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L’Europe financière post Brexit : des choix essentiellement politiques

Créé le

13.11.2017

-

Mis à jour le

17.11.2017

L’avenir de la finance européenne dépend, au-delà des seuls motifs économiques, d’une stratégie politique clairement énoncée : quelle est l’ambition des instances européennes et des États membres pour leurs activités financières ? Quelles sont celles qu’ils envisagent de laisser hors du territoire des 27 ? Et celles qu’ils souhaitent rapatrier sur ce territoire sous leur contrôle direct ? Quels sont les moyens à mettre en œuvre pour assumer cette stratégie ?

Pourquoi s'intéresser à la finance post-Brexit, alors que l'accord de séparation n'est même pas encore signé ?

La logique pourrait paraître de se concentrer d'abord sur l'accord de séparation, avant de s'intéresser aux étapes suivantes. Mais cette démarche chronologique est-elle la plus adaptée ? Pour déterminer les bons enjeux et négocier au mieux l’accord de séparation, il est nécessaire d’avoir les idées claires sur ce que l’on veut pour la suite. En outre, les étapes qui suivront le Brexit doivent être préparées relativement tôt : ce n’est pas au moment où la séparation sera actée qu'il faudra commencer à y réfléchir, compte tenu de la lenteur des processus de décision européens. Sans oublier un troisième point : l'année 2019 sera celle du Brexit, mais aussi des élections européennes, avec la nomination d’une nouvelle Commission. Il est donc important d’avoir fixé au préalable les objectifs, notamment dans le domaine financier.

Quelle est votre vision de l’Europe financière post-Brexit ?

En dépit de la marge d’erreur importante sur le résultat de la négociation Brexit, certains faits sont dès à présent indiscutables : le plus trivial est que l'Union européenne (UE) aura son principal centre financier en dehors de son territoire. Quelles que soient les modalités de relation avec ce centre, cela crée une situation inédite qu’il faut évaluer. Ensuite, la question du développement en Europe des activités de marché par rapport au financement bancaire qui y est encore dominant prend un relief particulier du fait que ces activités de marché sont assurées pour l’essentiel à Londres. L’UE doit déterminer clairement le type de modèle de financement qu’elle souhaite. Ceci dit, même si le financement bancaire est prépondérant dans les 27 pays, il n’y a pas de modèle financier unique aujourd’hui : certains pays sont relativement ouverts aux activités de marché, d’autres y sont en revanche très fermés ; la France, par exemple, est sans doute un des pays d’Europe continentale les moins éloignés de la situation anglo-saxonne. En outre, les secteurs bancaires présentent des caractéristiques très variables au sein de l'Union. La France compte de très grandes banques à statut international. Mais en Allemagne, en dehors de Deutsche Bank, le système financier est dominé par des banques à fonction essentiellement locale et de statut public. Enfin, les réformes entreprises depuis 2008 au niveau mondial, puis déclinées en Europe, ont été assez défavorables aux activités de crédit bancaire, et donc beaucoup plus propices au modèle financier américain. Cela ne veut pas dire que les Américains n’ont pas dû mener des réformes importantes mais ils n’ont pas eu besoin de changer de paradigme, contrairement au défi auquel l’Europe continentale doit faire face. La place future des activités de marché dans l’UE est notamment une question de fond.

L'UMC peut-il être une solution à cette question ?

Ce que l’on appelle l’Union des marchés de capitaux, pour être un peu brutal, ne mérite pas ce nom. Ce projet inclut diverses dispositions d’ordre financier en général bienvenues, mais dont l’ambition et a fortiori les réalisations ne sont pas à la hauteur de cette appellation ambitieuse.

Dans quelles directions faut-il alors se projeter ?

Sur le plan économique et en tant que professionnels de la finance soucieux de la pérennité de nos activités, nous estimons qu'il faut aller plus loin dans l’harmonisation lorsqu'il s'agit de marchés de gros réellement paneuropéens ; en revanche c'est moins nécessaire voire souvent contreproductif pour les marchés à dominante locale ou nationale. C'est par exemple le cas de la cotation des entreprises : celle des PME ou ETI ne se joue pas au niveau européen, contrairement à celle des grandes valeurs ou des grands produits dérivés. De même, la titrisation est traitée de manière très uniformisatrice par l'UE. Or les problèmes posés par la titrisation ne sont pas identiques d'un pays à l'autre, parce que le sous-jacent n’est pas le même. Les caractéristiques des crédits immobiliers sont très différentes, par exemple, en France et en Allemagne.

Il est dès lors important de renforcer la supervision européenne des marchés de capitaux, donc les pouvoirs de l’AEMF (ESMA) là où cela se justifie, mais en maintenant l’élément de subsidiarité nécessaire, qui est en l’occurrence l’existence d’autorités nationales dont les liens et la proximité avec les écosystèmes réels sont bien meilleurs que ceux d’une institution inévitablement hors sol comme l’AEMF. En renforçant systémiquement les pouvoirs au niveau européen, le danger est de partir sur une optique uniquement uniformisatrice et centralisatrice. Or ce qui est intéressant dans le terme « union », c’est l’idée que l’union fait la force, et qu’on propose des actions communes qui apportent une réelle valeur ajoutée à tous, plus qu’imposer un schéma uniforme.

Qu'en est-il des infrastructures en général et des chambres de compensation en particulier ?

Les chambres de compensation ont été construites pour réduire les risques en les centralisant, mais cela induit du coup un risque central important qui doit être géré à ce niveau.

En l’occurrence, le débat porte essentiellement sur la localisation de la compensation en euro et de la supervision des chambres de compensation restant dans les pays tiers. Deux options contrastées me semblent alors envisageables parce que cohérentes :

  • la première est d'admettre l’idée qu’une forme de co-surveillance peut fonctionner ; la compensation peut alors rester en tout ou partie à Londres, en continuant à générer de significatives économies d’échelle ; mais le cadre du Brexit doit alors prévoir des mesures strictes, probablement inscrites dans un Traité, sur la manière dont la supervision de ces chambres est effectuée et sur le droit de regard de l’UE ;
  • la deuxième option consiste à rapatrier la compensation dans l'UE, au nom de la sécurité et de la souveraineté communes, notamment si une co-surveillance n’est pas jugée crédible ; cette option est parfaitement légitime mais on ne perçoit pas assez qu’elle ne peut être mise en œuvre efficacement que par des mesures comportant une dimension extraterritoriale forte. Il faudrait en effet des mesures assez autoritaires pour conduire les grands acteurs étrangers, à venir compenser en euros sur le territoire des 27.
La proposition de la Commission se situe à un niveau intermédiaire entre ces deux hypothèses et n’envisage au final que d’utiliser les dispositions du règlement EMIR. Or celui-ci ne concerne pas les acteurs étrangers ; cette voie placerait donc les acteurs européens dans une position concurrentielle très défavorable. Si l’on juge nécessaire le rapatriement de l’essentiel de la compensation euro, il faudrait des dispositions beaucoup plus musclées à effet extraterritorial, qui supposent un véritable changement de doctrine de la part de l’UE. Ou alors, on organise la co-surveillance.

Faut-il privilégier une de ces deux options ?

Plus que d’une logique purement économique, le choix relève essentiellement de motifs politiques.

S'engager sur la première option revient implicitement à accepter une conception de l’Europe financière de demain qui s'insère dans un monde très ouvert et sans couture, avec des centres extérieurs qui jouent un rôle prédominant en matière financière, à Londres, mais aussi New York ou Singapour ou ailleurs. Spontanément, pour les opérateurs, c’est la solution préférée, car la moins disruptive et elle maintient tous les avantages d’économies d’échelle de la compensation multi-produits.

Mais elle peut ne pas satisfaire l'UE si celle-ci souhaite, pour des raisons de risque systémique ou par choix politique, que la compensation en euros soit effectivement sous la supervision directe des autorités européennes, en l’espèce la BCE et/ou l’AEMF. Dans ce cas, il faut parvenir à rapatrier le marché et ses acteurs principaux, y compris donc les établissements américains ou asiatiques, dont le siège principal n’est pas dans l’Europe des 27. Cela pourrait se faire, entre autres, par la création d'un statut de compensateur en euros réservé aux acteurs qui travaillent sur le sol des 27. Mais cette deuxième option n’aurait véritablement toute sa logique que dans le contexte d’une ambition politique forte pour la finance européenne. Cela impliquerait en définitive de réfléchir à l’ensemble des fonctions que l’UE souhaite voir exercer sur son territoire, et devrait logiquement s’étendre à d’autres domaines que la compensation, par exemple à d’autres activités, aux normes comptables etc.

Existe-t-il aujourd'hui une volonté politique dans les États membres pour s'orienter vers cette deuxième solution ?

Il ne me paraît pas y avoir de réflexion collective significative dans l’Europe à 27 sur ces questions, surtout concernant la deuxième solution qui n'est pas cohérente avec la pratique et la doctrine européennes actuellement dominantes.

Il faut être conscient qu'elle susciterait, en raison des dimensions extraterritoriales qu'elle comporte, des réactions des pays tiers, notamment des États-Unis. Ceux-ci pratiquent aussi une certaine forme d’extraterritorialité, mais ne sont jamais allés aussi loin.

Or force est aujourd’hui de constater qu’au sein de l’UE, les enjeux financiers ne passionnent pas et que le Brexit est associé à bien d’autres priorités politiques, comme la circulation des personnes, le montant du chèque de la séparation ou les relations commerciales.

N'y a-t-il pas même un risque inverse, le RU quittant l’UE, qu'apparaisse une volonté dans les instances européennes d’une réglementation plus stricte ?

Le retrait des Britanniques, qui pesaient très lourd dans les négociations financières européennes, facilitera les initiatives qui ne manqueront pas de surgir en faveur d’une réglementation encore plus stricte. C’est une hypothèse d’autant plus forte que les activités de marché financier ne sont pas essentielles dans la plupart des pays de l'UE (même si la donne est un petit peu différente pour certains comme la France, les Pays-Bas, le Luxembourg ou l’Irlande). Cela alors même qu'une tendance inverse pourrait apparaître au Royaume-Uni.

Il est d’autant plus important pour l'UE de réfléchir à l’articulation des relations avec son ancien centre financier. Prenons l’exemple de la réglementation sur les bonus : le Royaume-Uni y était opposé, mais il se l’est vu imposer, moyennant quelques amodiations. À présent, l'UE peut choisir de durcir encore cette mesure, alors que les Britanniques peuvent cesser de l’appliquer. Or c’est un critère très important pour l’implantation des activités financières.

La France a-t-elle un rôle particulier à jouer dans cette évolution ?

La France a un rôle particulier, car elle est le pays des 27 qui compte les plus grands établissements financiers, et qui a le plus d’expérience dans ce domaine. Il serait normal qu’elle développât une pensée stratégique dans ce domaine, qui est ou devrait être plus prioritaire pour elle que pour les autres pays. Dans la culture collective et le fonctionnement de l’économie allemande, la finance de marché est beaucoup plus secondaire qu’en France ; même son champion national gère cette activité principalement à Londres ou à New York.

Ceci dit, hors compensation en euro, les initiatives européennes évoquées à ce stade en France concernent assez peu la finance de marché…

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº814bis