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Point de vue

Quand les robots remplaceront les juges…

Créé le

17.05.2017

-

Mis à jour le

24.05.2017

Jusqu’où iront les robots dans le domaine du droit ? D’ores et déjà, il existe des outils permettant de prédire le taux de succès d’un contentieux. Dès lors, il est permis d’imaginer qu’ils remplaceront un jour les juges !

À quand une décision de justice rendue par un robot ? Un tel avenir n’est pas si lointain. Certes, on n’y est pas encore, mais le développement de l’intelligence artificielle et son application au monde du droit laissent présager un tel avenir. Mais quelle sera alors cette justice déshumanisée où le juge ne pourra plus décider selon « son intime conviction », ou à tout le moins intégrer le facteur humain dans sa décision ?

Aujourd’hui, à défaut de robot-juge, nous avons des algorithmes qui permettent de calculer (pour ne pas dire prédire) le taux de succès d’un contentieux. Lord Thomas of Cwmgiedd, Chief of Justice de l’Angleterre et Galles ne déclarait-il pas en 2016 : « It is probably correct to say that as soon as we have better statistical information, artificial intelligence using that statistical information will be better at predicting the outcome of cases than the most learned Queen’s Counsel » ? En fait, l’analyse prédictive du droit n’est que l’une des applications des développements de l’intelligence artificielle utilisant le Big Data [1] . C’est en ce sens qu’elle intéresse tant les juristes aussi les scientifiques [2] . Il s’agit schématiquement d’essayer, en partant de l’historique de cas proches, de répondre à une situation contentieuse particulière. L’analyse prédictive peut se limiter à proposer des stratégies juridiques en fonction de scénarios, mais elle peut aussi aller plus loin en prévoyant le taux de succès ou d’échec pour une situation donnée. En fait, le recours à l’intelligence artificielle est en train de transformer en grande profondeur le droit et la justice [3] .

Des milliers de documents examinés

Le recours à l’analyse prédictive du droit s’est naturellement d’abord concentré sur l’analyse de documents et pièces dans le cadre de communication de preuves lors d’un procès, en particulier dans les systèmes de droit anglo-américain qui connaissent des règles de preuves très particulières et où des milliers et parfois des millions de documents doivent être examinés, ce que l’on appelle le « discovery ». L’intégration du « predictive coding » dans le cadre du « e-Disclosure » a été reconnue en 2016 dans une décision de la High Court of Justice de Londres. Il est vrai que dans ce contentieux, il y avait plus de 13 millions de pièces à examiner ! Le logiciel de codage prédictif utilise un modèle mathématique et une programmation d'intelligence artificielle pour numériser des documents électroniques et localiser des données pertinentes pour un cas juridique. Le programme de codage prédictif reçoit une série de documents et il lui est demandé d'identifier les documents pertinents, lesquels doivent être examinés par les humains.

Plusieurs expériences ont été lancées permettant de calculer le taux de réussite ou d’insuccès dans un litige en faisant apprendre par une machine les précédents de jurisprudence équivalents. Aux États-Unis, Daniel Martin Katz, professeur à la Michigan State University of Law, a créé un algorithme qui a prédit avec une exactitude 70 % les décisions rendues par la Cour suprême de 1816 à 2015 et assure un taux de fiabilité de 71 % des votes des juges individuels [4] . On peut aussi citer les travaux allant dans le même sens de l’Université de Berkeley en 2004 [5] . Mais plus récemment, l’expérience menée par l’University College of London a fait grand bruit : les chercheurs ont analysé 584 affaires de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), correspondant à trois articles de la Convention européenne des droits de l'homme [6] . Ils ont tiré un taux de prédiction de plus de 70 %.

Comprendre comment le droit et les faits influencent les juges

Le sujet de la prédiction des décisions de justice n’est pas récent. Déjà, en 1963, Reed C. Lawlor avait imaginé l’aboutissement de prédiction fiable de l'activité des juges. Selon ce dernier, une telle avancée dépendait de la compréhension scientifique des façons dont le droit et les faits influent sur les juges. Plus de cinquante ans plus tard, les progrès du traitement du langage naturel (PNL) et de l'apprentissage automatique (ML) fournissent les outils nécessaires pour analyser automatiquement les documents juridiques, afin de construire des modèles prédictifs efficaces de résultats judiciaires.

Plusieurs entreprises ont été créées dans ce domaine de la LegalTech et de l’analyse prédictive. Aux États-Unis on peut mentionner le cas de Lex Machina, une société d'analyse fondée en 2010 visant à prévoir le coût et les résultats des litiges en matière de propriété intellectuelle. D’autres sociétés se sont développées, dans le domaine des securities class-actions. En France, on peut citer l’expérience menée par Case Law Analytics qui s’appuyant sur des bases de données de décisions judiciaires analysées par des algorithmes permet de présenter sous forme de visualisation graphique des distributions probabilistes (risque de condamnation, montant de la condamnation…). La start-up offre des applications concrètes dans les trois domaines suivants : l’indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse (licenciement injustifié) ; la prestation compensatoire ; la pension alimentaire.

