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Régulation

Jacques de Larosière: « La réglementation devrait être neutre »

Créé le

10.05.2019

-

Mis à jour le

28.05.2019

Gouverneur de la banque de France de 1987 à 1993, Jacques de Larosière rappelle qu’à cette époque, les vues des différents pays concernés par un établissement transfrontalier étaient harmonisées. Aujourd’hui, le capital et la liquidité d’un groupe transfrontalier sont fragmentés par pays. Une évolution pour le moins paradoxale puisque, entre-temps, l’Union bancaire a été créée !

Des fusions transfrontalières, à l’intérieur de l’Union bancaire, présenteraient-elles un risque pour la stabilité financière dans la mesure où elles donneraient naissance à des groupes « too big to fail » ?

La crise de 2007-2008 montre que la dangerosité d’une banque n’est pas liée à sa taille. Le risque provient de l’activité de trading et d’investissement quand celle-ci est exagérément développée par l’établissement. C’est pourquoi les banques dont l’activité de CIB [1] représentait moins de 30% de leurs revenus, comme HSBC, Bank of America, BNP Paribas ou encore Société Générale, ont traversé la crise sans difficulté. Les banques qui ont frôlé la faillite (RBS, Barclays, UBS, Deutsche Bank, Crédit Suisse…) avaient toutes développé cette activité bien au-delà des 30%. En revanche, la taille n’a pas été déterminante.

Iriez-vous jusqu’à dire que l’Union bancaire doit faciliter les fusions transfrontalières ?

Le rôle de l’Union bancaire n’est pas de faciliter les fusions transfrontalières mais elle ne devrait pas y faire obstacle : la réglementation devrait être neutre quant au modèle économique des banques qui doivent elles-mêmes fixer leur stratégie. Ce n’est pas au régulateur d’expliquer aux banques ce qu’elles doivent faire pour être performantes.

Dans sa forme actuelle, l’Union bancaire, rend ces fusions peu motivantes pour les banques : un groupe implanté dans plusieurs pays subit une fragmentation de la liquidité et du capital. Que pensez-vous de cette situation ?

Deux principaux facteurs rendent les fusions transfrontalières peu motivantes.

  • Bâle III pénalise les grands établissements dits systémiques, que leur envergure soit nationale ou transfrontalière ; en effet, ces banques doivent détenir davantage de fonds propres : l’exigence minimum de capital pour les banques non systémiques est pour le moment de 7% alors que les banques systémiques doivent constituer un supplément de capital qui peut aller jusqu’à 3,5% (à ajouter aux 7%). D’une certaine façon, il s’agit d’un impôt progressif qui touche essentiellement la taille de l’établissement.
  • la fragmentation pénalise les établissements transfrontaliers : depuis la crise des dettes souveraines de 2009-2010, les superviseurs européens ont décidé de traiter les filiales des grands groupes comme des unités solo en termes de fonds propres et de liquidité. Ainsi, le superviseur européen ne reconnaît pas l’existence de groupes européens; il les fragmente en autant d’unités réglementaires qu’il y a de filiales. Cela est pour le moins curieux, dans la mesure où le régulateur européen a, par ailleurs, produit le Single rule book, c’est-à-dire le règlement uniforme. Je remarque un autre paradoxe: lorsque j’étais gouverneur de la Banque de France de 1987 à 1993, bien avant la création de l’Union bancaire, cette fragmentation des groupes bancaires n’était pas pratiquée; bien au contraire, les régulateurs des différents pays concernés par un établissement plurinational se réunissaient en « collèges » afin d’harmoniser les vues des pays home et host. Dans ce contexte, nous faisions de l’Union bancaire sans le savoir, tandis qu’aujourd’hui, l’Union bancaire a une existence officielle mais n’est pas réellement mise en œuvre.

Pour justifier la fragmentation, les pays host [2] arguent du fait que la garantie des dépôts demeure une responsabilité à l’échelle nationale ; c’est pourquoi un groupe de haut niveau a été créé par l’Ecofin du 4 décembre 2018 pour progresser sur ces deux thématiques (garantie des dépôts et fragmentation). Que pensez-vous de cette initiative ?

La fragmentation s’explique par la défiance entre les différents pays quant à la capacité de leurs systèmes bancaires respectifs à traverser des crises. L’objectif est de mettre fin à ce manque de confiance mais il me paraît illusoire de penser qu’il va disparaître du fait d’une mutualisation de la garantie des dépôts.

De plus, il existe de nombreuses réticences face à cette idée de garantie européenne des dépôts, notamment de la part des grandes banques en bonne santé qui sont lasses de financer les mécanismes de solidarité de l’Union bancaire : par exemple, le financement du FRU explique en partie la faible rentabilité des banques européennes ; de plus, le calcul de la contribution de chaque établissement à ce fonds est discutable puisqu’il se fonde sur la taille du bilan de chaque contributeur et non pas sur l’étendue de ses risques.

Pour vaincre la fragmentation et rassurer les pays host, une autre idée a également été testée : la mise en place, au niveau du siège du groupe, d’une garantie dédiée aux problèmes qui pourraient naître au niveau des filiales, la maison mère montrant ainsi sa détermination à porter secours à ses filiales en cas de besoin. Mais les souvenirs de la crise de 2007-2008 sont toujours là et la confiance en ce type de mécanisme est limitée.

Ainsi, la situation est très morcelée, chacun protégeant ses intérêts nationaux. Et c’est en ligne avec la régulation, les pays ont le droit d’agir ainsi. Mais cette fragmentation du capital et de la liquidité constitue une atteinte au développement d’un modèle bancaire transfrontalier. Cette façon de compartimenter les banques n’est pas une bonne chose ; il serait préférable que les banques soient fongibles et puissent fusionner par-delà les frontières quand elles pensent que tel est leur intérêt.

Est-il souhaitable que l’union bancaire devienne un vaste marché domestique comparable au marché américain où les établissements originaires de différents pays pourraient facilement fusionner ?

Je suis favorable à cette vision d’un grand marché bancaire européen. Le système bancaire serait plus efficace, profiterait pleinement des synergies procurées par les fusions et réduirait le ratio dépenses/revenus qui est l’un des points faibles du système bancaire européen. Dans un environnement de taux zéro, ces synergies, qui permettent de réduire les coûts grâce aux économies d’échelle, aideraient les banques européennes à améliorer leur rentabilité qui est aujourd’hui trop faible, au point que les superviseurs s’en préoccupent. Je souligne que la même institution, la BCE, mène une politique de taux zéro qui mine la profitabilité des banques, tout en reprochant aux établissements d’afficher une rentabilité médiocre, alors qu’elle laisse appliquer une régulation qui décourage les fusions transfrontalières !

J’ajouterais que, sur un plan macroéconomique, les fusions de grands groupes bancaires avec des banques locales plus modestes peuvent être intéressantes : l’Europe de l’Est ne se serait pas si bien développée sans les nombreuses fusions bancaires qui ont été réalisées depuis la chute du rideau de fer.

L’histoire bancaire américaine est, elle aussi, riche d’enseignements : voté en 1927, le McFadden Act empêchait les banques de se développer dans d’autres états que leur état d’origine ; les petites banques étaient ainsi protégées des grands établissements. Les Américains, qui sont plutôt hostiles aux grandes banques, pensaient, grâce à cette loi, maintenir un haut niveau de concurrence grâce à l’existence d’un grand nombre de petites banques locales. En réalité, le McFadden Act a fini par protéger des banques inefficaces. Après son abrogation dans les années 1990, le financement de l’économie réelle a connu une forte croissance car le McFadden Act recroquevillait le système d’intermédiation financière.

L’Europe s’est un peu « McFaddenisée », car elle protège chaque État contre les incursions de grands groupes bancaires. Or il est difficile de soutenir que la croissance des banques serait une mauvaise chose.

Les petites banques seraient-elles inutiles ?

Loin de là ! Certaines sont au contraire très utiles et financent des PME très performantes qui sont très présentes notamment en Italie, en Allemagne et aux Etats-Unis. En fait, les petites banques de Vénétie par exemple ont été résolues par l’État italien ; et l’Allemagne a fait son possible pour soustraire la grande majorité de ses caisses d’épargne du champ de la supervision directe par le SSM. Quant aux États-Unis, ils font évoluer la réglementation pour proportionnaliser les règles bancaires : il s’agit d’adapter les règles en fonction de la taille des établissements. Cette idée mérite examen.

 

1 Corporate and Investment Banking
2 À l’intérieur d’un même groupe bancaire, le pays « home » désigne celui où se situe le siège du groupe, les filiales se trouvant dans les pays « host ».

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº833
Notes :
1 Corporate and Investment Banking
2 À l’intérieur d’un même groupe bancaire, le pays « home » désigne celui où se situe le siège du groupe, les filiales se trouvant dans les pays « host ».
RB