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FinTech

« On fait un éloge démesuré du mobile money »

Créé le

15.02.2018

-

Mis à jour le

28.02.2018

Inclusion financière, essor de la monnaie électronique, menace des GAFA, promesses des cryptomonnaies… Où va la finance africaine, selon Kabirou Mbodje ?

Au Sénégal, Wari, c’est d’abord la couleur verte, celle de la multitude de points cash disséminés sur le territoire pour permettre à tout un chacun, bancarisé ou non, de transférer des fonds rapidement et simplement. C’est même devenu un néologisme pour dire, en wolof, « envoie-moi de l’argent ». C’est aussi le regard – souvent iconoclaste – de son fondateur sur le devenir des services financiers, en Afrique et au-delà. Kabirou Mbodje a reçu Revue Banque dans son siège dakarois.

Que fait Wari ?

Le concept de Wari est celui d’une plate-forme digitale intégrée et agnostique permettant de réaliser tout un ensemble de transactions, du transfert d’argent au paiement de factures, en passant par le versement des pensions et la collecte de taxes, de manière instantanée et sécurisée, quel que soit l’endroit où l’on se trouve.

Wari est surtout connu pour le transfert d’argent. Pourquoi avoir mis l’accent sur cette activité ?

En réalité, il faut voir ce qu’il y a derrière la notion de transfert d’argent. Il ne s’agit de rien d’autre que d’un paiement déplacé, permettant d’effectuer une action économique dans un endroit alors que vous vous trouvez dans un autre. Qu’importe l’outil utilisé, ce qui compte, c’est la transaction réalisée. À titre d’exemple, nous avions constaté qu’un de nos points au sein d’une station-service réalisait plus de 500 transactions par jour, alors que la moyenne se situe plutôt autour d’une centaine. Nous avons mené une étude et constaté que ce point se situait à quelques mètres du plus grand hôpital de Dakar : la famille envoyait de l’argent à ce point et l’accompagnateur du malade venait le retirer pour payer en cash l’hôpital. Depuis que nous avons mis en place un partenariat pour payer les factures directement à l’hôpital, ce point est rentré dans la moyenne. Au-delà du transfert d’argent, le principe de base de Wari est bien de créer un environnement économique transactionnel agnostique.

Qu’entendez-vous par « agnostique » ?

Wari accepte n’importe quel moyen de paiement : carte bancaire, cash, mobile money aujourd’hui, QR Code, hologramme demain… De même, le bénéficiaire peut recevoir ses fonds de la manière qu’il souhaite, via sa carte, son compte bancaire ou de mobile money, en cash. Il a pour cela fallu créer une plate-forme technologique inclusive, en privilégiant la simplicité d’utilisation. C’est l’objectif de Wari : créer un standard agnostique, dans lequel tout le monde se retrouve pour effectuer des transactions rapidement, de manière sécurisée et sans changer ses habitudes.

Pourquoi est-ce important en Afrique ?

L’Afrique est très cloisonnée : ce sont 54 pays et plus d’un milliard d’habitants qui, contrairement à ce que l’on pense, ont plus besoin d’organisation que d’argent. Les ingrédients d’un environnement économique prospère sont réunis mais chaque pays fonctionne en vase clos. Il faut qu’ils puissent s’intégrer de façon naturelle à un système d’échange, quel que soit leur profil socio-économique ou leur devise. Il n’y a pas de développement possible sans synergie.

Quelle est la couverture géographique de Wari à ce stade ?

Nous avons commencé par le Sénégal qui est un pays très structuré sur un plan économique, social et politique. À partir de là, nous avons cherché à essaimer en Afrique, puis à connecter l’Afrique au reste du monde. Actuellement, nous sommes présents dans plus de 60 pays. Dans une trentaine, nous disposons nous-mêmes de licences ; dans les autres, nous passons par des partenariats avec des acteurs installés. Nous permettons déjà de transacter avec la Chine, l’Europe, les Etats-Unis. L’objectif est de couvrir l’ensemble des pays africains d’ici fin 2018.

Avec quel type d’acteurs êtes-vous en partenariat ?

Nous travaillons avec des grands acteurs du paiement, comme Mastercard, Visa, Union Pay et demain WeChat Pay. Nous collaborons aussi avec des spécialistes du transfert, comme WorldRemit, ou des opérateurs téléphoniques, comme MTN ou Airtel. Nous sommes interconnectés à certaines banques centrales.

Le fort développement du mobile money sur le continent africain est-il de nature à changer la donne ?

On fait un éloge démesuré du mobile money. Ce n’est qu’un porte-monnaie électronique, limité tant par sa couverture géographique que par les services qu’il peut offrir. C’est un moyen de paiement qui utilise le mobile comme terminal dans un contexte de déficit d’infrastructures et de saut technologique. Ce n’est certainement pas l’outil bancaire de demain !

Que manque-t-il ?

Les opérateurs télécoms bénéficient d’une délégation de service public sur leur activité principale. Ils ne devraient pas être autorisés à faire autre chose que de la téléphonie, au risque de créer une concurrence déloyale et des situations de monopole. Les banques centrales sont de surcroît dépendantes des opérateurs pour leurs activités de marché. Pourtant, elles leur délivrent des licences d’émetteur de monnaie électronique. Elles délèguent un rôle qui leur est dévolu, celui d’émettre la monnaie et la contrôler.

La banque centrale impose le cantonnement des montants émis sur un compte bancaire. N’est-ce pas une forme de contrôle ?

La circulation de cette monnaie créée se fait au sein du réseau de l’opérateur sans que la banque centrale n’ait de visibilité. De surcroît, cela revient à utiliser deux fois la monnaie émise par la banque centrale : d’un côté, elle se trouve dans une banque et alimente le système traditionnel, de l’autre, elle est utilisée sous forme d’unités de valeur par un opérateur. L’existence de ces deux circuits parallèles revient à une dévaluation de la monnaie. C’est au final assez similaire à ce qui se passe avec le bitcoin et autres monnaies virtuelles. Ce problème est sous-estimé.

Le mobile money apparaît pourtant comme favorable à l’inclusion financière des populations africaines…

C’est une vision véhiculée par des institutions comme la Banque Mondiale, mais qui ne reflète pas la réalité économique de l’Afrique, très différente de celle des pays occidentaux. Ainsi, les sociétés latines reposent-elles sur des cycles économiques mensuels – le salaire est payé au mois –, tandis que les pays anglosaxons sont organisés sur des cycles plus courts, à la semaine – il suffit de penser au « friday payday ». Dans le monde anglosaxon, on gagne, on consomme, on emprunte plus rapidement, avec un effet de rotation qui crée de la valeur ajoutée de façon moins importante mais plus fréquente. Les sociétés africaines, marquées par le poids du secteur informel, sont sur un cycle journalier : on génère un revenu le matin, on le consomme dans la journée et on le recrée le lendemain. Il ne s’agit pas de « microfinance » ou de « microentreprise » mais bien d’une force. Le pari de Wari est d’organiser ces transactions de la manière dont elles sont naturellement réalisées : au quotidien.

Grâce au mobile, des populations non bancarisées ont accès à un compte et réduisent leur dépendance au cash

L’inclusion financière ne se limite pas au fait d’avoir un compte, qu’il soit bancaire ou de mobile money. Etre inclus financièrement, c’est pouvoir vendre les biens et services que je produis pour en toucher un revenu que je peux ensuite consommer, en payant d’autres biens et services, ou épargner. Et si j’aspire à davantage de revenus, je dois pouvoir investir. Voilà ce qu’est l’inclusion financière et le téléphone n’est qu’un canal utilisé dans les pays africains en déficit d’infrastructures. Ce n’est pas une finalité, mais un outil qui doit être ouvert à l’écosystème et non pas aux seules mains des opérateurs. Cela bride l’innovation.