D’autres sociétés se sont créées comme Predictice, Supra Legem pour la justice administrative, ou Tyr-Legal dans le droit social.

Le poids de la jurisprudence devant les tribunaux anglo-saxons

L’analyse prédictive des décisions de justice nécessite tout d’abord de disposer d’un historique de décisions de justice le plus important possible ; de la même manière, il faut disposer d’une base de données la plus exhaustive. À cet égard, le projet français de mise à disposition de tout citoyen de l’intégralité des décisions de justice sur le site www.justice.gouv.fr constitue une véritable révolution. L’analyse prédictive des décisions de justice prend tout son sens dans les systèmes de droit anglo-américain, où la portée de la jurisprudence, avec la notion de « precedent » (ou stare decisis), est fondamentale. En effet, cette règle veut que les tribunaux rendent des décisions conformes aux décisions antérieures. Les tribunaux inférieurs sont ainsi tenus par les décisions des tribunaux supérieurs et aux États-Unis, une Cour est tenue par sa propre jurisprudence. De la même manière, la notion d’ « opinion dissidente » – selon laquelle un juge peut exprimer son désaccord et les raisons de celui-ci par rapport à la décision de la Cour à laquelle il siège – est utilisée dans certaines cours suprêmes comme celles des États-Unis ou la CEDH en Europe. L’analyse de ces opinions dissidentes permet de se forger une analyse des positions individuelles des juges, et ainsi de prévoir ce que chaque juge pense au regard des décisions auxquelles il a participé dans le passé. C’est ce que l’on appelle le « profilage » des juges. L’analyse prédictive des décisions de justice est plus complexe dans les pays de tradition civiliste comme la France où la règle du précédent tout comme l’individualisation nominative des décisions de justice n’existent pas.

Alors, le robot-juge va-t-il remplacer l’homme ? Sans doute pas à court terme. Mais il est clair que la place de l’homme dans l’analyse des faits et des cas s’appuie de plus en plus sur des outils technologiques.

 

1 R. Moorhead, « Lawyers Learning about Prediction » (19 janvier 2017) : https://lawyerwatch.wordpress.com/2017/01/19/lawyers-learning-about-prediction/.
3 Cf. l’excellent article très complet sur ce sujet de  Julie Sobowale dans l’ American Bar Association Journal :   http://www.abajournal.com/magazine/article/how_artificial_intelligence_is_transforming_the_legal_profession.
4 Daniel Martin Katz, Michael J Bommarito II et Josh Blackman, « Predicting the Behavior of the Supreme Court of the United States: A General Approach », Cornell University, 2014.
5 Theodore W. Ruger, Pauline T. Kim, Andrew D. Martin et Kevin M. Quinn, « The Supreme Court Forecasting Project: Legal and Political Science Approaches to Predicting Supreme Court Decision making », 104 Colum. L. Rev. 1150 (2004).
6 Nikolaos Aletras​, Dimitrios Tsarapatsanis, Daniel Preoţiuc-Pietro et Vasileios Lampos, « Predicting Judicial Decisions of the European Court of Human Rights: a Natural Language Processing perspective »,  PeerJ Computer Science 2:e93 (2016) :   https://peerj.com/articles/cs-93/

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº809
Notes :
1 R. Moorhead, « Lawyers Learning about Prediction » (19 janvier 2017) : https://lawyerwatch.wordpress.com/2017/01/19/lawyers-learning-about-prediction/.
2 https://brunodondero.com/tag/justice-predictive/.
3 Cf. l’excellent article très complet sur ce sujet de  Julie Sobowale dans l’American Bar Association Journal :  http://www.abajournal.com/magazine/article/how_artificial_intelligence_is_transforming_the_legal_profession.
4 Daniel Martin Katz, Michael J Bommarito II et Josh Blackman, « Predicting the Behavior of the Supreme Court of the United States: A General Approach », Cornell University, 2014.
5 Theodore W. Ruger, Pauline T. Kim, Andrew D. Martin et Kevin M. Quinn, « The Supreme Court Forecasting Project: Legal and Political Science Approaches to Predicting Supreme Court Decision making », 104 Colum. L. Rev. 1150 (2004).
6 Nikolaos Aletras​, Dimitrios Tsarapatsanis, Daniel Preoţiuc-Pietro et Vasileios Lampos, « Predicting Judicial Decisions of the European Court of Human Rights: a Natural Language Processing perspective »,  PeerJ Computer Science 2:e93 (2016) :  https://peerj.com/articles/cs-93/