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Monnaie unique

Les propositions des « eurosceptiques » pour aménager ou accompagner l’euro

Créé le

20.10.2017

-

Mis à jour le

04.12.2017

Face aux imperfections de la zone euro, certains partis ou mouvements politiques qualifiés d’« eurosceptiques » proposent de compléter la monnaie unique par une monnaie parallèle ou de la remplacer par une monnaie commune. Ces projets concurrencent les solutions fédéralistes des défenseurs de la monnaie unique.

Partout en Europe, certains milieux politiques relayent des critiques économiques fondamentales sur les règles de fonctionnement de l’union monétaire. Les écarts d’évolution des salaires et des productivités ont induit, pour certains pays, une forte perte de compétitivité à laquelle il est impossible de remédier par une dépréciation monétaire comme par le passé. En l’absence de mécanismes de coopération et de coordination macroéconomique entre les pays de la zone euro, restaurer la compétitivité implique une politique de modération salariale, et rééquilibrer les comptes publics implique l’austérité budgétaire, surtout que tout financement monétaire des déficits publics a été rendu illégal en zone euro. Ces politiques auraient tendance à provoquer une stagnation économique persistante. Cette narration est cependant loin d’être partagée dans son entièreté par tous les experts.

L’acuité du débat est toutefois telle que dans certains pays, des propositions d’abandonner l’euro ou de lui adjoindre une monnaie parallèle nationale, ou encore de transformer la monnaie unique en monnaie commune, ont été incorporées dans les programmes de certains partis et se retrouvent au premier plan du débat politique. Il est utile de passer en revue ces principales innovations monétaires proposées et d’examiner leur utilité réelle.

L’euro comme monnaie commune

En France, le remplacement de l’euro par une monnaie commune qui coexisterait avec des monnaies nationales a été proposé par La France Insoumise et par Debout La France. Cette proposition consiste à altérer fortement le statut de l’euro et nécessiterait une révision du traité. Il y aurait, d’une part, une monnaie commune, l'euro, qui serait géré par la Banque Centrale Européenne (BCE) ; dans chaque pays participant circulerait, d’autre part, une monnaie nationale officielle, dans laquelle seraient libellés les prix, salaires, loyers et contrats. Les dettes publiques de chaque pays seraient émises en monnaie nationale. Les résidents d'un pays auraient des comptes bancaires domestiques qui seraient en devise nationale. Chaque banque centrale nationale gérerait cette monnaie nationale de manière conventionnelle, c'est-à-dire prêterait des quantités de cette monnaie nationale aux banques commerciales du pays. Ces banques elles-mêmes créeraient des dépôts en devise nationale, et donc de la monnaie nationale, à l'occasion des prêts en devises nationales qu'elles octroieraient à leurs clients. Les banques commerciales auraient des réserves, obligatoires et excédentaires, sur des comptes en monnaie nationale auprès de leur banque centrale nationale.

Mais les résidents d'un pays pourraient aussi avoir, à côté de leurs comptes en monnaie nationale, des comptes domestiques en euro monnaie commune. Ce serait d'ailleurs une nécessité pour la plupart des entreprises, car le commerce international et les flux financiers entre pays participants seraient libellés en euro monnaie commune. De la même manière, le commerce international et les flux financiers entre les pays participants et les pays tiers du reste du monde seraient libellés en euro monnaie commune, ou en devises étrangères comme le dollar.

Les monnaies nationales ne seraient convertibles qu'en euro monnaie commune, à un taux fixe qui pourrait être révisé. Il n'y aurait que l'euro monnaie commune qui serait traité sur le marché des changes contre le dollar et autres monnaies tierces. Le taux de change de l'euro monnaie commune, déterminé par les marchés, dépendrait de la position de balance extérieure, commerciale et financière, globale de la zone. La monnaie commune, contrairement à l’ECU de l’ancien système monétaire européen qui était un panier des différentes monnaies des pays participants, serait une vraie monnaie, en laquelle chaque monnaie serait convertible à un taux de conversion fixe.

Les clients des banques commerciales d'un pays pourraient y obtenir des euros monnaie commune, contre monnaie nationale au taux de conversion officiel. Les banques commerciales du pays, lorsqu'elles n'auraient pas assez d'euros pour rencontrer ces demandes, obtiendraient elles-mêmes des euros auprès de la banque centrale nationale, contre monnaie nationale au taux de conversion officiel. La banque centrale nationale obtiendrait elle-même ces euros monnaie commune auprès de la BCE. Par exemple, en échange de monnaie nationale, au taux de conversion officiel. Ou alors la BCE prêterait ces euros aux banques centrales nationales qui en ont besoin, de manière illimitée. Dans un pays participant en déficit de balance extérieure, il y aurait un déficit structurel spontané d'euros, qui serait comblé par des euros fournis par la BCE à la banque centrale nationale. Dans un pays participant en surplus de balance extérieure, il y aurait un surplus structurel spontané d'euros, qui conduirait à des dépôts en euros de la banque centrale nationale auprès de la BCE.

Le taux de conversion entre chaque monnaie nationale et l'euro monnaie commune serait fixe, mais pourrait être périodiquement révisé en fonction d'écarts de compétitivité observés. L’idée de ceux qui préconisent une monnaie commune est qu’elle permettrait de moins contraindre les salaires nominaux : en cas de dérapage, on pourrait déprécier la monnaie nationale par rapport à cette monnaie commune et aux monnaies nationales des partenaires de la zone, contrairement à ce qui se passe avec le statut monopolistique de l’euro en vigueur. On restaurerait donc la possibilité de dépréciations compétitives.

Celles-ci entraîneraient toutefois des pertes de pouvoir d’achat pour les populations concernées, en termes de biens importés. On peut également craindre que si les marchés observent qu’une dégradation de la compétitivité d’un pays participant rend plausible une dépréciation du taux de conversion entre la monnaie nationale et l’euro monnaie commune, ils se couvriront en incorporant une prime de risque au taux d’intérêt exigé sur la dette publique nationale. Pour court-circuiter les marchés, les promoteurs de la monnaie commune suggèrent alors d’autoriser les banques centrales nationales à financer directement leur gouvernement par émission de monnaies nationales. Mais il est peu réaliste que l’Allemagne, par exemple, accepte un tel système. En effet, si un pays monétisait la dette publique par une émission excessive de monnaie nationale, celle-ci pourrait être ensuite échangée par ses détenteurs contre des euros monnaie commune, puis contre d’autres monnaies nationales qui pourraient être dépensées dans les autres pays de la zone et y créer de l’inflation.

Les monnaies parallèles

Plutôt que de transformer complètement la nature de l’euro, certaines propositions visent à le maintenir en l’état, mais à lui adjoindre des espèces de monnaies parallèles sans cours légal mais qui permettraient d’échapper à ses contraintes.

Les « IOU »

Plutôt que de payer les salaires, pensions et factures des fournisseurs en euros, par virement bancaire ou en billets, un gouvernement pourrait remettre aux bénéficiaires des reconnaissances de dettes, ou « IOU », acronyme de « I owe you ». Pour faciliter leur circulation ces reconnaissances de dettes seraient émises au porteur en coupures standardisées, comme des billets de banque. Chaque bénéficiaire recevrait donc un ensemble de reconnaissances de dettes IOU, dont la valeur totale serait égale à ce qui lui est dû. Le gouvernement s’engagerait à échanger ces IOU contre des vrais euros ultérieurement, à une date mentionnée explicitement. Cette promesse de les échanger contre des euros à une date déterminée leur conférerait une valeur certaine et leur permettrait normalement d’être acceptés en paiement par les commerçants, puisque ceux-ci seraient assurés de pouvoir les échanger ultérieurement contre des euros. Pour les mêmes raisons, les fournisseurs des commerçants devraient également accepter ces IOU en paiement, et ainsi de suite. Les IOU circuleraient donc comme une monnaie, sans constituer une véritable monnaie. Ils seraient comparables aux Chèques Restaurant qui circulent en France et sont reconnus comme moyens de paiement.

La proposition de « minibots » par la Lega (Ligue du Nord en Italie) est une forme d’IOU. Ce seraient des obligations à court terme émises en euros en très petites coupures par l’État italien. Ces minibots seraient initialement donnés par celui-ci à tous les fournisseurs privés envers lesquels l’État a des dettes d’arriérés de paiement. Ces arriérés sont de presque 100 milliards d’euros. Il n’y aurait donc aucune augmentation de la dette brute de l’État italien à l’occasion de l’émission de ces minibots. En attendant leur arrivée à échéance, ces minibots pourraient sûrement être utilisés par leurs détenteurs comme moyen de paiement, pour régler certaines de leurs dépenses. Les minibots circuleraient donc comme une monnaie parallèle. À leur échéance, les minibots initialement émis seraient remboursés en euros par l’État à leurs détenteurs, quels qu’ils soient. Pour emprunter l’argent nécessaire, l’État pourrait alors émettre de nouveaux minibots, qui seraient cette fois achetés en euros par des investisseurs privés, et ainsi de suite. Une autre modalité possible de fonctionnement, à la place d’un remboursement en euros par l’État à une certaine échéance, serait que les minibots initiaux garantissent à leurs détenteurs le droit d’être acceptés en paiement de tout impôt à l’État, ou de tout achat d’un bien ou service fourni par une entreprise publique. Cela suffirait pour que les minibots soient largement acceptés en paiement en Italie. Pour la Lega, ces minibots seraient une espèce de quasi-monnaie parallèle déjà en circulation qui rendrait possible ensuite de gérer de manière souple une décision d’abandonner l’euro et de retourner à une vraie monnaie nationale, sans pénurie temporaire de liquidités.

Les certificats de crédit d’impôt

Augmenter les moyens de paiement qui circulent peut également se concrétiser par les « certificats de crédit d’impôt ». Ce sont des instruments au porteur émis par le gouvernement, distribués à la population, et qui donnent droit à être échangés contre une certaine réduction d’impôt en euros, ou d’autres dettes libellées en euros envers l’état, pour une valeur bien déterminée au cours d’une année ultérieure mentionnée explicitement. Les promoteurs de ce système pour l’Italie préconisent que l’État accepte ces certificats en paiement d’impôts deux ans après leur émission. La définition des « impôts » serait étendue à tout ce qui doit être payé à l’État et comprendrait donc les cotisations de sécurité sociale ou les amendes. L’acceptation ultérieure par le gouvernement garantirait une valeur certaine aux certificats de crédit d’impôt qui circuleraient ainsi comme moyen de paiement.

L’objectif des certificats de crédit d’impôt serait d’abord de relancer la demande intérieure, selon le principe de l’« helicopter money ». Les citoyens les ayant reçus seraient en effet enclins à les dépenser, ce qui augmenterait la consommation. Ensuite, les certificats de crédit d’impôt relanceraient également les exportations. En effet, pour les entreprises qui en recevraient, cela serait équivalent à une diminution de leur masse salariale. Leurs coûts totaux seraient diminués de ce cadeau. En conséquence, ces entreprises pourraient diminuer leurs prix de ventes. Les biens et services italiens exportés deviendraient moins chers, ce qui augmenterait la demande internationale qui leur serait adressée. Les certificats de crédit d’impôt réaliseraient donc l’équivalent d’une dépréciation de la monnaie nationale, devenue impossible depuis le lancement de l’euro. L’augmentation des exportations doit compenser la hausse des importations induite par l’augmentation de la demande intérieure. En Italie cette proposition de « monnaie fiscale » est reprise politiquement par le Mouvement 5 étoiles.

Après deux ans, il y aurait bien sûr une perte de recette fiscale du montant de l’émission passée des certificats de crédit d’impôt puisque ceux-ci seraient utilisés par leurs détenteurs pour payer leurs impôts, à la place de versements en euros. Mais pour les promoteurs de cette monnaie parallèle, ce serait compensé par une augmentation des recettes fiscales due au surcroît d’activité économique qui aurait été causé par la relance de la demande domestique et étrangère due aux certificats de crédit d’impôt.

Ces affirmations sont toutefois sujettes à des critiques potentielles. Ainsi, il est incertain que les autorités européennes considèrent réellement qu’il y a absence d’endettement public supplémentaire durant l’année d’émission des certificats de crédit d’impôt. Ceux-ci représentent en effet un engagement du gouvernement à accorder une réduction fiscale à leurs détenteurs, deux ans après l’émission. Les autorités européennes pourraient donc considérer que les certificats de crédit d’impôt sont d’emblée des engagements de l’État qui augmentent tout de suite la dette publique. De la même manière, les marchés pourraient s’inquiéter de ces engagements pris par le gouvernement de l’Italie et exiger tout de suite une prime de risque supplémentaire sur les emprunts de l’Italie. L’émission des certificats de crédit d’impôt serait alors en tout point identique à des réductions massives d’impôts accordées aux ménages et aux entreprises, et financées par des emprunts supplémentaires.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº813