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Le point de vue de la société civile

L’Europe a-t-elle vraiment besoin de l’Union des marchés de capitaux ?

Créé le

13.05.2015

-

Mis à jour le

29.05.2015

Pour renforcer la croissance et l’emploi, la Commission propose de davantage développer le financement de l’économie européenne par les marchés, sur le modèle américain. Pour Finance Watch, c’est méconnaître les leçons de la crise.

La Commission européenne a publié en février les premières grandes lignes de son projet d'Union des marchés de capitaux (UMC). Cette initiative de grande ampleur vise à créer des emplois ainsi qu’une croissance inclusive et durable en Europe, par une harmonisation européenne des marchés de capitaux.

À cette fin, elle propose notamment de renforcer le financement de l’économie réelle par les marchés financiers via une plus grande implication des fonds de pension, des assureurs et des épargnants. L’objectif affiché est d’offrir aux emprunteurs une plus grande diversité de financements, de réduire la dépendance des PME au crédit bancaire traditionnel et de rendre notre économie plus résiliente aux chocs futurs.

Des hypothèses questionnables

Les hypothèses sur lesquelles se base cette initiative soulèvent un certain nombre de questions. Tout d’abord, l’économie européenne serait trop dépendante du financement bancaire, et donc vulnérable à un durcissement des conditions d’octroi des prêts bancaires. C’est pourquoi il y a une forte volonté politique de transformer le modèle européen en un modèle de financement de type américain, où les marchés de capitaux jouent un rôle plus important. Pourtant, il a été amplement démontré [1] que la structure du système financier – qu’il soit basé sur le financement bancaire ou sur les marchés de capitaux – n’a pas d'influence significative sur la croissance. Nous ne sommes donc pas convaincus de la nécessité de changer le modèle européen.

Il est également important de noter que la proportion des prêts aux ménages et entreprises non financières (c’est-à-dire à l’économie réelle) ne représente que 30 % des activités des banques européennes [2] . Dans ce contexte, les banques peuvent choisir d'allouer leur capital à des activités plus rémunératrices, mais les nouvelles réglementations et la nécessité de se désendetter n'entraîneront pas en tant que telles une baisse automatique des prêts bancaires, puisque les banques peuvent également se désendetter en réduisant d’autres activités ou en augmentant leur capital. Au contraire, des banques mieux capitalisées et dont les bilans sont assainis sont en meilleure position pour prêter.

Ensuite, le manque de croissance et de création d’emplois serait dû à un manque d’offre de crédit, qu’il faudrait augmenter en développant les marchés de capitaux. Or, beaucoup s’accordent à dire que le manque de croissance provient en fait en grande partie d'une faible demande des consommateurs, elle-même liée à des facteurs structurels, comme la hausse des inégalités au cours des dernières décennies qui a réduit le pouvoir d'achat de la classe moyenne. Aussi, une réponse politique centrée sur l'augmentation de l’offre de crédit sans s’attaquer au problème du manque de demande des consommateurs a peu de chance de générer une croissance et des créations d'emplois durables. Un rapport de l'OCDE [3] a d’ailleurs récemment conclu que « les politiques qui aident à limiter ou réduire les inégalités pourraient non seulement rendre nos sociétés moins injustes, mais aussi plus riches ».

Relancer la titrisation : une fausse bonne idée

L’une des initiatives clés du projet d’UMC est la promotion d’une « titrisation de qualité simple et transparente » qui bénéficiera d’un traitement prudentiel plus favorable.

Cette initiative vise à remédier à la prétendue pénurie d’offre de crédit aux PME. Cependant, évaluer la solvabilité d’une PME nécessite non seulement d’analyser ses comptes, mais aussi d’intégrer des éléments qualitatifs à propos du contexte économique et concurrentiel local et de l’équipe de direction. Une banque implantée localement est mieux placée pour obtenir ce type d’information, d’autant plus que cette même banque gère souvent également les finances personnelles du P-DG de l’entreprise, ce qui lui permet d’avoir une meilleure vue d’ensemble des risques potentiels encourus et d’être alertée aux premiers signes d’inquiétude. Cette relation globale et de long terme entre la banque et la PME permet au financement bancaire d’être moins procyclique, car cette dernière sera plus disposée qu’un investisseur à soutenir son client pendant une période difficile si l’historique de la relation lui laisse penser que son client saura se sortir de cette mauvaise passe. Au contraire, l’investisseur qui ne dispose que des données financières de l’entreprise ou qui fait appel à une notation externe pour évaluer les risques qu’il prend sera beaucoup plus sensible à un retournement de conjoncture et réagira plus violemment aux premiers signes d’instabilité.

