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Brexit

Le dilemme cornélien du Royaume-Uni

Créé le

19.12.2016

-

Mis à jour le

04.12.2017

Lors des négociations qui formaliseront la nouvelle relation entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, il est impossible de savoir si cet État privilégiera son indépendance réglementaire ou le bénéfice du principe d’équivalence. En revanche, il est très probable que le continent récupère les activités de compensation situées aujourd’hui outre-Manche.

Le résultat du vote du 23 juin 2016 soulève de nombreuses interrogations. S’il est encore tôt pour évaluer précisément les conséquences économiques du Brexit pour les banques de l’Union européenne (UE) et du Royaume-Uni, les enjeux se cristallisent autour de deux questions :

  • la première a trait à la capacité du Royaume-Uni de préserver, ou non, son passeport européen ;
  • la deuxième porte sur la capacité de l’Union de décider de la localisation de certaines opérations de compensation et de règlement dans la zone euro. Pour l’heure, le Tribunal de l’UE n’a pas reconnu la compétence de la BCE pour en décider. Cette dernière conserve néanmoins la possibilité de solliciter de l’Union que lui soit attribuée ladite compétence.

Une porte d’entrée de l’UE qui pourrait se refermer… plus ou moins

Le passeport européen résulte de directives de l'UE, en premier lieu celle du 15 décembre 1989 qui, si elle n’est plus en vigueur en tant que telle, marque encore de son empreinte les textes qui lui ont succédé. Le passeport européen permet qu’un établissement de crédit agréé dans un État membre de l'UE exerce son activité dans n'importe quel autre État membre, que ce soit par création de succursales ou en prestation de services. L'établissement de crédit n'a pas à demander un agrément ; une déclaration préalable auprès de l'autorité compétente (en France, l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution – ACPR) suffit. La sortie de l’UE soulève donc la question du traitement qui sera réservé aux établissements de crédit établis au Royaume-Uni qui jouissent aujourd’hui du passeport européen.

Sur un total agrégé de 9 355,7 milliards d’euros d’actifs bancaires au Royaume-Uni, 4 572 milliards d’euros étaient détenus par les groupes bancaires ayant leur maison mère à l’étranger au 31 décembre 2015 (voir Graphique). Les deux tiers de ces actifs, soit 3 036 milliards étaient détenus par des groupes bancaires ayant leur siège en dehors de l’UE. 893,8 milliards, soit environ 29 % de ces 3 036 milliards, étaient détenus sous forme de filiales, autorisant ces dernières à bénéficier du fameux passeport européen et à commercialiser ensuite leurs produits et services dans l’ensemble de l’UE. Environ 1 278,5 milliards d’euros étaient détenus par des banques américaines (filiales et succursales confondues). Une partie conséquente des banques étrangères sont présentes au Royaume-Uni sous forme de succursales pour y effectuer des opérations et en particulier sur la Place financière de Londres. Selon les calculs de Schoenmaker (2016), Londres concentrait, à la fin de 2014, 90 % des revenus et des effectifs européens des cinq premières banques d’investissement américaines (Goldman Sachs, JP Morgan, Citigroup, Morgan Stanley, Bank of America Merril Lynch).

Lorsque le Royaume-Uni quittera l’UE, les autorisations délivrées par le superviseur britannique perdront leur équivalence, qui constitue un prérequis pour la fourniture de services financiers à des clients de l’UE. Il s’agit d’une question critique pour le grand nombre de banques qui ont choisi de fournir des services financiers dans l’UE à partir du Royaume-Uni (où elles détenaient 893,8 milliards d’actifs fin 2015).

Le principe d’équivalence subordonné à l’application de la réglementation bancaire de l’UE

D’un point de vue juridique, le Royaume-Uni pourrait bénéficier du régime de « pays tiers » vis-à-vis de l’UE qui autorise l’accès au marché européen dès lors que les mécanismes de régulation et de supervision en place seraient jugés équivalents à ceux en vigueur dans l’Union. Cependant, si le Royaume-Uni pourra encore se prévaloir de cette équivalence lorsqu’il quittera l’UE, rien ne garantit sa pérennité. Cette dernière dépendra de la manière dont le Royaume-Uni décidera de faire évoluer sa réglementation bancaire et de la proximité de cette dernière avec les règles en vigueur dans l’UE. Une divergence signifierait à moyen terme la perte, pour le Royaume-Uni, du bénéfice du statut de « pays tiers » et, en conséquence, de la possibilité, pour les établissements de crédit et les entreprises d’investissement qui y sont établis, d’accéder au marché unique.

