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Modèle économique

Les transformations digitales remettent-elles en question le principe de mutualisation ?

Créé le

14.03.2018

-

Mis à jour le

29.03.2018

Les mécanismes du modèle économique de l’assurance pourraient être déstabilisés par les évolutions permises par l’utilisation du digital, vers une assurance plus personnalisée, à la carte... L’usage des données peut transformer la mesure des risques et le calcul des tarifs, jusque-là basés sur des statistiques observées. Jusqu’à fragiliser la mutualisation.

Si, pour la plupart des secteurs d’activité, les transformations digitales évoquent progrès, rapidité, autonomie, amélioration des services, il n’en va pas toujours de même pour le secteur de l’assurance, au sein duquel certaines craintes s’expriment sur des risques d’utilisation inquiétante des données. Les nouvelles données en masse et les objets connectés pourraient permettre aux assureurs de profiler finement les assurés, voire de prédire l’avenir. Cela les amènerait à hypersegmenter les tarifs, renchérissant à l’excès le coût des couvertures pour les assurés les plus sinistrés ou les plus fragiles, au risque de l’exclusion. La révolution numérique, qui remet en cause toutes les positions acquises, pourrait même mettre en danger ces investisseurs institutionnels, secteur vital pour le financement de l’économie. Ils pourraient se voir vassaliser par de nouveaux grands acteurs du numérique ou rendus inutiles par la qualité de prédiction des algorithmes. En effet, pourquoi s’assurer contre un risque s’il ne subsiste plus d’aléa sur l’avenir ?

On peut dès lors se poser un certain nombre de questions :

  • Ces différentes craintes sont-elles fondées ?
  • Pour les assureurs, le numérique n’est-il pas, au contraire, source d’un nouvel essor, avec de nouvelles formes de mutualisation, une expérience client fluidifiée et une gestion plus efficace ?
  • Y a-t-il un danger que les assureurs soient supplantés ou intermédiés par les nouveaux acteurs du numérique ?
  • Dans un contexte de volatilité accrue des clientèles, les mécanismes du modèle économique de l’assurance peuvent-ils être déréglés par les nouvelles technologies sous la pression de la concurrence ?
Pour tenter de répondre à ces questions, il faut rappeler quelles sont les spécificités du modèle économique de l’assurance, comment sont mesurés les risques et calculés les tarifs sur la base des statistiques observées, et voir en quoi le nouveau contexte numérique pourrait amener à modifier les garanties et les méthodes, au risque de déstabiliser les équilibres techniques et de menacer la solvabilité, dans un contexte concurrentiel et réglementaire favorisant la concurrence.

Un modèle en cycle économique inversé, étroitement réglementé et contrôlé

L’assurance est un modèle économique en cycle inversé, étroitement réglementé et contrôlé, dont la solvabilité est basée sur la mutualisation des risques individuels, modélisée avec les mathématiques des probabilités, qui évaluent le coût pour l’assureur et le risque d’erreur.

Le principe de l’assurance fait partie intégrante de toute organisation sociale : il permet à des individus de se regrouper pour prévenir et affronter ensemble les conséquences financières d’un péril éventuel qui serait difficilement supportable par chacun d’eux séparément.

Le métier de l’assurance fonctionne en cycle économique inversé : le prix n’est pas payé en contrepartie d’un produit mais d’une promesse dont le coût futur n’est pas connu. Le mécanisme consiste à transférer et additionner les risques des clients qui, sinon, relèveraient de paris individuels, souvent insoutenables pour les individus. Au niveau de l’assureur, cette agrégation de risques de mode « tout ou rien » n’est plus un pari : sur la base de statistiques observées, il est modélisable par une loi de probabilité, de forme différente selon la nature des garanties, avec une moyenne, un écart type et toutes les caractéristiques permettant de maîtriser le risque global, c’est-à-dire de calculer à la fois le prix du risque pour l’assureur et aussi une mesure de l’erreur de calcul, en montant et en probabilité. Ceci permet non seulement de calculer les tarifs et les provisions techniques, mais aussi le besoin en capital pour garantir la solvabilité et faire face aux engagements dans la durée, même si les événements aléatoires surviennent de façon plus fréquente ou plus coûteuse que prévu.

Dans un souci de protection des assurés, cette activité est étroitement réglementée. Si les tarifs sont libres (sauf exceptions visant par exemple une solidarité entre générations, en santé et en assurance auto), le montant des provisions et le besoin en capital font l’objet d’une réglementation basée sur des modèles mathématiques probabilistes sophistiqués et d’un contrôle strict de l’autorité de contrôle prudentiel (ACPR). Le capital constitue donc ici une protection du consommateur face au risque pris par l’assureur.

Le mécanisme délicat de la mutualisation

La mutualisation est effectuée en nombre, c’est-à-dire pour un ensemble d’individus, mais aussi dans le temps et dans l’espace. En effet, la fréquence des sinistres étant souvent faible, la mutualisation est facilitée par une certaine stabilité des assurés de plusieurs années dans le portefeuille d’un même assureur : si l’assuré moyen a un sinistre tous les 8 ans et s’il reste dans le portefeuille pendant 8 ans, l’assureur aura de bonnes chances d’avoir perçu le prix de son risque ; en revanche, si l’assuré est plus infidèle et change d’assureur tous les ans, 7 assureurs seront gagnants, mais le 8e, pour lequel surviendra le sinistre, aura perçu une cotisation nettement inférieure au coût du sinistre.