Pourquoi, dans ces conditions, avez-vous cherché à racheter la filiale sénégalaise de l’opérateur Tigo ?

D’un côté de l’Afrique, il y a M-Pesa, système digital complet mais fermé. De l’autre, il y a Wari : nous voulons être le contre-exemple de M-Pesa en nous appuyant sur l’ouverture. M-Pesa est un succès cantonné au Kenya et aux pays qui l’entourent. Wari veut créer un système qui fonctionne quel que soit le pays, car il s’adapte à tous les environnements. Mais pour cela, il nous faut l’accès aux infrastructures, aux « tuyaux ». Si les opérateurs téléphoniques nous bloquent cet accès, nous devons devenir un des leurs. Ce raisonnement vaut également pour la partie bancaire : 170 banques sont partenaires de Wari et nous permettent en particulier de nous connecter aux banques centrales. Lorsque vous dépendez d’un partenaire et que ce dernier décide de lancer un service digital qu’il juge – à tort – concurrent au vôtre, votre sort est en jeu. Par le passé, les banques ont pourtant bien externalisé leur monétique à Visa et Mastercard sans redouter la concurrence…

Vous retrouvez-vous dans le concept d’open banking ?

Tout à fait. Le compte bancaire appartient à une personne. Celle-ci ne doit pas être prisonnière d’une institution financière qui l’obligerait à passer par elle pour accéder aux services comme c’est aujourd’hui le cas.

En Afrique, de très nombreux agents – souvent de toutes petites boutiques de rue – prennent en charge certains aspects des transactions mobiles, en particulier la conversion avec le cash. Ils travaillent par ailleurs souvent pour des opérateurs concurrents. Sont-ils les banquiers de demain ?

Dans le monde entier, les agences bancaires coûtent très cher et ne sont pas rentables. Donc elles ferment. Wari a choisi de concentrer un ensemble de services chez ces agents, prestataires indépendants qui vont offrir ces services pour compte de tiers. Nous séparons l’outil que nous développons – notre métier, celui sur lequel il faut être performant – du réseau qui le distribue.

Ne redoutez-vous pas l’arrivée des géants de l’internet sur les métiers transactionnels ?

C’est effectivement la direction qu’ils prennent. Mais ils ont des limites objectives : dès lors que vous prônez un système fermé, vous êtes voué à l’échec. Un service incontournable un jour est, à un moment donné, éclipsé par un autre. Regardez Viber par rapport à WhatsApp, ou même Facebook face à Instagram et Snapchat. Un moyen de paiement ne peut pas suivre les modes. La relation à l’argent, le besoin de confiance et de sécurité qu’elle implique, sont des notions qui font appel à une zone du cerveau à l’opposé de celle gérant la pulsion, la consommation, le voyeurisme… Les prestations financières doivent donc être linéaires et pérennes. C’est pour cela que l’on choisit de rattacher sa Visa et sa Mastercard à son wallet… Wari propose d’aller plus loin que la carte et d’intégrer tous les moyens de paiement, d’aujourd’hui et de demain.

Que pensez-vous de l’émergence des cryptomonnaies comme le bitcoin ?

Elles vont nécessairement accompagner l’économie digitale de demain, mais sous une forme différente de ce que propose le bitcoin. Les banques centrales devraient en effet s’emparer du sujet et émettre, grâce à la blockchain, leur propre monnaie électronique. Elle serait échangée contre de l’argent fiduciaire qui serait alors détruit – pour éviter l’effet dilutif rencontré par le mobile money – et la circulation de la monnaie électronique serait tracée grâce à la blockchain, y compris lorsqu’elle est stockée en dehors du territoire, comme cela est beaucoup le cas pour la zone UEMOA avec le franc CFA.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº818