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Souveraineté et finance

Créé le

26.05.2021

C’est un lieu commun de constater que la crise sanitaire a profondément bouleversé le monde dans lequel nous évoluons. En illustrant de manière souvent douloureuse la dépendance de l’Europe vis-à-vis du reste du monde, elle aura aussi redonné à la question de la souveraineté un poids qu’elle semblait avoir perdu.

Pourtant, avant même cette crise, la question de la souveraineté économique s’est posée en matière numérique, pour constater la puissance des prestataires américains ou asiatiques dans les services de cloud computing, s’agissant de la définition des normes comptables, en pointant l’influence américaine sur la définition des normes internationales IFRS, ou encore dans les activités des paiements, face à la prédominance des infrastructures de réseaux anglo-saxonnes. Dans ces domaines comme dans beaucoup d’autres, la mondialisation des activités et l’abolition des frontières qui en a résulté ont accru l’efficacité des processus en temps normal, mais au prix de dépendances pouvant s’avérer très problématiques dans les situations de crise.

Dans le secteur financier, la question se pose avec une acuité particulière, du fait tant de la dématérialisation structurelle des activités et des marchés que de l’importance stratégique des activités financières dans l’économie. De fait, les analyses et réflexions rassemblées dans ce nouveau dossier réalisé par Revue Banque en partenariat avec l’AMAFI montrent que la souveraineté en matière financière doit être interrogée sous des angles et des domaines multiples.

À commencer par le territoire à l’échelle duquel elle prend son sens. En Europe, l’activité financière se définit très largement au niveau de l’Union. Une grande partie de la réglementation et de la supervision financières s’organise au sein de la Commission et du Parlement européens, des AES ou de la BCE. L’objectif de constituer un marché européen financier unifié, profond et liquide, capable de rivaliser avec le marché américain, et aussi un objectif d’affirmation d’une souveraineté financière européenne face au bloc anglo-saxon. Pour autant, de nombreux États de l’Union tentent de préserver leur propre intérêt et leur autonomie quand vient le moment de discuter des modalités réglementaires au sein des instances européennes, ou lors de la transposition des directives de l’Union dans leur droit national. Jusqu’où la souveraineté européenne peut-elle ou doit-elle s’imposer dans le domaine de la finance ? S’oppose-t-elle nécessairement à une souveraineté nationale ?

Au-delà de cette interrogation, les auteurs du dossier ont tenté d’identifier les attributs actuels de la souveraineté financière. Le premier est la capacité à se financer. Celle des États d’abord. Elle prend dans le contexte actuel un poids supplémentaire, compte tenu d’une part de l’endettement atteint par les États pour soutenir et relancer leurs économies et d’autre part, par la mise en œuvre inédite d’une capacité de financement européenne mutualisée, pour l’instant limitée à la période de crise, afin d’accompagner la relance. Elle débouche également sur le fait de savoir qui sont les détenteurs de la dette publique, investisseurs locaux ou étrangers, ainsi que sur le rôle international de la monnaie, et la nécessité de disposer d’un safe asset pour étoffer ce dernier.

La capacité de financement des acteurs privés est aussi un enjeu fort de souveraineté. Pour les grandes entreprises bien sûr, mais aussi pour les start-up très innovantes. Ce sont elles qui construisent l’économie de demain et qui définissent notre place future dans la compétition mondiale. Il faut éviter qu’elles ne se délocalisent à l’étranger, faute de trouver les capitaux nécessaires à leur développement sur leur marché domestique.

Un autre moyen d’affirmer sa souveraineté réside dans la capacité à fixer ou choisir ses propres règles. La construction en cours des normes et réglementations liées à la finance durable en est un exemple d’autant plus significatif que l’objectif est clairement que la finance durable devienne à terme le courant dominant. L’Union européenne a aujourd’hui pris une certaine avance en la matière, et espère que les standards ainsi fixés, par exemple en matière de taxonomie et de reporting, deviendront au-delà de ses seules frontières, des règles mondiales. Mais si elle a eu les coudées franches face aux États-Unis du gouvernement Trump, très en retrait sur ces questions, les récentes annonces du président Biden augurent en la matière d’une concurrence nouvelle.

Reste que les enjeux de souveraineté ne sont pas toujours alignés avec ceux de l’efficacité économique. Le Brexit en fournit quelques exemples marquants. Ainsi le marché des dérivés en euros est aujourd’hui majoritairement installé à Londres ; la concentration de ce marché a permis aux infrastructures de compensation et autres parties prenantes de développer une très grande efficacité opérationnelle avec une bonne maîtrise des coûts. Réaffirmer la souveraineté européenne dans ce domaine pourrait supposer de rapatrier ces transactions sur le continent, mais avec un risque de fragmentation du marché et de perte de compétitivité pour les acteurs européens, ce d’autant qu’aucune infrastructure européenne continentale ne peut encore réellement concurrencer Londres sur sa capacité de traitement.

Les deux dernières décennies ont été celles de la mondialisation, et de la recherche d’une plus grande efficience des chaînes de valeur, à moindre coût. Les questionnements sur la souveraineté – entendue comme la conservation de son autonomie et sa capacité de décision ou de choix – signalent aujourd’hui les limites de ce mouvement. L’enjeu est aujourd’hui d’œuvrer à trouver, dans le domaine financier comme ailleurs, le juste équilibre, sans verser dans l’excès inverse d’une souveraineté qui se traduirait par des stratégies de repli ou d’affrontement.

 

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À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº857bis