Si ces comportements d’infidélité se multiplient, cela n’empêchera pas les assureurs de faire leur métier, mais la réglementation les amènera à calculer et provisionner une marge de sécurité supplémentaire pour se prémunir du risque technique et financier provenant de cette instabilité du portefeuille. L’impact de cette prudence réglementaire sur les tarifs sera limité par les conditions de concurrence, mais si la mobilité des assurés devient une pratique courante, le besoin en capital exigé par la réglementation nécessitera que les prix se rééquilibrent à la hausse. Il est assez vraisemblable que les assureurs ne pourront pas jouer aussi bien qu’aujourd’hui leur rôle de lissage, car le numérique, par sa capacité à accélérer la rotation des clients en facilitant l’accès à l’offre, crée des irrégularités et de l’incertitude, et donc du risque pour l’assureur. À l’heure du numérique, le principe de mutualisation peut donc être mis à mal sous l’effet de l’évolution sociétale (comportement des consommateurs et évolutions réglementaires), sans même que les assureurs utilisent directement les nouvelles technologies.

L’illusion du juste prix et la demande de tarif personnalisé

Le cas de l’instabilité des portefeuilles montre que la notion de « juste prix » est pertinente pour l’assureur dans le cadre de son portefeuille et que ce prix est différent pour chaque assureur.

Pour l’assuré, elle n’a pas la même pertinence. Si l’on raisonne année par année, il va payer trop cher les années sans sinistre et pas assez l’année où il survient. C’est seulement dans la durée que le juste prix prend un sens pour lui, dans la mesure où il joue le jeu du lissage dans le temps et de la mutualisation de son risque avec d’autres.

L’exigence nouvelle des consommateurs de la prise en compte de la spécificité de leur personne amène l’assureur à affiner ses classes tarifaires et les nouvelles données peuvent l’y aider. Tant qu’il reste dans le cadre mathématique actuariel, c’est-à-dire celui de risques indépendants et globalement comparables en nombre suffisant, l’assureur peut affiner ses classes tarifaires.

Mais il faut bien savoir que le processus de mutualisation est d’autant plus solide que la mutualité est large et les typologies de risques variées. S’en écarter aura forcément un coût collectif se traduisant par des augmentations des tarifs.

L’illusion de la prédiction

L’accès à des données en masse traitées par de puissants algorithmes fait émerger des corrélations intéressantes, très utiles en marketing ou pour la détection de fraudes, mais souvent insuffisantes pour interpréter, expliquer et quantifier l’erreur, c’est-à-dire la confiance à accorder aux résultats.

Corrélation n’est pas causalité. Et combien dois-je provisionner pour prévoir le cas où la sinistralité s’écarterait de la modélisation qu’avait proposée l’algorithme ?

Certains prétendent que les données pourraient tout prévoir, ce qui signifierait d’ailleurs que l’homme est déterminé. Or cela est difficilement admissible, lorsqu’on regarde l’épigénétique par exemple.

Aussi, à l’heure de l’explosion du risque cyber, prédire la disparition du besoin d’assurance est cocasse. Les risques se modifient :  certains disparaissent quand d’autres apparaissent. Tant qu’il existera des risques, il y aura un besoin de transfert et de mutualisation et les assureurs resteront indispensables à la société.

Une modification de la matière assurable et de nouveaux modes d’assurance

L’évolution des comportements et des attentes des consommateurs vers plus de personnalisation pousse les assureurs à faire évoluer leur marketing produit et leurs méthodes de vente. Aux contrats annuels avec tarifs convenus d’avance peuvent succéder des contrats temporaires ou des contrats « au comportement », avec des tarifs variables en fonction de paramètres propres à l’assuré ou externes à lui.

Des contrats de ce type sont déjà apparus sur le marché et s’ils n’ont pas encore obtenu un franc succès, il n’est pas impossible qu’ils prennent une part importante à l’avenir. On pense notamment aux contrats à la carte souscrits aux pieds des pistes de ski ou juste avant de se mettre au volant, à l’assurance auto en fonction du comportement de conduite, mais aussi à l’assurance agricole basée sur des index de météorologie ou à l’assurance collaborative, regroupant des personnes désireuses de constituer leur propre mutualité, dans un but de prévention et de responsabilisation.

Ces nouvelles modalités posent de nouvelles conditions de mutualisation. Ceci ne soulève pas de problème particulier aux actuaires qui conçoivent les modélisations de ces nouveaux modes d’assurance. Mais comme indiqué plus haut, les mutualités seront moins solides, présenteront plus de risques de variabilité, ce qui exigera un besoin de capital supérieur et au bout du compte des tarifs supérieurs.

La mutualisation fragilisée

La souplesse et l’individualisation souhaitées par les consommateurs, dans le domaine de l’assurance comme dans les autres, auront un coût, car elles réduisent la taille nécessaire à la bonne répartition des événements de forte amplitude. Ceci fragilise la mutualisation et donc la solvabilité des assureurs et renchérit le coût de l’assurance.

La réglementation Solvabilité 2, garante de la capacité des assureurs à faire face à leurs engagements, exigera des suppléments de provisions pour couvrir le nouveau risque de variabilité induit par l’agilité des consommateurs.

Dans l’intérêt collectif, il serait préférable que des excès ne soient pas commis, soit par les assureurs en place, soucieux d’aller au-devant des attentes des consommateurs pour ne pas se laisser déborder par la concurrence, soit par de nouveaux acteurs à forts capitaux qui pourraient prendre le marché et vassaliser les assureurs actuels, avant d’augmenter les tarifs à leur guise.

Le régulateur pourrait bien sûr intervenir, comme il l’a fait quelquefois dans le passé, pour l’assurance santé des retraités ou l’assurance auto des jeunes conducteurs par exemple, en limitant la largeur du spectre des tarifs ou par d’autres méthodes techniquement appropriées.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº819