Quand est abordé le sujet de l'engagement des géants technologiques dans les métiers de la finance, le domaine des paiements est le premier qui vient à l'esprit, avec les exemples phares que sont Google Pay, Apple Pay, Libra, Alipay… Rien d'étonnant à cette prépondérance, si l'on considère la visibilité très large de ces solutions, y compris dans le grand public. Pourtant, d'autres pans du secteur sont également dans les radars de ces entreprises. Parmi ceux-ci, le crédit est incontestablement l'un des plus intéressants à explorer, notamment par ce qu'il expose, pour l'ensemble de l'écosystème, de nombreux défis à relever.
Bien que fréquemment circonscrits géographiquement, en partie pour des raisons réglementaires, les exemples de ce genre d'intrusion sont nombreux. Parmi les plus anciens figure le cas d'Amazon Lending (né en 2011)
Sur un segment de clientèle identique, en Chine, MYbank, la banque pour les PME d'Ant Financial (elle-même filiale d'Alibaba) affiche des performances exceptionnelles avec son approche « 310 » : 3 minutes pour déposer une demande, 1 seconde pour obtenir un accord, 0 intervention humaine
Deux obsessions : technologie et expérience client
La recette appliquée est toujours la même. En premier lieu, ces acteurs capitalisent sur la combinaison de leurs immenses collections de données, principalement non financières, avec leurs réserves de ressources et de talents informatiques pour créer des logiciels capables de prendre des décisions instantanément avec une fiabilité incomparable. Deuxième force essentielle, ils insèrent le service bancaire au cœur de la chaîne de valeur dans laquelle il est attendu : nul besoin de consulter un conseiller ou un autre intermédiaire, le crédit et les fonds alloués sont directement disponibles sur la plate-forme où le commerçant en a l'utilité. Dans le cas d'Amazon, la vision ultime consisterait même à anticiper les exigences de trésorerie, en pré-approuvant la demande de prêt et en débloquant les fonds spontanément dès que les algorithmes estiment qu'ils vont être nécessaires.
En général, l'objectif recherché par les géants technologiques avec ces solutions n'est résolument pas, à ce stade, de prendre pied, en tant que tel, dans le secteur financier, qui constitue pour eux un repoussoir par ses contraintes réglementaires et son équation économique relativement complexe, par exemple en termes de capital requis. Ce qui les motive profondément, a contrario, est de soutenir leur modèle d'affaires existant, le commerce en ligne pour Amazon, la vente de matériels et de contenus pour Apple (via sa carte de crédit), la présence prolongée des utilisateurs sur son réseau social pour Facebook, la vente de voitures pour Tesla, la disponibilité d'une vaste flotte active de VTC pour Uber… Dans chacune de ces expériences, le point de départ est le constat d'une friction dans le parcours du client, que les technologies actuelles permettent de réduire ou, mieux encore, d'éliminer.
L'enjeu est donc avant tout de faciliter l'accès au crédit afin de mieux vendre ses produits. Il se matérialise à la fois à travers un axe de simplification et de fluidification des démarches de demande de prêt, autant que possible sans formulaires à remplir et sans justificatifs à fournir, et dans l'axe de l'inclusion financière, via l'ouverture des offres à des clients ignorés jusqu'à maintenant par les établissements historiques. Il « suffit » pour cela de disposer, en amont, d'une expérience utilisateur optimale et de puissants algorithmes d'évaluation des risques, deux domaines d'excellence des stars du web. En revanche, le produit bancaire sous-jacent (le compte, la carte de paiement, le crédit…), totalement étranger à leurs compétences, reste, et restera, fourni par un spécialiste.
Naturellement, la règle de la collaboration souffre d'exceptions, en particulier en Chine et, entre autres, avec Ant Financial, un titan financier bâti à partir de zéro par Alibaba en parallèle de son empire de vente en ligne. Pourtant, à y regarder de près, son élaboration a respecté la même logique initiale d’optimisation des usages. Il lui fallait d'abord une solution de paiement efficace pour rationaliser ses opérations de m-commerce, puis le crédit est devenu indispensable pour aider les marchands à développer leur activité… Mais, et c'était la spécificité du pays, les infrastructures existantes étaient alors trop archaïques pour s'adapter à ces besoins émergents. Aussi Alibaba n'a-t-il eu d’autre choix que d'inventer de nouveaux outils, dont le porte-monnaie mobile Alipay, pour pallier l'insuffisance du marché.
Une vraie menace pour les institutions financières
Incidemment, ce cas pointe vers une possible limite de tolérance des acteurs technologiques vis-à-vis des produits financiers mis à leur disposition par l'industrie. Tant qu'ils parviennent à réduire les frustrations et les frictions qu'ils identifient dans leurs environnements, ils continueront à préférer se tourner vers les institutions financières en place pour assumer le fardeau dont ils n'ont aucun désir de se charger. Mais si, à un moment ou un autre, ils atteignent un palier dans leur réflexion, où la solution qui leur est proposée ne leur permet pas de résoudre le problème ciblé de manière satisfaisante, ils n'hésiteront guère à se lancer et à devenir potentiellement de redoutables concurrents de leurs anciens alliés. Dans une certaine mesure, la tentative de Facebook de fonder une monnaie virtuelle universelle, avec Libra, est une illustration de cette hypothèse, visant les limitations des mouvements d'argent internationaux.
En synthèse, il est probablement prématuré, à tout le moins, de craindre un envahissement du secteur financier par les géants du web dans les pays occidentaux. Leurs initiatives rendent toutefois extrêmement concrète la menace de désintermédiation qui guette les acteurs traditionnels. Car, comme de nombreuses entreprises de tous domaines, ils poursuivent une course sans relâche vers la simplification de l'expérience client… Or celle-ci passera inévitablement par une immersion profonde des services et, par voie de conséquence, l'invisibilité de leurs fournisseurs. Il ne s'agit pas d'une simple vision théorique : Uber Money
Plus qu'un risque d'affrontement brutal contre une nouvelle génération d'acteurs, la réalité à laquelle il faut se préparer pour demain est l'aboutissement d'une tendance ancienne, hélas jamais prise au sérieux. En effet, ce qui se dessine clairement à l'horizon est une séparation de plus en plus marquée des rôles entre la production et la distribution des services, la première restant sous le contrôle des acteurs en place, la seconde revenant de plus en plus massivement aux détenteurs d'une relation « affective » avec le consommateur ou l'entreprise, qui les accompagnent dans la réalisation de leurs objectifs. Les banques qui souhaitent conserver une crédibilité sur ce dernier aspect doivent commencer par repenser l'expérience qu'elles offrent à leurs clients afin de répondre à leurs attentes de simplicité, de réactivité, de fluidité…