Londres : première Place mondiale pour les instruments de gré à gré

Selon les statistiques de la Banque des Règlements Internationaux (BRI), le Royaume-Uni constituait de très loin, en avril 2016, de très loin la première Place financière pour les dérivés de taux d’intérêt de gré à gré en euros (Over the counter, OTC) avec 574 milliards de dollars échangés quotidiennement en moyenne (soit 75 % du marché mondial), devant la France (100,6 milliards, 13,2 %), l’Allemagne (16,6 milliards, 2,2 %) ou les États-Unis (6,8 milliards, 0,9 %).

Dette émise par les institutions financières non bancaires

Le marché obligataire apparaît nettement moins centralisé que celui des instruments dérivés. Le marché Londonien y est également bien placé en matière de titres de dette privée libellée en euros, avec un encours de 1 568,3 milliards de dollars au 31 mars 2016 (soit 16,4 % du total). Ce niveau le situait certes derrière la France (2 029 milliards d’euros, soit 21,2 % du total) mais devant l’Allemagne (1 373,1 milliards, 14,4 %) et les États-Unis (1 084,1 milliards, 11,3 %). Il occupe notamment la première place concernant la dette en euros émise par les institutions financières non bancaires (505,1 milliards de dollars, soit 19,3 % d’un encours total de 2 616,1 milliards de dollars).

Compensation de dette publique en euros

La compensation des transactions relatives aux titres de dette publique est assurée par la chambre de compensation LCH Clearnet. L’entité britannique couvre les marchés britannique, irlandais, finlandais, portugais, slovaque, slovène ; l’entité française couvre les marchés français, italien et espagnol. En dépit de la hausse des volumes traités par l’entité française à la faveur d’une augmentation des transactions sur les dettes souveraines d’Europe du Sud, la Place de Londres domine toujours (6 253 milliards d’euros compensés au Royaume-Uni en octobre 2016, contre 5 551 milliards d’euros en France).

De la compétence de la BCE pour la localisation de la compensation en euros

En mars 2015, le Tribunal de l’UE a annulé la décision de la BCE de localiser dans la zone euro les systèmes de règlement de titres et les « organismes de compensation à contrepartie centrale » (Central CounterParty clearing houses, CCPs) procédant au règlement de transactions en euros. Saisi par le Royaume-Uni, le Tribunal a estimé que « la BCE ne dispos[ait] pas de la compétence nécessaire pour réglementer l’activité des systèmes de compensation de titres, sa compétence étant limitée […] aux seuls systèmes de paiement ». Le Tribunal ajoute néanmoins – et là réside à notre sens l’essentiel – que dans l’éventualité où elle estimerait que ce pouvoir est nécessaire au bon exercice de sa mission, il appartient « à la BCE de demander, sur le fondement […] du Traité TFUE (traité sur le fonctionnement de l’UE), au législateur de l’Union une modification de l’article 22 des statuts, par l’ajout d’une référence explicite aux systèmes de compensation de titres ». En d’autres termes, le Parlement et le Conseil de l’Union peuvent juridiquement confier de tels pouvoirs à la BCE, faculté dont ils ne devraient pas longtemps se priver.

Les prédictions possibles pour l’avenir

En résumé, le Royaume-Uni devra opérer un arbitrage entre la poursuite de l’application de la réglementation bancaire et financière en vigueur dans l’UE – en dépit de la perte de sa capacité à en influencer le contenu – d’une part, et la restauration d’une souveraineté réglementaire qui pourrait conduire à renoncer au principe d’équivalence. La première option conduirait à préserver le rôle du Royaume-Uni comme porte d’accès au marché européen, la seconde tendrait à privilégier la préservation intrinsèque de la Place financière londonienne. Nous ne nous risquerons pas, à ce stade, à proposer un scénario probable tant le champ des possibles est large, alors que les négociations n’ont pas encore débuté. Le déclenchement par le Royaume-Uni de l’article 50 du Traité sur l’UE, qui interviendra au plus tard le 31 mars 2017, constitue en effet le préalable à l’ouverture des négociations entre le Royaume-Uni et l’UE. Il apparaît en revanche relativement probable que le Royaume-Uni perde définitivement la possibilité de poursuivre la compensation de transactions libellées en euros sur son territoire, ce qui implique, à terme, le rapatriement vers d’autres places financières de la zone euro d’environ 500 milliards d’euros de transactions compensées quotidiennement sur les dérivés de taux et de 300 milliards d’euros sur les titres de dettes publiques.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº803