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Pays en développement

Le Kenya, laboratoire des services financiers de demain

Créé le

11.05.2012

-

Mis à jour le

29.05.2012

Avec 42 % de sa population ayant accès aux services financiers, le Kenya fait figure d’exemple à suivre sur le continent africain, et même au-delà. À l’origine de ces bons résultats, une rupture technologique : le service de paiement mobile M-Pesa et les multiples utilisations qu’en a fait le secteur bancaire.

En moyenne dans le monde, un adulte sur deux dispose d’un compte bancaire. Ce chiffre tombe à moins d’un sur quatre en Afrique subsaharienne, selon les statistiques récemment publiées par la Banque Mondiale [1] . En Afrique noire pourtant, un pays fait figure d’exception : le Kenya. Avec 42 % de taux de bancarisation, il arrive en deuxième position sur le continent, derrière l’Afrique du Sud (54 %), mais devant le Maroc (39 %) ou le Nigéria (30 %), qui abritent pourtant tous deux de puissantes banques.

La recette kenyane ? Le paiement par mobile, dont l’utilisation s’est répandue comme une traînée de poudre dans le pays depuis cinq ans. En 2007, Safaricom, opérateur téléphonique national, à l’époque filiale de Vodafone, introduit M-Pesa : « M » pour « mobile » et « Pesa » pour « argent » en swahili. Ce service permet le transfert d’argent de portable à portable (voir Encadré 1), via SMS, donc utilisable sur le plus rudimentaire des téléphones. « M-Pesa a révolutionné le pays, s’enthousiasme Betty, la trentaine, salariée d’une grande entreprise à Nairobi. Avant, pour donner de l’argent à ma famille restée à la campagne, je devais faire venir ma sœur tous les mois, ce qui engendrait des coûts importants et prenait du temps. Sans compter les risques qu’elle se fasse voler sur le chemin du retour… Avec M-Pesa, c’est instantané, pour des frais minimes. »

Un réseau de 50 000 agents

La prédominance de Safaricom sur le marché kenyan et la forte pénétration du mobile jusque dans les campagnes permettent à M-Pesa de décoller très rapidement : fin 2008, le paiement par mobile était utilisé par 5 millions de personnes, un an après, le double. Fin 2011, la banque centrale kenyane faisait état de 19,2 millions de clients, pour un montant échangé de 120 milliards de shillings (1 milliard d’euros). Selon la Banque Mondiale, 68 % des Kenyans déclarent avoir utilisé leur mobile pour des services financiers sur les 12 derniers mois, contre 16 % en moyenne pour l'ensemble du continent africain. Entre-temps, les autres opérateurs de télécommunication ont suivi l’exemple de Safaricom, le plus notable étant Airtel et ses 3,2 millions d’utilisateurs pour son service Airtel Money. Safaricom, plus cher sur les services téléphoniques, reste toutefois un « must have » lorsqu’il s’agit de paiement, et les Kenyans n’hésitent pas à avoir deux ou trois cartes SIM d’opérateurs différents pour optimiser leurs dépenses. La concurrence se joue à grands renforts de marketing : dans les campagnes, les « villages Airtel » rouges, où toutes les boutiques sont peintes aux couleurs de l’opérateur, succèdent aux « villages Safaricom » verts.

La pénétration au cœur des zones rurales est un élément clé du succès de M-Pesa et autres solutions de m-money. Elle s’appuie sur un réseau de 50 000 agents [2] . Ces intermédiaires sont parfois propriétaires d’une petite épicerie de proximité, parfois revendeurs de mobiles, parfois employés d’un « corner » dédié dans une pharmacie ou un cyber-café. Ils ouvrent les comptes M-Pesa sur simple présentation d’une carte d’identité, et surtout effectuent les dépôts et les retraits de cash. Ils sont également l’interface qui aide à résoudre tout problème avec le service. Si bien qu’une majorité écrasante de Kenyans sait comment utiliser M-Pesa, de l’étudiant à Nairobi au fermier luo, en passant par l’éleveur masaï.

Première marche d’un escalier très haut

Toutefois, s’il permet l’accès à un service financier du secteur formel, le m-payment ne revient pas à la « bancarisation » de l’usager. Même si le paiement en magasin, le paiement de factures à distance et le versement des pensions et salaires se développent, l’outil reste principalement une solution de transfert d’argent de particulier à particulier (64 milliards de shillings, soit dix fois plus que les autres usages dans le cas de M-Pesa). En particulier, il n’est pas conçu pour l’épargne, qui est l’objectif prioritaire de la bancarisation. « Les cultures du cash sont une culture du court terme : on ne peut pas économiser le cash pour des raisons de sécurité et on ne peut donc pas s’assurer contre les événements en épargnant. Quand un besoin survient, la seule réponse d’urgence qui se présente est le transfert d’argent des autres membres de la famille. M-Pesa ne casse pas ce cycle-là. Tout formidable qu’elle soit, cette évolution n’est que la première marche d’un escalier très haut », analyse Yves Eonnet, président fondateur de Tagattitude, une PME française qui fournit des solutions de services financiers mobiles aux banques, notamment celles des pays en développement. Pour lui, la « bancarisation », qui permet un progrès social, passe obligatoirement par le secteur bancaire, ce dernier devant agir comme une locomotive.

C’est ce qui se passe au Kenya. Le succès de M-Pesa a stimulé depuis deux ans l’émergence de services financiers s’appuyant sur la technologie de Safaricom. C’est en particulier le cas d’Equity Bank, troisième banque du pays, qui connaît une croissance très rapide. En 2010, elle a créé M-Kesho, un compte bancaire connecté au compte M-Pesa qui facilite les transferts d’argent de l’un à l’autre et incite à l’épargne, le compte M-Kesho étant rémunéré. 800 000 comptes ont été ouverts, pour un dépôt moyen de 10 euros. Depuis, d’autres banques ont lancé des services similaires (PataCash pour Postbank, KCB Bank Connect…).

« Agency banking » : nouveau modèle bancaire

Les synergies entre secteur des télécommunications et secteur bancaire vont toutefois bien au-delà de ces passerelles techniques. Elles ont ainsi permis l’émergence d’un nouveau modèle de banque : l’agency banking. Ce modèle, également répandu au Brésil, consiste à remplacer les agences bancaires par des intermédiaires exerçant déjà une activité commerciale (épicerie, pharmacie, station-service…) que l’on rend capables de fournir des services financiers de base, de l’ouverture de compte aux dépôts et retraits, en passant par le paiement des factures. Les établissements bancaires accèdent ainsi à moindre coût aux populations des zones reculées. Ces dernières peuvent utiliser des services bancaires sans avoir à se déplacer en ville, ce qui s’avère souvent non rentable, étant donné les faibles sommes en jeu. Pour les agents, agréés par la banque centrale et rémunérés par les banques commerciales, c’est un apport d’activité parfois substantiel qui les incite à multiplier les contrats avec différents établissements. Kyumwa (voir Photo), gérant d’une boutique d’alimentation générale dans un village rural à proximité du Lac Victoria, est ainsi agent pour M-Pesa, Equity Bank, KCB et Postbank. Chaque mois, grâce à son activité bancaire, il dégage 350 à 400 euros de revenus supplémentaires, desquels il faut déduire des frais de sécurisation des fonds (coffre-fort, service de transfert de fonds…). Tous les agents ne sont toutefois pas aussi actifs, à l’instar de Collins qui, dans un village distant de quelques kilomètres, ne reçoit que 25 clients par jour en moyenne, contre 115 pour Kyumwa.

En septembre 2011, le pays comptait 7 000 agents mandatés par dix banques. Ce chiffre augmente de manière exponentielle et ce système « gagnant-gagnant » suscite beaucoup de vocations, certainement à l’excès. Sans doute le secteur devra-t-il passer par une phase de consolidation dans les années à venir. C’est en tout cas une solution qui agit très directement sur le taux de bancarisation de la population et, par ricochet, sur son taux d’épargne. L’Institut international des caisses d’épargne (WSBI) soutient ainsi depuis deux ans les banques postales kenyane et tanzanienne dans le développement d’un tel réseau d’agents, dans le cadre de son programme visant à doubler le nombre de comptes d’épargne dans le monde.

La microfinance, concentré de technologie

Au Kenya, M-Pesa est également en train de révolutionner le quotidien des institutions de microfinance (IMF). Peu à peu, elles peuvent en effet se passer du cash et de sa gestion contraignante. « Jusqu’à présent, les remboursements des prêts et les sommes collectées à chaque réunion au titre de l’épargne obligatoire se faisaient en argent liquide. Chaque semaine, une ou deux femmes du groupe se rendaient à la banque la plus proche pour déposer l’argent, explique Anne Kihagi, manager régional pour KWFT, l’une des plus grosses IMF kenyanes. Aujourd’hui, nous introduisons peu à peu les paiements par M-Pesa, même si le versement du prêt se fait, lui, toujours sous forme de chèque. » Lorsqu’elles se réunissent, les femmes se sont déjà acquittées de leur versement et viennent simplement présenter le reçu sur leur téléphone à la trésorière du groupe (voir Photo). « C’est un gain de temps très important pour nous, qui nous permet de retourner plus vite à notre activité », assure Mary, l’une des emprunteuses.

Juhudi Kilimo, petite IMF spécialisée dans le financement de l’activité agricole (vaches à lait, volaille, serres, moissonneuses…), va même plus loin. « Entre nous et nos bénéficiaires, les transactions se font sans cash, se félicite Nat Robinson, son P-DG. Ils épargnent au préalable via M-Pesa, nous leur versons leur prêt via M-Pesa, ils nous remboursent via M-Pesa… Ils peuvent même, pour certains, acheter leur vache via M-Pesa ! » Pour cela, Juhudi Kilimo bénéficie d’un compte « entreprise » plus sécurisé, auprès du fournisseur de m-payment. Cette dématérialisation du paiement permet aussi le développement d’outils optimisant le suivi des emprunteurs par l’agent de crédit. Celui-ci se rend sur le terrain, non plus avec un pesant registre des transactions, mais avec son seul smartphone Android (voir Photo). Demande de nouveau prêt, suivi des remboursements, géolocalisation du groupe d’emprunteurs… l’application développée sur mesure par Google couvre l’ensemble de ses missions.

Un coffre-fort numérique sur mobile

L’apport de M-Pesa et des autres services de m-money ne se limite enfin pas au seul secteur formel. Même si celui-ci est en recul, le secteur informel reste encore très prégnant dans la société kenyane (27 % de la population y a recours). Il est en particulier constitué de multiples solutions d’épargne, déclinaisons du principe de la tontine. Ainsi, voisins, collègues ou membres d’une famille se regroupent, sur une base hebdomadaire la plupart du temps, pour mettre en commun leur épargne – de quelques dizaines à quelques centaines de shillings. Ensuite, soit les membres récupèrent à tour de rôle la somme collectée (« merry-go-round »), soit certains empruntent les fonds moyennant le paiement d’intérêts, résultant in fine dans le versement de dividendes aux épargnants (« table banking », « chamas »). Une version plus évoluée – et urbaine – des « chamas » va jusqu’à réaliser un investissement productif (immobilier locatif, achat d’actions en Bourse…).

Les versements auprès de ces tontines se font encore majoritairement en cash, mais les choses changent. Ainsi, l’ONG Care, qui développe à travers l’Afrique un projet de groupes d’épargne ruraux (« Village savings and loan groups »), vient de lancer avec Equity Bank et Orange un compte bancaire accessible par mobile, mais adapté aux pratiques locales. Auparavant, le cash collecté chaque semaine par le groupe était conservé dans un coffre doté de trois cadenas, dont les clés étaient réparties entre trois membres ; avec le nouvel outil, le groupe disposera d’un compte commun chez Equity et chaque membre aura un code secret personnel, sachant que trois PIN seront nécessaires pour effectuer toute transaction via mobile.

L’expérience kenyane illustre ce que la technologie peut apporter à l’accès aux services financiers dans un pays en développement. « M-Pesa a décollé au Kenya parce que c’était un produit dicté par la demande. Il répondait à un vrai besoin », analyse Betty. Il a en tout cas bénéficié du vaste effort de pédagogie de Safaricom au moment du lancement. Pour servir l’objectif de bancarisation, cette pédagogie doit désormais être reprise par les banques : au-delà d’offrir des comptes-courants, elles doivent apprendre aux populations à bas revenus comment gérer un budget, comment fonctionnent les services financiers… Les IMF, qui sont souvent le premier contact qu’ont ces populations avec le secteur formel, jouent ce rôle. Equity Bank, proche de l’esprit de la microfinance, en fait de même à travers sa fondation. Mais pour que la technologie ne soit pas seulement un gadget, cette prise de conscience devra être généralisée à tout le secteur bancaire.

1 « Measuring Financial Inclusion - The Global Findex Database », Banque Mondiale, Policy Research Working Paper 6025, avril 2012. 2 Dont 35 000 pour M-Pesa.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº749
Notes :
1 « Measuring Financial Inclusion - The Global Findex Database », Banque Mondiale, Policy Research Working Paper 6025, avril 2012.
2 Dont 35 000 pour M-Pesa.
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