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Économie européenne

« Les mesures proposées sont inadaptées et dangereuses »

Créé le

26.10.2015

-

Mis à jour le

01.12.2015

Pour Dominique Plihon, le projet d’UMC et la place accrue qu’il veut donner aux financements de marché sont inefficaces, voire dangereux pour l’activité économique. Une réforme de la structure des banques accompagnée d’un ajustement de la réglementation prudentielle lui semble plus adaptée pour assurer le financement des entreprises dans de bonnes conditions.

Pourquoi vous opposez-vous au projet européen d'Union des marchés de capitaux (UMC) ?

Notre opposition au plan d'action présenté par Jonathan Hill le 30 septembre dernier repose sur deux séries de raisons.

Nous considérons d'abord que ce projet ne correspond pas aux besoins de l'économie européenne, parce que la faiblesse actuelle de la croissance et de l'investissement dans l'espace européen n'est pas due à un déficit de financements ; les enquêtes montrent qu'il n'y a pas de rationnement de crédits, l'épargne et la liquidité sont très abondantes, les taux d'intérêt sont particulièrement bas. La principale cause de l'atonie européenne est la faiblesse de la demande des ménages et des administrations adressée aux entreprises, elle-même principalement causée par les politiques de rigueur salariale et budgétaire, ainsi que par des facteurs plus structurels, comme la montée des inégalités. En effet, des organismes comme l'OCDE ont montré que celles-ci constituent un facteur de blocage de la croissance. Or le plan d'action ne s'adresse pas du tout à ces obstacles.

La deuxième raison pour laquelle nous sommes opposés à cette création d'une UMC est que les mesures proposées nous semblent dangereuses. Nous faisons partie de ceux qui pensent, en se fondant sur les idées d'inspiration keynésienne, que la finance de marché à laquelle on veut donner un rôle plus important est fondamentalement instable ; elle se caractérise par des emballements, des bulles qui surviennent régulièrement. En outre, certaines ONG comme Financewatch ont mis en avant le risque de voir se développer, encore plus que par le passé, le shadow banking, peu régulé, qui a été au cœur de la crise des subprime. Nous craignons que l'ensemble de ces mesures ne contribuent à une plus grande instabilité du système.

Vous déplorez également un mouvement de dérégulation engagé par ce plan d'action…

La philosophie générale du plan d'action est très libérale en ce qui concerne le fonctionnement de la sphère financière. Jonathan Hill a dit clairement qu'il voulait promouvoir un assouplissement des règles appliquées au système financier, jugées très contraignantes, et il a notamment cité dans sa présentation les règles prudentielles actuellement imposées aux banques et aux compagnies d'assurance.

Autre exemple : la Commission européenne veut encourager les placements privés, une nouvelle technique de financement qui se développe déjà très rapidement en France et en Europe. Elle souhaite en simplifier les règles d'information, qui deviendraient beaucoup moins contraignantes que celles qui encadrent l’appel public à l’épargne, pour permettre notamment aux PME et ETI de se financer directement auprès d'investisseurs. Voilà un exemple parmi d'autres d'une volonté assez systématique d'assouplir la réglementation.

N'est-il pas légitime de simplifier l'accès aux marchés des PME et ETI qui n'ont pas nécessairement les moyens de se lancer dans un appel public à l'épargne ?

Si le système bancaire était suffisamment incité à jouer son rôle, en particulier en France, de financeur de PME et ETI, ces dernières n'auraient pas ce souci de s'adresser directement à des investisseurs sans passer par les banques.

L'objectif déclaré de la Commission européenne est de faire basculer le système financier européen vers le modèle anglo-saxon, et plus particulièrement nord-américain, dans lequel les financements de marché l'emportent sur les financements bancaires. Or, en tant qu'économiste, je me réfère à de nombreux travaux qui vont tous dans le même sens pour montrer que, dans la structure du système financier, le fait que la finance soit à prépondérance bancaire ou à prépondérance de marché n'a pas d'impact significatif sur les performances en matière d'investissement. Nous pensons donc que faire basculer le système financier européen vers le modèle anglo-saxon n'apporterait pas un avantage décisif, significatif, pour l'efficacité des performances économiques en Europe.

Le sujet n'est pas de développer les financements de marché, mais au contraire de relancer la banque de détail telle qu'elle fonctionne dans d'autres pays européens, beaucoup mieux qu'en France.

À quels pays pensez-vous en particulier ?

L'Allemagne garde un modèle dit de Hausbank, c’est-à-dire de banque « maison » des entreprises, des PME, qui les accompagne sur le long terme. Les PME du Mittelstand allemand, très tournées vers l'exportation et très performantes, sont adossées à ces banques de proximité.

Les grandes banques françaises sont beaucoup moins proches du monde des PME que ne l'est le système bancaire allemand, plus diversifié, composé d'établissements de taille moyenne ou petite. En France nous avons pour l’essentiel de très grandes banques, qui sont internationales et n'ont pas la même incitation à financer les PME. La part de l'activité de ces grands établissements tournée vers la finance de marché et qui n'a pas toujours un rapport direct avec le financement de l'économie et des entreprises, est devenue excessive.

Ainsi, une des principales raisons de la moindre performance économique de la France par rapport à l'Allemagne réside dans le rôle effectif du système bancaire dans le financement de l'appareil industriel.

Comment, selon vous, faut-il réformer le secteur bancaire français ?

La priorité doit être de réformer le système bancaire en Europe et ses structures, en particulier par la séparation des activités de banque de détail et d'investissement, pour que les banques soient davantage incitées à remplir leurs fonctions principales, c’est-à-dire financer l'économie et gérer les risques. Les mesures du plan d'action, en particulier la promotion de la titrisation, conduisent au contraire à accentuer la désintermédiation des financements, à la disparition de la banque de proximité et à une gestion purement financière des financements et des risques. Elles me paraissent d'une part inadaptées à la culture européenne et pas nécessairement favorables à l'efficacité économique.

Les marchés ne sont-ils pas aussi la bonne courroie pour permettre aux grands investisseurs comme les assureurs de financer l'économie ?

Le métier des assureurs n'est pas d'accompagner les ménages et les entreprises dans leur développement. Ce sont des non-spécialistes qui obéissent dans leurs placements à une logique purement financière d'investisseurs. Je comprends qu'on veuille utiliser les compagnies d'assurance parce qu'elles ont une manne importante mais elles ne sont pas faites pour porter le développement des entreprises.

Le financement par les marchés ne permettrait-il pas aussi une meilleure transmission de la politique monétaire ?

En tant qu'économiste ayant travaillé à la Banque de France, je pense que si la politique monétaire n'a souvent pas d'effet direct sur l'économie, c’est parce qu'elle est précisément trop dépendante de ce que les économistes appellent le « canal du marché ». Le canal du marché est relativement peu fiable, peu prévisible, car il n'est pas toujours en prise avec la réalité de l'appareil productif et des besoins des entreprises du pays. Il repose très largement sur les anticipations et les comportements des acteurs du marché et peut s'emballer sur des effets de convention, de mode, des rumeurs, qui créent une grande volatilité et peuvent perturber considérablement la transmission de la politique monétaire et plus généralement d'ailleurs, l'environnement financier des entreprises. Ce canal ne me semble pas devoir être renforcé ; or il le serait, de fait, si la finance en Europe devenait principalement une finance de marché.

De mon point de vue, il faut plutôt renforcer le canal du crédit, qui est celui par lequel devraient passer principalement les impulsions de la politique monétaire à l'économie réelle, notamment pour agir sur l'investissement et l'activité.

L'UMC aurait donc au contraire tendance à renforcer cette imprécision de la politique monétaire trop dépendante aujourd'hui du canal du marché.

Comment renforcer le canal du crédit ?

Si la banque est réformée de manière à faire correctement son métier pour financer les entreprises et les ménages, ce canal du crédit, qui est relativement fiable, jouerait son rôle. J'ai participé, avec un groupe d'économistes [1] dont Jean-Pierre Betbèze, l'ancien chef économiste du Crédit Agricole, à un rapport du Conseil d'analyse économique sur les banques centrales face à la crise. Une de nos propositions était précisément de renforcer le canal du crédit, et d’utiliser des instruments qui peuvent être très efficaces, comme d'imposer un système de réserves obligatoires sur les crédits alors qu'aujourd'hui elles n'existent que sur les dépôts. Ce système serait sélectif, c’est-à-dire que le niveau de réserves varierait selon le type de crédits, à l'habitat, aux PME… Il serait aussi progressif : en cas d'emballement du crédit, ce ratio pourrait monter très vite et empêcher la formation de bulles spéculatives

Ces réserves obligataires ne viendraient-elles pas doublonner avec les engagements en fonds propres prévus par les ratios prudentiels ?

Cela pourrait en effet être considéré comme un risque de double emploi, et je suis d'ailleurs critique à l'égard de l'importance excessive donnée aux ratios de fonds propres bâlois. Il est clair que pour appliquer une réforme impliquant des réserves obligatoires sur le crédit, cela suppose que les instruments de régulation de la Banque centrale ne s'appuient pas uniquement sur les taux d'intérêt ou les ratios prudentiels, comme les ratios de fonds propres ou de levier, mais aussi sur des ratios plus fins, plus adaptés aux besoins de l'économie contemporaine, notamment en ce qui concerne le financement des investissements. La réglementation Bâle III qui mise surtout sur les fonds propres s’inscrit dans la logique du canal du marché dont la crise a montré les limites.

Au final, quel rôle voulez-vous donner aux marchés financiers ? Quelles seraient vos propositions pour en assurer le bon fonctionnement dans l'avenir ?

Le plan d'action du projet UMC comporte un important volet sur le développement en Europe des marchés de titres, des marchés d'obligations. Pourquoi pas ? Je ne fais pas partie de ceux qui disent que les marchés ne doivent pas exister ; ils ont un rôle à jouer pour financer l’économie. Mais ceux-ci doivent être plus régulés qu'ils ne le sont aujourd'hui, ce qui ne correspond pas à la philosophie générale de Jonathan Hill.

Par ailleurs, certains marchés me paraissent devoir être même supprimés. Par exemple, les marchés non organisés, de gré à gré, devraient disparaître au profit de marchés organisés, c’est-à-dire sous la tutelle d'autorités publiques ou privées, soumises à des règles qui en assurent le bon fonctionnement et l’éthique. Aujourd'hui, malheureusement, une grande partie de la finance de marché est sur ces marchés de gré à gré. La Commission a fait un pas en avant en obligeant à une plus grande transparence sur ces marchés, mais cela reste totalement insuffisant. D’autres marchés de type dark pools ne devraient pas exister, parce qu'ils échappent à toute forme de régulation et fonctionnent dans l'opacité la plus totale, ce qui est la pire des choses pour l'économie en général et la finance en particulier.

Des activités comme le trading haute fréquence, inutile et dangereux, devraient également disparaître, comme l’avait admis Jean-Pierre Jouyet du temps de sa présidence de l’AMF. Or aucune décision n’a été prise dans ce sens et le trading haute fréquence représente aujourd’hui la majorité des transactions sur les marchés de titres. Il existe aujourd'hui une large partie de la finance totalement dérégulée et dont l'utilité reste à démontrer, qui mériterait d'être plus fortement régulée ou d'être évacuée du système financier, si l’on veut que la finance soit au service de l’économie

La menace d’un Brexit impacte-t-elle le projet d’UMC ?

Dans le contexte politique européen actuel et le risque de Brexit, c’est-à-dire de sortie de la Grande Bretagne de l'Union européenne, il est clair que les Européens vont être amenés à donner des gages à la Grande Bretagne. David Cameron a d'ailleurs laissé entendre que si des gages importants étaient donnés du côté financier, cela pourrait l'amener à reconsidérer sa position par rapport à un éventuel Brexit. Cela veut dire que, malheureusement, des considérations d'ordre politique qui n'ont rien à voir avec le financement de l'investissement semblent brouiller un peu les cartes dans cette décision de réforme. Jonathan Hill, ancien lobbyiste de la City de Londres, voudrait vraiment que le modèle européen continental évolue vers le modèle anglo-saxon et notamment britannique. Mais ce n'est pas ce qu'il nous faut, ce n'est pas notre culture, ni notre histoire. Le système financier continental a montré ses vertus, notamment en Allemagne, et c'est plutôt de ce côté que j'aurais tendance à tourner mes regards.

Que pensez-vous du projet de TTFE ?

Bien entendu, je suis favorable à cette taxe. Le projet de directive européenne dans le cadre de la coopération renforcée entre onze pays me paraît une très bonne base de départ : il se fonde sur une assiette large, qui intégrerait les produits dérivés, avec des taux qui paraissent raisonnables ; il prévoit en outre un certain nombre de principes comme celui de résidence ou du bénéficiaire ultime, permettant de lutter contre l'évasion fiscale qui est souvent l'argument de ceux opposés à la taxe. Aujourd’hui, la TTFE est notamment envisagée par rapport à la COP21, c’est-à-dire pour abonder le fonds vert sur le climat, qui devrait aider les pays en développement et les plus pauvres à financer leur transition énergétique. Mais n'oublions pas que la taxe Tobin, dont elle s’inspire directement, avait pour objectif principal de lutter contre la spéculation, pour dégonfler la partie de l'activité financière la plus dangereuse et souvent sans aucune utilité économique. La taxe sur les transactions financières doit aussi avoir cet objectif.

 

1 Jean-Paul Betbèze, Christian Bordes, Jézabel Couppey-Soubeyran et Dominique Plihon, « Banques centrales et stabilité financière », Rapport pour le Conseil d’analyse économique, paru le 28 avril 2011.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº790bis
Notes :
1 Jean-Paul Betbèze, Christian Bordes, Jézabel Couppey-Soubeyran et Dominique Plihon, « Banques centrales et stabilité financière », Rapport pour le Conseil d’analyse économique, paru le 28 avril 2011.