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Quelle assurabilité en responsabilité civile professionnelle pour les pratiques de soins non conventionnelles ?

Créé le

22.03.2022

Les nouvelles thérapies non conventionnelles se développent rapidement. Souvent dans un vide juridique, cernées de surcroît par la répression des dérives sectaires et de la pratique illégale de la médecine. Comment les assureurs peuvent-ils concevoir des produits adaptés dans cet environnement ?

La croissance des risques et la vulnérabilité des acteurs économiques imposent aux assureurs de faire preuve d’innovation pour couvrir des risques nouveaux. Tel est le cas pour les pratiques de soins non conventionnelles (PSNC) : médecines alternatives, complémentaires, naturelles ou médecines douces se développent rapidement et génèrent une demande d’assurance nouvelle en responsabilité civile professionnelle.

Qu'il s'agisse d'hypnose, d'acupuncture ou d'art-thérapie, l’organisation mondiale de la santé (OMS) a recensé plus de 400 pratiques de soins non conventionnelles. Très diverses, elles ont toutefois un point commun : elles ne sont pas reconnues d’un point de vue scientifique. La médecine « conventionnelle », elle, utilise des traitements validés scientifiquement, soit par des essais cliniques, soit par un fort consensus professionnel. L’absence de reconnaissance va de pair avec une absence d’enseignement pendant le cursus des professionnels de santé. En effet, en France, ces approches thérapeutiques ne sont pas traitées dans les facultés de médecine. Elles sont donc exclues des diplômes médicaux, même si, paradoxalement, certaines d’entre elles sont pratiquées dans les hôpitaux – comme l’hypnose, par exemple, mise en œuvre lors d’accouchements !

La France n’est pas parmi les « tolérants »        

Côté réglementation, l’encadrement des médecines non conventionnelles est variable. Au sein de l’Union européenne, il existe de nombreuses disparités d’un pays à un autre. Quelques-unes sont reconnues. Le Centre d’Analyse stratégique distingue d’une part les pays « tolérants » avec les États scandinaves, le Royaume-Uni et la Suisse, et d’autre part, les pays considérés comme « monopolistiques », avec la Belgique, la France l’Italie et l’Espagne. Les « tolérants » autorisent sous certaines conditions des praticiens non médecins à pratiquer une médecine non allopathique. Les autres pays réservent de manière stricte toute pratique médicale aux seuls professionnels de santé.

État des lieux détaillé dans l’Hexagone. Certains professionnels de santé peuvent pratiquer et faire apparaître sur leurs titres ou ordonnances les pratiques suivantes : l’acupuncture, la mésothérapie, la médecine manuelle, l’ostéopathie ainsi que l’homéopathie. La loi du 4 mars 2002 a ainsi reconnu le titre d’ostéopathe et le titre de chiropracteur. Autrement dit, le fait que le titre soit reconnu signifie qu’il s’agit d’une profession réglementée. Donc soumise à obligation d’assurance en responsabilité civile ! Cette loi a été une réelle avancée dans le secteur des pratiques de soins non conventionnelles, bien que leur validité scientifique n’ait pas été reconnue.

Dans le même temps, au rayon du droit, l’exercice illégal de la médecine et l’usurpation de titre sont réprimés par le Code pénal. Le Code déontologique de l’Ordre des médecins interdit toute pratique de charlatanisme. Un point d’attention supplémentaire porte sur les pratiques commerciales trompeuses, utilisant des termes réservés au corps médical tel que : soin, thérapie, guérison, etc. Ils sont interdits aux pratiquants des mesures non conventionnelles.

Un marché en forte croissance

Pendant ce temps, la demande s’accélère. La majorité des Français considère l’environnement extérieur comme étant de plus en plus dangereux : de nouveaux liens de cause à effet entre la consommation et la santé sont détectés et dénoncés par les associations de consommateurs. Les clients n’ont plus une confiance « aveugle » envers la société, comme auparavant. Parallèlement, la montée en puissance du numérique soutient cette démarche : les consommateurs s’informent sur internet en lisant les avis des autres consommateurs.

Des start-up ont créé de nouvelles applications pour mieux informer les consommateurs sur certains produits. Prenons l'exemple de Yuka : grâce au code-barres, elle permet d’avoir une notation diététique de la composition des produits. Les montres connectées et les réseaux sociaux soutiennent un effort d’amélioration de l’hygiène de vie : sport, nutrition, apparence physique. Le bien-être mental dépend du bien-être physique. Une approche plutôt holistique de la santé, c’est ce que souhaite la majorité des Français. Face à cette évolution, le secteur tend progressivement à se structurer, en dépit d’une absence de reconnaissance officielle. Tel est le cas avec l’OMNES (Organisation de la médecine naturelle et de l’éducation sanitaire) et la FENA (Fédération française des écoles de naturopathie).

D’après Bordeaux Business, le média économique bordelais, en 2016 « le marché du bien-être au sens large a crû de 7 % par rapport à l’année précédente ». Selon une étude réalisée par Wellness Institute en 2018, « cette économie croît de 8 % à 12 % par an depuis 2010. Sa croissance devrait se poursuivre de l’ordre de 5 à 6 % par an entre 2018 et 2023. » Toujours selon Bordeaux Business, « en France, on recense 290 000 entreprises qui exercent dans le secteur du bien-être, avec un chiffre d’affaires avoisinant les 37,5 milliards d’euros ». Plus de 40 % des Français font appel aux PSNC. Par ailleurs, de plus en plus d’organismes d’assurance tendent à rembourser des consultations de naturopathie ou d’ostéopathie. Les PNSC sont dès lors pratiquées par les professionnels de santé ainsi que dans les hôpitaux. Des centres spécialisés proposent des formations. Le secteur est donc en forte expansion.

Peu d’assureurs en RC

Quid de l’assurance responsabilité civile de ces professionnels ? Les besoins de couverture ne cessent d’augmenter, mais peu d’acteurs sont capables de répondre à ces besoins. Les raisons ? Le manque de connaissance et l’absence de cadre réglementaire autour de ces pratiques. Les acteurs présents sur ce marché sont principalement des courtiers de niche. Très peu de données assurantielles sont disponibles au grand public. Néanmoins, il semble que le ratio de sinistralité en RC soit très faible.

Les sinistres relèvent majoritairement de la responsabilité civile exploitation, avec la chute d’un client par exemple, et non pas de la responsabilité civile professionnelle. La prime serait de l’ordre de 120 /220 euros, selon les garanties octroyées et le distributeur. Donc un niveau faible en valeur absolue. Ces pratiques ne sont donc pas considérées comme dangereuses pour les tiers, hormis les risques de dérive et/ou d’exercice illégal de la médecine.

Les dérives thérapeutiques les plus répandues sont les pratiques usant de méthodes à l’approche psychologisante. Parmi elles, nous pouvons citer le décodage biologique, les psychothérapies déviantes ou induction de faux souvenirs, la kinésiologie, le reiki et le massage Tui Na. Concernant l’exercice illégal de la médecine, de nombreux professionnels peuvent se retrouver dans l’illégalité sans le savoir. C’est ce qu’a rapporté le rapport de contrôle de la DGCCRF : « sur 675 professionnels contrôlés, 460 étaient en infraction ». Selon cet organisme de contrôle, une méconnaissance de la réglementation est à l’origine de la majorité des infractions. Les professionnels ne savent pas que certains termes, comme guérison, sont réservés au domaine médical. Leur emploi est donc susceptible de mettre en cause leur utilisateur pour exercice illégal de la médecine…

Le risque majeur : la perte de chance ?

En RC professionnelle, le risque porte principalement sur la « perte de chance ». Elle se définit comme étant la conséquence pécuniaire d’un dommage corporel et psychologique occasionné par une faute commise par autrui. Dans le milieu médical, la perte de chance pour le patient « tient au fait qu’il ne peut être certain que si la faute n’avait pas été commise, la guérison, ou au moins une amélioration de l’état du patient, aurait pu être obtenue. La certitude tient au fait que si la faute n’avait pas été commise, le malade avait des chances de guérison ou d’amélioration et que la faute l’a privé de cette chance ».

Ainsi, en cas de manquement à son obligation d’information, le professionnel pourra se voir être obligé de verser des indemnités au titre du préjudice de perte de chance. Si ce dernier bénéficie d’un contrat de responsabilité civile professionnelle, ce sera à l’assureur de verser l’indemnité. Le poste de perte de chance est donc à prendre en compte dans l’analyse du risque.

Quand l’assureur n’a pas à couvrir

Qui des autres risques ? En ce qui concerne la manipulation, l’escroquerie ou l’abus de faiblesse, il s’agit de faits volontaires de la part du professionnel. C’est donc une faute intentionnelle. Or, selon l’article L113-1 du Code des assurances, « l’assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d'une faute intentionnelle ou dolosive de l'assuré ». Le cas des dérives sectaires entre aussi pleinement dans le champ d’application de la notion de faute intentionnelle. Ainsi, en cas de sinistre, l’assureur aura la faculté d’invoquer la nullité du contrat.

Autre question majeure : comment garantir un risque dont l’objet pourrait être illicite en raison d’une pratique illégale ? L’assureur peut-il être poursuivi ? L’article 1128 du Code civil nous donne des éléments de réponses. Il conditionne la validité d’un contrat comme suit : « Sont nécessaires à la validité d'un contrat : 1. Le consentement des parties. 2. Leur capacité de contracter. 3. Un contenu licite et certain ». En droit des assurances, il convient de distinguer le risque « évènement » du risque « objet ». Le risque « évènement » de la garantie est un événement aléatoire. L’article 1964 du Code civil 41 : « Le contrat aléatoire est une convention réciproque dont les effets, quant aux avantages et aux pertes, soit pour toutes les parties, soit pour l'une ou plusieurs d'entre elles, dépendent d'un événement incertain. Tels sont : le contrat d'assurance, le jeu et le pari et le contrat de rente viagère ». Ainsi, l’aléa est indispensable à l’existence même du contrat d’assurance. Un évènement dont la survenance est aléatoire n’entre pas dans le champ d’application de l’article 1966 du Code Civil. Autrement dit, il ne s’agira pas d’un risque considéré comme « illicite » tant que son caractère demeure aléatoire. Par exemple, le fait de voler des biens dans un magasin est illégal, mais cela n’empêchera pas la victime de pouvoir prétendre à une indemnisation de la part de son assureur. Il en est de même pour la faute commise par l’assuré, à condition qu’il ne s’agisse pas d’une faute intentionnelle ou dolosive, ce qui anéantirait son caractère aléatoire.

Le problème de la licéité

A contrario, l’issue est plus compliquée pour le risque « objet ». Selon Luc Mayaux, « si un appartement ou un champ de pavots sont en tant que tel des valeurs assurables, les profits que peut procurer leur utilisation ou exploitation sont illicites quand le premier est destiné à l'exercice de la prostitution et le second à satisfaire les besoins en matière première des fabricants de stupéfiants. C'est l'intérêt indirect à la non-réalisation du risque ou, si l'on préfère, l'activité dont la chose ou la personne sont les supports, qui est ici en cause. C'est parce que cette activité est illicite ou illégale qu'elle ne peut être couverte par une assurance. »

Plus précisément, l'idée est que cette activité expose, comme toute activité, celui qui l'exerce à certains risques (incendie du local professionnel, destruction de la récolte à la suite d'un événement météorologique). Mais, comme elle est illicite ou illégale, ces risques ne peuvent être couverts par une assurance. Pour des raisons prophylactiques, c’est-à-dire pour éviter de rendre ces activités attractives en faisant supporter les risques qui leur sont inhérents par un tiers, l'assurance ayant pour objet une activité illicite est elle-même illicite.

L’impact réputationnel du contrat nul

De cette manière, si l’objet du risque résulte d’une activité illicite, cela constitue une violation de l’Article 1966 du Code Civil. Il en va de même pour l’exercice illégal de la médecine car il porte atteinte à l’ordre public, son objet est donc illicite et la nullité du contrat est applicable. Il est donc réputé nul et n’avoir jamais existé. Cette nullité s’applique à effet rétroactif : les deux parties doivent se retrouver dans leur état initial, c’est-à-dire avant la conclusion du contrat. Autrement dit, l’assureur remboursera à l’assuré les primes perçues et l’assuré restituera les éventuelles indemnités reçues pour des sinistres passés. Cela constitue un véritable écueil en termes de protection des clients. S’ajoute à cela le fait que la nullité soit opposable aux tiers. Les conséquences pour l’assureur seront aussi importantes pour son image et sa réputation face aux assurés.

La période actuelle est d’une part, l’aversion aux risques des assurés, qui veulent se couvrir pour tout type de risque, d’autre part, des acteurs utilisant des stratégies de niche, pour se démarquer sur des marchés peu sollicités par la concurrence. Mais lorsque l’on est face à une forte demande et que l’offre s’émancipe, la tendance est d’aller vers la limite de l’assurable, au risque de devoir se confronter à l’article 6 du Code Civil.

L’action des courtiers pour évaluer le risque

Les assureurs acceptent d’établir des contrats cadres avec des courtiers pour mieux cerner le risque. Pour mettre en lumière le potentiel d’un marché financier, en termes de résultat technique, il est indispensable de faire une analyse exhaustive du risque, de cerner les besoins des clients, mais aussi les enjeux. Cette connaissance du risque permet d’encadrer de manière efficace l’élaboration des conditions tarifaires octroyées. Comme l’explique Yoan Chery, fondateur du Groupe Leader Insurance, « nous devons aller là où les assureurs ne veulent pas aller – ou du moins pas encore. C’est le cas des nouveaux loisirs nautiques : c’est typiquement le genre d’activité sans historique de sinistralité et sans volume qui n’a aujourd’hui pas d’intérêt pour un assureur. » C’est exactement le cas pour le marché des pratiques de soins non conventionnelles. Pour Jérôme Salord, fondateur de SantéVet, leader n° 1 sur le marché de l’assurance des animaux de compagnie : « Si ces loisirs se développent, les assureurs reprendront la main, comme ils l’ont fait avec l’assurance animaux de compagnie : tous ont désormais leur offre, parfois conçue en marque blanche par SantéVet. Nous avons tout intérêt à ce que le marché des PSNC se développe ».

Une segmentation des métiers pour une meilleure mutualisation

Face à ce constat, quelques recommandations s’imposent. D’abord, il convient d’analyser chaque type de pratique de soins pour déterminer la nature du risque auquel il est confronté. L’exercice devrait être mené de manière régulière, en l’actualisant, puisque, l’une des caractéristiques du risque responsabilité civile est qu’il évolue en même temps que le Droit. Ensuite, mieux vaut segmenter les métiers en quatre grandes catégories:

– la première regroupe les métiers de l’esthétique ;

– la seconde regroupe les thérapies, elles sont décomposées en deux sous-groupes : les thérapies manuelles et les thérapies biologiques ;

– la troisième rassemble les psychopratiques ;

– enfin, la dernière porte sur les systèmes complets.

Ainsi, la mutualisation s’applique au sein de ces quatre groupes ayant des risques homogènes. Il y a lieu d’exclure toutes les activités qui sont réservées aux seuls professionnels de santé.

Le tarif reflète la stratégie de l’assureur qui poursuit deux objectifs : un objectif commercial avec pour enjeu de maintenir un prix cohérent avec celui de la concurrence, et un objectif financier de rendement attendu du produit.

Plafond et franchise à définir

Concernant le plafond de garantie, rien n’est imposé par la loi. Mais une des caractéristiques propres à la responsabilité civile est que l’on ne sait pas prévoir le montant maximal d’un sinistre. Il peut donc plafonner la garantie responsabilité civile professionnelle à 200 000 euros par an (à calculer en fonction du montant des primes émises et d’une probabilité estimée du sinistre). Par ailleurs, concernant la franchise, celle-ci doit être suffisante pour éviter d’avoir à payer des « petits sinistres » et impacter négativement les résultats techniques de la mutualité. Une franchise de l’ordre de 250 euros serait sans doute raisonnable.

Enfin, pour réduire les risques liés aux dérives thérapeutiques, il y a lieu de mettre en place une charte de prévention. Cette charte de prévention contiendrait l’obligation pour le praticien d’envoyer aux patients des notices d’information sur les risques de dérives sectaires en partenariat avec la Milivudes. Elle pourrait aussi contenir l’exigence d’un recueil d’information écrit sur les antécédents de santé des clients. Elle contiendrait aussi une fiche avec des conseils écrits : ne pas arrêter brutalement un traitement allopathique par exemple, et rappeler que la médecine non conventionnelle n’a pas pu prouver ses effets scientifiquement. Cette charte de prévention pourrait encadrer la pratique des professions et serait un gage de sécurité à la fois pour l’assureur, l’assuré et ses clients.

En conclusion, l’assurance responsabilité civile professionnelle des pratiques de soins non conventionnelles sera un marché porteur à condition de cerner les risques et les enjeux. Avec une demande de plus en plus forte, une mutualisation des risques à grande échelle pourrait permettre de développer un chiffre d’affaires important pour les assureurs. Il ne s’agirait plus alors d’une assurance de niche, mais bien d’une assurance de masse en complément des RC médicales. Avec des résultats techniques de bon niveau, ces contrats pourraient constituer une source de croissance pour les assureurs.

À retrouver dans la revue
Revue Banque NºHS-STRAT-Enass-1-2022