De plus, Finance Watch estime que la titrisation des prêts aux PME sera trop complexe et trop chère pour fonctionner sans subventions, car cette dernière implique de rémunérer de nombreux intermédiaires et d’offrir un rendement intéressant aux investisseurs, ce qui conduit souvent à un taux d'emprunt plus élevé pour l'emprunteur.

En outre, une relance de la titrisation créera plus de titres financiers qui pourront être utilisés en garantie de prêts (collatéraux). Elle renforcera donc implicitement le rôle central du collatéral dans notre système financier, le rendant encore plus interconnecté (les titres donnés en garantie étant réutilisés plusieurs fois) et procyclique (via les fluctuations des taux de décote et les ventes forcées qu’elles peuvent déclencher). Cela pourrait inciter les grandes banques européennes à se financer encore plus via les opérations de financement sur titres, rendant leur financement plus fragile et instable, comme nous l’avons vu pendant la crise.

Un financement plus stable ?

Pour toutes ces raisons, Finance Watch estime que la banque traditionnelle, plutôt que les activités de banque d’investissement comme la titrisation, devrait continuer à être la source de financement principale des PME. C’est le modèle de banque traditionnelle et locale qui doit être encouragé puisqu’il s’est avéré plus résistant pendant la crise, qu’il n’a pas requis de sauvetage, qu’il ne s’est pas replié à l’intérieur de ses frontières nationales et qu’il est plus focalisé sur le financement des entreprises et ménages.

Nous sommes également dubitatifs concernant la suggestion de la Commission de rediriger l'épargne des ménages vers les marchés de capitaux : les dépôts bancaires des ménages financent déjà l’économie réelle, en contribuant à un financement stable des banques. Inciter à davantage d'investissements sur les marchés pourrait en outre créer des risques supplémentaires d'achat de produits inadaptés par les épargnants.

De plus, rendre l’économie européenne plus dépendante du financement par les marchés de capitaux augmentera sa vulnérabilité aux fréquents épisodes de panique irrationnelle, un risque au moins aussi préoccupant, étant donné le comportement bipolaire bien connu des marchés (cycles cupidité-panique).

Enfin, encourager le développement des marchés de capitaux en Europe pourrait rendre le système financier plus vulnérable à des effets domino. En théorie, on peut penser que la diversification des formes de financement apporte de la robustesse au système financier, mais en réalité, comme on l’a vu lors des crises passées, en période de stress, les corrélations augmentent fortement et les bienfaits de la diversification disparaissent puisque tout évolue de la même manière. Il ne s’agit donc pas de multiplier les canaux de financement, mais plutôt d’encourager les plus robustes, stables et acycliques. En particulier, la titrisation, par la chaîne de contrats qu’elle crée entre les institutions financières, augmente le risque de contagion si une entité dans la chaîne fait faillite. Des mesures telles que limiter le nombre de fois qu’un même titre peut être prêté ou encourager les banques à obtenir des financements à plus long terme permettraient de réduire ces risques.

La question n’est pas d’opposer financement bancaire et financement par les marchés de capitaux, car ils sont complémentaires, mais plutôt de nous demander s’il est réellement souhaitable de promouvoir, comme c’est le cas actuellement et contrairement aux leçons de la crise, le modèle de banque d’investissement, au détriment de la banque traditionnelle.

Les vraies raisons sont plus à chercher du côté de la profitabilité et de la compétitivité de l’industrie financière européenne. Il est cependant important de nous rappeler que la stabilité de notre système financier est un prérequis à une croissance pérenne, et non un frein.

 

En savoir plus : L'UMC en 5 questions (http://www.finance-watch.org/ifile/Publications/Reports/Finance-Watch_UMC-en-5-questions.pdf)



1 J. Allard et R. Blavy, « Market Phoenixes and Banking Ducks - Are Recoveries Faster in Market-Based Financial Systems? », IMF, WP/11/213, sept. 2011 ; R. Levine, « Bank-Based or Market-Based Financial Systems: Which is Better? », William Davidson Working Paper n° 442, févr. 2002. 2 Source : rapport Liikanen, Commission européenne, octobre 2012. 3 OCDE (2014), Trends in Income Inequality and its Impact on Economic Growth.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº785
Notes :
1 J. Allard et R. Blavy, « Market Phoenixes and Banking Ducks - Are Recoveries Faster in Market-Based Financial Systems? », IMF, WP/11/213, sept. 2011 ; R. Levine, « Bank-Based or Market-Based Financial Systems: Which is Better? », William Davidson Working Paper n° 442, févr. 2002.
2 Source : rapport Liikanen, Commission européenne, octobre 2012.
3 OCDE (2014), Trends in Income Inequality and its Impact on Economic Growth.