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Conflit des normes

Les normes comptables, histoire d’une bataille stratégique d’influence

Créé le

22.04.2014

-

Mis à jour le

22.05.2015

La France a été peu présente dans l’élaboration des normes comptables. La raison tient à sa méconnaissance des règles d’élaboration de ces règles internationales par des instances privées.

« L’Europe a besoin de normes comptables cohérentes avec ses réalités et ses ambitions (…). C’est aussi de permettre à l’Europe de recouvrer une souveraineté abandonnée », écrivent Michel Pébereau, Président d’honneur de BNP Paribas, et Étienne Boris, Directeur général de PwC France (Les Échos, 19 novembre 2013). En quelques mots, ces deux dirigeants affirment clairement que les normes comptables ne sont pas seulement un dossier technique, mais une véritable affaire politique. Les normes comptables influenceront lourdement les conditions de concurrence et le comportement des entreprises. La participation active à l’élaboration de ces normes qui permet de faire passer leurs volontés dans la réalité techniques des normes donne ainsi des armes majeures à un pays – et à ses entreprises. Or, cette lutte se déroule dans des enceintes discrètes dans lesquelles la France s’est mal positionnée.

La bataille des normes se focalise sur le débat entre deux principes : celui de la « valeur de prudence » et celui de la « fair value ». Le premier, porté par les Européens continentaux, prévoit que tout événement menaçant de réduire la valeur du patrimoine d’une entreprise doit être pris en compte par la constatation d’une dépréciation ou la constitution d’une provision. Le second, plutôt d’inspiration anglo-saxonne, consiste à valoriser les actifs au plus près de leur prix de marché, obligeant à comptabiliser toute baisse de valeur de leurs actifs, les moins-values latentes, comme des pertes effectives. Derrière ces deux principes, on retrouve deux philosophies économiques, la première favorisant plutôt la stabilité et le long terme, la seconde insistant plutôt sur la transparence immédiate et le court terme.

Les Européens continentaux ont eu beau jeu, lors de la crise de 2008, de souligner le caractère procyclique du principe de « fair value », renforçant les hauts et les bas des cycles économiques, croissance ou dépression. L’application stricte de ce principe aurait généré, en un an, entre le début de la crise de 2008 et mars 2009, des pertes pour les banques de l’ordre de 665 milliards d’euros, selon une estimation de Bloomberg. En effet, les pertes consécutives à la chute de valeur de leurs actifs ont réduit les fonds propres des banques. Obligées de restaurer leur capital pour respecter les ratios de solvabilité, elles ont dû vendre des actifs en catastrophe, aggravant ainsi la dévalorisation des titres.

Uniformisation des normes comptables en Europe

Cependant, lors du sommet du G20 de 2009, les chefs d’État, tout en affichant leur défiance envers le principe de « fair value », trop procyclique à leurs yeux, ont curieusement demandé que les normes comptables évoluent en convergeant vers les US GAAP (Generally Accepted Accounting Principles). Cette volonté de faire converger les normes européennes et américaines a conduit à l’abandon de la « valeur de prudence » en Europe dès 2010. Or, les grandes zones économiques mondiales, comme la Chine et le Japon, conservent leur autonomie comptable. Il est donc curieux que l’Europe, et notamment la France, l’ait abandonnée. Cela est certainement engendré par un manque de stratégie dans la discussion des normes.

À l’origine, l’Europe a péché par un manque de vision, relevé par le rapport Afep-Medef sur les normes comptables internationales, publié le 17 juillet 2013. Pour elle, les normes comptables n’étaient pas un outil stratégique, mais seulement technique. Elle a donc émis des propositions techniques, non soutenues par une philosophie forte. Elle n’a pas appuyé sur les points essentiels, même s’ils étaient discrets. Elle était battue d’avance.

À cela, s’est ajouté un autre élément. La France était également confrontée à une question de pratique : comment se créent les normes internationales ? Le droit français se construit dans des assemblées politiques. Les normes se conçoivent dans des enceintes privées, entre experts, sur une base consensuelle. Or, ces débats exigent une pratique de la création de normes dont ne disposait pas la France. Elles doivent se conformer aux règles de l’influence qui structurent désormais la création de normes internationales.

Piste de réformes

En effet, pour parvenir à agir dans ce jeu d’influence, il convient d’agir très en amont de la création de la norme afin de travailler sur son évolution et d’abord, de rassembler là aussi en amont les informations qui peuvent suggérer la création d’une enceinte destinée à concevoir des documents appelé à devenir des normes. Ainsi, Michel Pébereau et Étienne Boris, dans leur article cité plus haut, proposent que L’Europe se dote d’une organisation ayant une capacité intellectuelle de recherche de contribution dans le débat comptable à l’échelle mondiale équivalente à celle du FASB (Federal Accounting Standards Board (FASB) aux États-Unis.

Une fois que les signaux faibles sont suffisamment clairs, il convient de réagir rapidement et en toute discrétion, d’abord en définissant, entre les administrations, les entreprises et les fédérations professionnelles concernées, les objectifs de fond à atteindre. Ces premiers groupes de travail nationaux doivent également traduire ces enjeux de fonds en des projets très techniques, quasiment neutres. Les propositions du rapport Afep-Medef vont dans ce sens en proposant que soit modifié le rôle de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) en y intégrant les normalisateurs nationaux, quelques intérêts représentatifs et les régulateurs européens. Ces projets seront introduits dans la discussion techniques dès qu’elle sera lancée, et le plus en amont possible, afin de structurer la discussion autour de cette proposition. Bref, créer un champ de discussion et pas seulement produire les idées qui s’y affronteront.

Deuxième plan, les personnes qui participent aux discussions. Ces experts sont considérés comme officiellement neutres, seulement porteurs de savoir-faire et non des projets de leurs pays. Il n’en reste pas moins vrai qu’ils peuvent être préparés à ne pas perdre de vue la philosophie globale définie lors des réunions entre les administrations et entreprises. Ces experts jouent un rôle essentiel dans les discussions préparatoires. Pour être entendus et rester crédibles lors des discussions, ils doivent être assidus à toutes les réunions pour accompagner le projet à travers tous les stades.

Enfin, reste à piloter au mieux les discussions. Ainsi, il est admis que lorsqu’un pays propose un nouveau sujet, il lui est attribué la présidence du groupe de travail chargé de le traiter. Il peut être utile de proposer des sujets suffisamment ciblés pour en piloter la discussion. En outre, les pays les plus actifs sont bien représentés au niveau global de l’organisation pilotant la création globale de la norme. De la même manière, il convient de suivre les renouvellements de secrétariat et d’adapter ses priorités à ces moments afin d’obtenir ces secrétariats stratégiques en faisant alliance avec d’autres États.

L’affaire des normes comptables est symbolique de la création de la loi via ces enceintes discrètes, une loi que l’on appelle la soft law, la « loi molle », car en évolution constante, qui structure désormais une part majeure du droit économique international.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº772