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Itinéraire

Journal d’un banquier à Tokyo après le 11 avril 2011

Créé le

24.05.2011

-

Mis à jour le

01.08.2011

Coupure d’électricité, désorganisation du travail, menace de la radioactivité… À quoi ressemble la vie à Tokyo, plus d’un mois après le séisme ?·Installé au Japon de longue date, un expatrié d’une grande banque occidentale – qui préfère rester discret sur son identité ​– raconte.

« Quand la terre a tremblé, le 11 avril dernier à 14 h 46, atteignant une magnitude de 9, j’étais en déplacement professionnel dans une zone rurale proche de l’épicentre mais loin de la mer. Nous sommes sortis en courant des bâtiments et avons attendu pendant une très longue minute que la secousse cesse. Habitant Tokyo depuis des années, j’avais l’expérience des séismes, mais jamais de cette ampleur. Mon premier réflexe a été de relativiser en pensant qu’à la campagne, la perception était différente. Mais dès que les premières nouvelles sont arrivées, nous avons compris que le drame était inédit.

Un à deux séismes par jour

Lors des semaines qui ont suivi, la vie à Tokyo était bouleversée. Les magasins alimentaires étaient en rupture de stock. L’eau minérale, en particulier, était rationnée, les légumes en provenance de la région de Fukushima, interdits. Les transports en commun étaient très perturbés. Des séismes continuaient de secouer la ville, à raison d’un ou deux de forte magnitude par jour. Lorsque l’on travaille comme moi dans une tour d’une cinquantaine d’étages, cela perturbe significativement le rythme de travail. Du fait des équipements antisismiques, les immeubles tanguent plus fort et plus longtemps que la secousse elle-même afin d’éviter qu’ils ne se fissurent ou ne se cassent. Un mouvement qui donne assez rapidement la nausée. La plupart du temps, un message d’alerte est diffusé en japonais quelques secondes avant, pour inciter les salariés à se protéger sous leur bureau, avec leur casque et le reste de leur kit de secours (sifflet, gants, pastilles de nourriture pour quelques jours…). Quand la secousse est forte, il faut évacuer l’immeuble. Et en tout état de cause, une fois le séisme passé, nous passons du temps à nous renseigner sur sa gravité et ses conséquences, et à vérifier les données de nos systèmes. Nous ne nous sentons jamais vraiment à l’abri.

Shibuya privée de néons

Les coupures d’électricité étaient également courantes pendant les premières semaines, la centrale de Fukushima étant l’une des deux principales sources d’approvisionnement de Tokyo. Tout était très organisé, avec des coupures de quelques heures touchant à tour de rôle les différents quartiers de la ville, à l'exception toutefois du centre financier, épargné du fait de son importance stratégique. Aujourd’hui, ce rationnement a été remplacé par un appel à une réduction volontaire de la consommation d’électricité de 25 %. Les médias communiquent en permanence sur le niveau de consommation de la ville et tout le monde est très responsabilisé. Une grande majorité des néons qui font la célébrité du carrefour de Shibuya sont éteints et dans mon quartier, seul un réverbère sur dix fonctionne. Pour une ville comme Tokyo où le soleil se couche très tôt, cela rend la vie assez glauque. Surtout, nous ne savons pas ce qui va se passer avec le retour des fortes chaleurs : lorsqu’il fait 35 °C dehors, la température dans une salle de marché atteint facilement 10 degrés de plus et l’air conditionné est indispensable.

Partir ou rester ?

Mais la principale menace qui pèse sur la ville reste la radioactivité. Le gouvernement japonais assure que les taux actuels ne présentent, pour l’instant, pas de danger pour la santé. Celle présente dans l’air et absorbée sous forme de retombées reste en-deçà des taux autorisés. En tout cas, tant qu’il ne pleut pas, sachant que la saison des pluies commence mi-juin… La radioactivité lorsqu’elle est ingérée (notamment par l’eau) est en revanche à des niveaux supérieurs à ce qui est acceptable pour les enfants. Cela a conduit certaines familles d’expatriés à quitter le pays.

Les départs d’Occidentaux ont été nombreux lors des premières semaines. Certains gagnaient d’autres centres financiers d’Asie (Hong-Kong ou Singapour), d’autres rentraient dans leur pays d’origine, d’autres encore s’éloignaient de quelques centaines de kilomètres et se réfugiaient à Osaka. Il y a eu des démissions, bien sûr, mais les décisions de rester dépendaient surtout de leur statut professionnel et personnel. Ceux qui étaient en contrat d’expatriation pour de courtes durées sont généralement rentrés. Ceux qui sont installés depuis longtemps au Japon ou qui sont sous contrat local sont revenus, passé les premières semaines. Quant à ceux qui ont des responsabilités managériales, ils ont souvent été obligés de rester sur place.

Principe de réalité

Cette période de départ des Occidentaux a été parfois mal vécue par leurs collègues et amis japonais. Aujourd’hui, ceux qui habitent depuis longtemps au Japon, comme moi, n’envisagent pas vraiment de partir. Nous nous sentons engagés, pas tant vis-à-vis de notre entreprise que de la société japonaise. Du moins tant que la situation reste stable… Bien entendu, nous ne savons pas dans quelle mesure faire confiance aux communications officielles du gouvernement japonais ; mais il est possible de vivre pendant quelques semaines en respectant strictement les principes de précaution, pas pendant des mois. Le midi, nous allons avec nos collègues japonais déjeuner au restaurant, quand bien même nous ne sommes pas sûrs de la provenance de la nourriture. Le principe de réalité finit par reprendre le dessus. Nous nous tenons toutefois à l’écoute des messages des ambassades mais aussi de ce que nous disent les employés d’entreprises occidentales bien informées, comme Areva.

Un régulateur bancaire très présent

La notion d’engagement que nous ressentons à l’égard de la société est partagée par les entreprises occidentales qui nous emploient. Elles sont dans des relations de long terme avec le Japon, leurs business plans sont pensés sur plusieurs années. Dans le cas des institutions financières, le régulateur nippon est d’ailleurs très mobilisé. Au cœur de la crise, nous avions des échanges quotidiens avec lui. Aujourd’hui, il attend des institutions étrangères qu’elles prouvent leur engagement, notamment en maintenant sur place leurs expatriés à responsabilité. Les directeurs de la zone Asie des groupes financiers occidentaux ont par ailleurs souvent fait le déplacement pour rencontrer et rassurer le régulateur. Nous avons dû faire évoluer notre offre vers les entreprises japonaises qui n’ont plus les mêmes besoins : côté business aussi, il y a un avant et un après 11 avril.

Toute la ville vit aujourd’hui encore avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête ​: approvisionnement en électricité, évolution du taux de radioactivité, situation encore non maîtrisée à Fukushima… Le sujet est sur toutes les lèvres, des journaux télévisés aux discussions entre collègues pendant les pauses, mais la solidarité est très présente. De nombreuses entreprises ont organisé des quêtes parmi les salariés et offrent des jours de congés à ceux qui souhaitent se rendre dans le nord du pays pour participer à l’effort de reconstruction. Plusieurs de mes collègues ont même placardé des tracts « Soutenons le Japon » au-dessus de leur bureau. « Gambaro Nippon » en japonais. »

Propos recueillis par Séverine Leboucher

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº737