyale.

Si nous mettons en perspective cette jurisprudence avec les Obligations LCB-FT, leur non-respect pourrait être qualifié de faute de concurrence déloyale relevant de la désorganisation du marché. L’objectif est de veiller à ce que les acteurs opérant sur le même marché, en l’espèce celui des paiements, et soumis aux mêmes Obligations LCB-FT, exercent leurs activités conformément aux obligations précitées afin de ne pas fausser le jeu concurrentiel de ce secteur particulièrement compétitif.

La Cour de cassation fait preuve de souplesse en considérant qu’il n’y a pas lieu d’apporter la preuve de l’existence d’une situation de concurrence directe ou effective et « exige seulement l’existence de faits fautifs générateurs d’un préjudice »13.

La jurisprudence fait également preuve de souplesse dans les modalités de preuve et d’évaluation du préjudice réparable, facilitant ainsi les démarches pour l’établissement lésé.

L’action en concurrence déloyale est fondée sur les bases du droit commun de la responsabilité civile extracontractuelle fixée aux articles 1240 et 1241 du Code civil. Par suite, l’établissement lésé doit apporter la preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage en résultant.

S’agissant du préjudice, le principe est que l’entité se prétendant victime d’un préjudice est tenue d’en apporter la preuve. Or, en matière de concurrence déloyale, la Haute juridiction a considéré « (...) qu’il s’infère nécessairement d’un acte de concurrence déloyale un trouble commercial constitutif d’un préjudice, fût-il seulement moral »14.

Ainsi, en matière de concurrence déloyale, l’existence du préjudice est présumée. Cette présomption permet aux juges d’évaluer plus facilement le préjudice lorsque celui-ci est difficile à démontrer, ce qui est le cas en matière d’acte de concurrence déloyale.

Les modalités d’évaluation du préjudice sont également facilitées. Dans le célèbre arrêt Cristal15, la Haute juridiction a adopté une position favorable à l’entité lésée consistant non pas à évaluer le préjudice en fonction uniquement de la perte subie par l’établissement lésé, mais à l’évaluer en prenant en considération le profit réalisé par l’établissement déloyal.

En matière de responsabilité civile extracontractuelle, le principe est que seul le préjudice effectivement subi doit être réparé. Or, la Cour a considéré que la réparation du préjudice « peut être évaluée en prenant en considération l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectées par ces actes »16.

L’arrêt Cristal a arrêté une méthodologie atypique consistant à prendre en compte l’économie réalisée par l’entité déloyale, modulée à proportion des volumes d’affaires respectifs des entités concernées. En l’espèce, il s’agissait d’économies réalisées en matière de charge salariale.

Cette méthodologie présente un intérêt certain dans le domaine de la LCB-FT en raison des économies substantielles pouvant être réalisées par l’établissement déloyal notamment en employant moins d’analystes KYC ou LCB-FT que son concurrent.

Cependant, cela ne facilite pas pour autant l’action en concurrence déloyale, car l’établissement devra apporter la preuve de la commission d’agissements fautifs par son concurrent, ce qui risque de ne pas être chose aisée. L’établissement devra disposer d’informations quant au dispositif de LCB-FT mis en place par son concurrent afin de prouver ses manquements. Or les composants de ce dispositif sont internes à l’établissement et font même l’objet s’agissant des déclarations de soupçon d’une stricte confidentialité. Dans le cadre de « la jurisprudence Moon », le contrôle du respect des obligations en matière de LCB-FT par un établissement relève exclusivement de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) conformément à l’article L. 561-36 du CMF. Reste à envisager la possibilité d’utiliser les décisions rendues par la Commission des sanctions de l’ACPR sanctionnant les manquements en matière de LCB-FT comme preuve, parmi d’autres, des actes fautifs commis par le concurrent.

Par ailleurs, l’arrêt porte ici sur les Obligations LCB-FT mais cela pourrait concerner d’autres obligations légales telles que celles applicables en matière de lutte contre la corruption ou celles relatives à la protection de la clientèle.

En tout état de cause, si la preuve des actes déloyaux est rapportée par l’établissement lésé, des sanctions multiples de nature civile peuvent être prononcées par le tribunal de commerce. La sanction classique est le versement de dommages et intérêts à l’établissement lésé. Le quantum relève de l’appréciation souveraine des juges du fond, basée sur deux critères principaux correspondant à la durée et la fréquence à laquelle les actes déloyaux ont été commis. Le juge peut également prononcer des mesures d’interdiction, le cas échéant sous astreinte, afin de faire cesser ces actes et ordonner la publication du jugement.

Pour conclure, le dynamisme du marché des paiements favorise l’émergence d’acteurs porteurs d’offres innovantes renforçant ainsi la concurrence sur ce marché aussi bien au niveau national qu’européen. Cependant, cette concurrence doit s’effectuer en respectant les règles du jeu, consistant à la mise en œuvre des obligations légales par les établissements opérant dans le même marché et soumis à la même législation. S’il est prématuré de considérer que cet arrêt pourrait être la pierre angulaire en matière d’action en concurrence déloyale pour non-respect par un établissement de ses Obligations LCB-FT, il présente le mérite d’ajouter une épée de Damoclès sur certains établissements plus ou moins laxistes dans la mise en œuvre de leurs obligations légales. Cela contribue à renforcer la LCB-FT, véritable mission d’intérêt général dont les établissements du secteur financier sont les acteurs majeurs. n

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº214
Notes :
1 Arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale financière et économique, pourvoi n° 21-21.995.
2 Directive (UE) 2015/2366 du Parlement européen et du Conseil du 25 novembre 2015 concernant les services de paiement dans le marché intérieur et Directive 2009/110/CE concernant l’accès à l’activité des établissements de monnaie électronique et son exercice ainsi que la surveillance prudentielle de ces établissements.
3 Arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale, pourvoi n° 21-12.335.
4 Arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale, pourvoi n° 02-15.054.
5 Point 8 de l’arrêt de la Cour de cassation Chambre commerciale,
pourvoi n° 21-21.995.

6 Les prestataires de services de paiement sont les établissements de paiement, les établissements de monnaie électronique, les établissements de crédit et les prestataires de services d’information sur les comptes : article L. 521-1 du Code monétaire et financier.
7 Article L. 561-2 1° quater : « Les établissements de crédit, les établissements de paiement et les établissements de monnaie électronique ayant leur siège social dans un autre État membre de l’Union européenne ou partie à l’Espace économique européen en tant qu’ils exercent leur activité sur le territoire national en ayant recours aux services d’un ou plusieurs agents pour la fourniture de services de paiement en France ou d’une ou plusieurs personnes en vue de distribuer en France de la monnaie électronique au sens de l’article L. 525-8. »
8 Les cinq axes réglementaires à prendre en compte sont listés à l’article L. 561-4-1 du Code monétaire et financier.
9 P. Roubier « Théorie générale de l’action en concurrence déloyale », RTD com. 1948, p. 541.
10 Arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale, 17 mars 2021, pourvoi n° 19-10.414.
11 Arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale, 28 septembre 2010, pourvoi n° 09-69.272.
12 Arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale, 17 mars 2021, pourvoi n° 19-10.414.
13 Cour de cassation, Chambre commerciale, 17 mars 2021, pourvoi n° 19-10.414.
14 Cour de cassation, Chambre commerciale, 28 septembre 2010, pourvoi n° 09-69.272.
15 Cour de cassation, chambre commerciale, 12 février 2020, pourvoi n° 17-31.614.
16 Cour de cassation, chambre commerciale, 12 février 2020, pourvoi n° 17-31.614.
RB