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Monnaie numérique de banque centrale, la révolution en marche

Créé le

21.04.2022

Le contexte géopolitique et le projet de consultation par la Commission européenne ont décidé France Payments Forum à publier un Position Paper pour une monnaie numérique en Europe, citant l’exemple américain.

La guerre en Ukraine souligne le rôle stratégique des systèmes de paiement internationaux ; le récent décret du Président Biden enjoint à la Réserve Fédérale (Fed) et aux agences américaines de poursuivre leurs travaux pour créer un dollar digital de banque centrale : le sentiment d’urgence autour de la monnaie numérique de banque centrale se renforce.

Version électronique des traditionnels billets et pièces d’un pays émis par sa banque centrale, la monnaie numérique de banque centrale (ou MNBC) est une nouvelle forme de monnaie. Neuf pays ont déjà mis en circulation leur propre MNBC en parallèle de leur monnaie fiduciaire et scripturale, au premier rang desquels la Chine dont le e-Yuan est utilisable sur smartphone depuis janvier.

La France comme les États-Unis ont rejoint la longue liste de plus de 100 pays planchant sur la version dématérialisée de leur monnaie. Les degrés d’avancement sont divers, allant de la recherche, de l’expérimentation, du test des transactions transfrontalières à la distribution au public, selon le traqueur CBDC de l’Atlantic Council.

Un enjeu stratégique grandissant

Dans ce contexte, l’Union européenne n’est pas en reste. La Banque Centrale Européenne (BCE) a lancé le projet pilote de l’euro numérique le 14 juillet 2021. Cette phase d’expérimentation de deux ans devrait conduire à une réglementation en 2023 et à une potentielle mise en circulation d’ici 2025. Pour Fabio Panetta, membre du directoire de la BCE, “un euro numérique combinerait l’efficacité d’un instrument de paiement numérique et la sécurité d’une monnaie de banque centrale”.

Parallèlement, la Commission vient de lancer le 5 avril une consultation ciblée sur l’euro numérique. “À mesure que les paiements privés se numérisent, la monnaie de la banque centrale doit également être modernisée. Un euro numérique permettrait à l’euro de rester pertinent dans un monde numérique. Et il contribuerait à rendre l’euro accessible à tous, en complément de l’argent en espèces”, a déclaré Mairead McGuinness, commissaire chargée des services financiers, de la stabilité financière et de l’Union des marchés de capitaux.

N’est-ce pas trop tard ? Le France Payments Forum a divulgué le 24 mars, lors d’un évènement organisé avec Paris Europlace et Finance Innovation, son Position Paper sur les principaux enjeux d’un euro numérique, dont l’importance pour garantir la souveraineté européenne dans les paiements se trouve renforcée par la guerre ukrainienne. “L’émission d’une monnaie numérique de banque centrale répondrait réellement à la problématique actuelle des paiements face à l’attaque frontale de certains acteurs privés mondiaux, et la réponse devrait nécessairement être double, par une MNBC de gros et une MNBC de détail”, affirme le document.

Même son de cloche côté américain. “Si nous ne commençons pas à rechercher la technologie maintenant, nous risquons de prendre des années de retard”, a averti Jim Cunha, vice-président exécutif des paiements sécurisés et des technologies financières de la Federal Reserve Bank de Boston qui collabore avec le MIT, à travers le projet Hamilton, pour expérimenter les différentes options de dollar numérique de banque centrale.

Expérimentation à Boston

Le livre blanc du 3 février 2022 sur la phase 1 de leurs recherches a montré que la MNBC sans technologie blockchain pouvait traiter 1,7 million des transactions, dont 99 % en moins d’une seconde, et a diffusé un code open source comme base d’un éventuel dollar digital. Pour Jim Cuha, “la décision de dépasser cette phase de recherche n’a pas été prise, mais cette collaboration entre le MIT et nos experts a créé un modèle de recherche MNBC évolutif qui nous permet d’en savoir plus sur ces technologies et les choix à prendre en compte lors de la conception d’une MNBC”.

Sur le plan politique, l’executive order du Président Biden signé le 9 mars s’engage résolument en faveur de la poursuite des travaux sur le dollar numérique et commande à ses agences fédérales – la Fed, le Trésor, mais aussi la SEC (Securities and Exchange Commission) et l’agence de protection financière du consommateur (Consumer Financial Protection Bureau, CFPA) – un rapport sur le futur de la monnaie dans les six mois. Toutefois, Christina Skinner, ancienne conseillère juridique de la banque d’Angleterre et professeur-assistante de droit à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie, doute de l’effet accélérateur du décret. Pour elle, la création d’une MNBC nécessiterait une nouvelle législation et, in fine, l’autorisation du Congrès.

Plus globalement, la création d’une MNB serait une initiative importante pour la banque centrale, notamment parce que cela signifierait la création d’un type fondamentalement nouveau de responsabilité souveraine. “Il existe une myriade de coûts et d’avantages (ainsi que d’options de conception) qui prendront du temps à la Fed”, souligne l’expert de la régulation financière et des banques centrales. Un pas que la Fed n’a pas encore franchi. Son document de travail paru fin janvier se contente de lister les avantages et inconvénients d’une éventuelle MNBC dans l’attente des commentaires publics ouverts jusqu’au 20 mai 2022.

Menaces et opportunités

La mise en place d’une monnaie digitale publique présente, en effet, de nombreux atouts. Tout d’abord pour les consommateurs. Selon la Fed, “une MNBC serait l’actif numérique le plus sûr disponible pour le grand public, sans risque de crédit ou de liquidité associé”. La monnaie numérique de détail pourrait, en outre, “favoriser des paiements plus rapides et moins chers (y compris sur les paiements transfrontaliers) et élargir l’accès des consommateurs au système financier”, souligne son rapport. L’inclusion financière est l’un des objectifs mis en avant par le décret du président américain. À cela s’ajoutent les opportunités d’une MNBC de gros qui, d’après le Position Paper du France Payments Forum, “permettrait d’unifier les systèmes de paiement, scripturaux ou numériques, et ainsi, de créer un effet réseau, qui amplifierait son apport comme nouvelle forme de monnaie”.

Restent plusieurs inconnues. Quel rôle pour la banque centrale ? Quelle technologie et quel modèle de distribution adopter ? Comment gérer la sécurité et la protection des données ? Quel impact sur les banques et le système financier ? Début décembre 2021, la BCE a listé trois conditions nécessaires au succès du futur euro numérique : son “acceptation mercantile”, une distribution efficace par des intermédiaires supervisés tels que des banques ou des fournisseurs de paiement régulés et la capacité à utiliser le MNBC pour “payer n’importe où, payer de façon sécurisée, payer de façon confidentielle”. Pour Christina Skinner, les défis structurels potentiels restent la possible désintermédiation du secteur bancaire privé ; l’éviction de l’innovation du secteur privé liée aux stablecoins ; et un bilan élargi de la banque centrale. Face à ces risques, on comprend mieux la prudence des banques centrales, à commencer par la Fed américaine. Qualifiant la MNBC de “projet très prioritaire”, son président, Jerome Powell, a reconnu examiner avec beaucoup de précaution la question de savoir s’ils devraient émettre un dollar numérique.

Le plus grand abandon est celui de la souveraineté monétaire”, rappelle l’économiste Thomas Piketty. Nul doute que, des deux côtés de l’Atlantique, c’est là que se jouera le futur de la monnaie numérique de banque centrale. n I. H.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº868
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