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Dettes souveraines

Les actifs sûrs européens
à la croisée des chemins

Créé le

23.01.2023

-

Mis à jour le

09.03.2023

La qualité des dettes souveraines européennes s’est dégradée depuis la crise de 2007-2008. La zone euro doit rompre
avec cette tendance pour assurer sa stratégie de croissance,
ce qui nécessite que l’Europe achève son architecture.

Les actifs sûrs se caractérisent par des rendements nominaux stables, un risque de crédit faible et le maintien d’une bonne liquidité, même en période de tensions sur les marchés. Les obligations d’État des principales économies avancées jouissent généralement du statut d’actifs sûrs, mais les turbulences de l’automne dernier sur les obligations souveraines britanniques ont rappelé avec force à quel point le sentiment du marché peut rapidement basculer. L’intervention de la Banque d’Angleterre, un revirement forcé de la politique budgétaire et un changement de Premier ministre ont finalement permis un retour au calme.

Politique budgétaire
vs politique monétaire

Certes, l’économie britannique présente des structures et des problématiques spécifiques, tels que le Brexit, les déficits jumeaux et un important secteur de fonds de pension, mais le gouvernement britannique n’était manifestement pas le seul visé par l’admonestation inhabituelle et sévère du Fonds monétaire international (FMI). Ce dernier avertissait : « Compte tenu des pressions inflationnistes élevées dans de nombreux pays, y compris au Royaume-Uni, nous recommandons d’éviter les mesures budgétaires importantes et non ciblées à ce stade, car il est important que la politique budgétaire n’aille pas à l’encontre de la politique monétaire. »

La présidente de la Banque Centrale Européenne (BCE), Christine Lagarde, s’est également montrée ferme sur ce point, soulignant à plusieurs reprises que les mesures de soutien budgétaire devaient répondre aux trois critères suivants : « temporaires, ciblées et adaptées pour préserver les incitations à consommer moins d’énergie ». Des mesures budgétaires importantes et non ciblées risquent d’aggraver les pressions inflationnistes, de forcer les banques centrales à resserrer davantage leur politique et, en fin de compte, de réduire la marge de manœuvre pour d’autres mesures de soutien à mesure que le coût du service de la dette augmente et que la croissance économique finit par ralentir. Notons bien que le fardeau de la dette n’est pas seulement un problème pour les gouvernements, mais aussi pour les entreprises et les ménages. Ainsi, plus les banques centrales sont contraintes de resserrer leur politique, plus le risque de désendettement forcé et désordonné augmente.

La nouvelle configuration de chocs inflationnistes et de réponses correspondantes des politiques budgétaires et monétaires représente un premier carrefour pour les actifs sûrs, mais pas le seul. Les transitions en cours de l’économie mondiale s’accélèrent, qu’il s’agisse du passage à une plus grande résilience des chaînes d’approvisionnement, à une plus grande autonomie stratégique des pays, de la mutation des systèmes énergétiques accélérée par la guerre en Ukraine et par la nécessité de faire face au changement climatique, ou de la transition numérique. Combinés, ces facteurs ont accru l’incertitude sur les régimes économiques. La croissance, l’inflation et leur volatilité influençant le prix des obligations souveraines, il y a plus d’incertitude sur la formation des prix des actifs sûrs.

Concernant la zone euro, cette toile de fond explique sans doute la décision récente de la BCE de mettre en place un nouvel instrument de protection de la transmission, en vertu duquel elle peut procéder à des achats fermes et ciblés d’obligations d’État pour enrayer tout élargissement injustifié des écarts de taux souverains, si elle est convaincue que le gouvernement en question respecte raisonnablement le cadre budgétaire européen.

Deux points de vue opposés

Cette croisée des chemins des actifs sûrs s’accompagne d’une dimension bien connue dans le contexte européen, avec deux camps qui s’opposent. L’un soutient que la différenciation des spreads souverains est hautement souhaitable et pousse les gouvernements à engager des réformes et à réduire la dette publique. L’autre camp craint que de trop larges écarts de spreads souverains ne réduisent la marge de manœuvre budgétaire, rendant plus difficile les réformes et limitant la capacité de faire face aux chocs, comme le choc énergétique actuel.

Il est intéressant de noter que les deux camps reconnaissent la nécessité de disposer d’actifs sûrs, notamment pour finaliser l’Union bancaire et créer une Union des marchés de capitaux forte. La nécessité de ces deux unions est plus pressante aujourd’hui avec l’accélération des transitions, car ces dernières requièrent d’importants investissements, tant publics que privés. La Commission estime que l’UE a besoin d’investissements supplémentaires de 520 milliards d’euros par an jusqu’en 2030 pour réaliser le Green Deal et de 125 milliards d’euros supplémentaires par an pour la transition numérique. Au total, cela représente environ 4,5 % (!) du PIB.

Il est intéressant d’examiner les tendances observées sur les marchés de la dette souveraine de la zone euro au cours des dernières décennies. Premièrement, en termes de notation, seuls trois États membres bénéficient aujourd’hui du statut triple A (l’Allemagne, le Luxembourg et les Pays-Bas). Avant la grande crise financière de 2007-2008 et la crise de la dette européenne qui a suivi, ce nombre était de huit (Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas, Autriche, Finlande, France, Irlande et Espagne). Deuxièmement, les politiques de réponse aux différentes crises de cette période ont vu le volume de dette émise par les différentes institutions européennes augmenter de manière substantielle, et il représente aujourd’hui une part importante des actifs notés triple A. Cette dette reste cependant insuffisante pour assurer la viabilité de l’économie européenne, ou pour servir d’actif sûr pour l’architecture financière européenne. De plus, les gouvernements ont besoin d’assurer leur financement, ce n’est pas seulement une question de stocks.

Réformer le pacte de stabilité
et de croissance

L’appétit politique pour la création d’un actif sûr unique et d’une forme d’union fiscale connexe est actuellement faible, et les diverses propositions pour créer un tel actif ont été laissées à l’abandon dans les cartons. La voie à suivre repose plutôt sur la réforme en cours du pacte de stabilité et de croissance pour inciter les États membres à s’engager dans des réformes structurelles pour réduire leur dette publique, ce qui ouvrirait la voie pour une plus grande proportion d’États membres notés AAA à l’avenir.

La proposition de la Commission pour réformer les règles budgétaires européennes présente un certain nombre de caractéristiques positives, en conservant les valeurs de référence du traité de 3 % pour le déficit budgétaire par rapport au PIB et de 60 % pour le ratio de la dette par rapport au PIB, mais en supprimant la règle de plus en plus irréaliste consistant à exiger la réduction de la dette supérieure à 60 % du PIB de 1/20e par an. La méthode plus flexible proposée, avec des plans budgétaires nationaux à moyen terme adaptés, évitant une approche unique, semble souhaitable et devrait permettre une appropriation nationale et une meilleure acceptabilité par les électeurs. Le débat sur la réforme est toujours en cours, et les règles finales adoptées peuvent encore changer.

Même dans un scénario optimiste, il faudra de nombreuses années pour que les nouvelles règles permettent d’ouvrir un chemin vertueux de réforme et de réduction de la dette, fournissant ainsi un stock élevé d’actifs sûrs pour la zone euro. Les obstacles sont nombreux et la BCE pourrait bien se retrouver dans la position inconfortable de voir son nouvel instrument de protection des transmissions mis à l’épreuve. Il ne fait guère de doute que la zone euro doit rompre avec la tendance de ces dix dernières années, qui a consisté à laisser se dégrader les notes des emprunteurs souverains et à ne recourir à l’émission de dette commune qu’en dernier ressort.

La finalisation de l’Union bancaire et de l’Union des marchés de capitaux requiert la création de ces actifs sûrs, sans lesquels la stratégie de croissance européenne ne disposera pas d’une offre de financement suffisante et la région prendra encore plus de retard sur les États-Unis et la Chine. Il semble donc que la zone euro ait un problème de cohérence temporelle dans la voie qu’elle choisit actuellement pour la création d’actifs sûrs et il est peut-être temps de dépoussiérer les propositions de création d’un véritable actif sûr unique. n

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº877