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Economie

Croissance des inégalités, et ensuite ?

Créé le

18.05.2017

-

Mis à jour le

24.05.2017

Des articles attirent régulièrement l’attention sur la croissance des inégalités qui accompagne la transformation de nos sociétés, sous les coups de boutoir de la mondialisation et de la digitalisation. Récemment encore, le FMI a publié des chiffres alarmants sur ce sujet, d’où les commentateurs concluent que la cause du malaise des peuples est finalement bien logique. Face à ce qui est aujourd’hui présenté comme une évidence, deux types de réactions se font jour.

Des chiffres biaisés ?

Les données de base sur les inégalités sont bien partagées, elles ont d’ailleurs été brillamment exposées par l’économiste français Thomas Picketty. Cela me gêne, car son analyse pour la France soulève un problème de lien avec la réalité concrète. En gros, le prix des maisons et appartements a plus que doublé, voire triplé, dans certaines villes, depuis une vingtaine d’années. C’est du capital et pas du travail. Donc on agglomère tous les biens des 58 % de Français qui sont propriétaires de leur résidence principale et on additionne les hausses de valeur pour les intégrer aux « revenus du capital », qui bien entendu ont explosé par rapport aux revenus du travail. Est-il pertinent d’intégrer dans les revenus du capital les plus-values sur des résidences principales acquises par des salariés avec pour but premier essentiel de se loger ou d’épargner, et non de réaliser une opération spéculative ? Bref, les 16 millions de ménages propriétaires de leurs deux ou trois pièces (sur une période fantastique pour les prix immobiliers) penchent du côté des statistiques du « capital » et cela contribue à la chute des revenus du travail dans les revenus totaux. De tels biais (même s’ils ne se fondent pas sur les mêmes éléments) ne viennent-ils pas aussi fausser la lecture des chiffres dans d’autres pays ?

La richesse est-elle absolue ou relative ?

Quelles que soient les failles statistiques de l’approche « revenus du capital/revenus du travail », il reste qu’il y a des inégalités absolument criantes. Au cours des dernières décennies, l’écart de revenus entre les plus riches des Français et la très grande majorité d’entre eux s’est considérablement creusé. Essayons d'estimer l’impact sur la vie réelle des gens. Après tout, on mange, on boit, on consomme « en absolu », pas « en relatif ». Dans le document du FMI, nous avons le constat du relatif. Le constat de l’absolu, lui, est étonnant :

  • au cours des soixante dernières années, la pauvreté extrême a régressé dans des proportions historiquement inédites ;
  • la mortalité infantile s’est effondrée ;
  • l’espérance de vie et le niveau de vie moyen ont augmenté dans des proportions inimaginées, et sur tous les continents ;
  • la scolarisation des filles a augmenté d’une façon, certes encore insuffisante, mais extraordinaire, tout autour du globe ;
  • à titre d’exemple : en Chine, où la population se contentait il y a peu de manger (miracle de Mao : tout le monde mangeait peu, mais mangeait), près de 350 millions de personnes auront bientôt rejoint le niveau de vie des Européens.
Un observateur venu du passé, ou de l’avenir, mais ne connaissant pas nos états d’esprit, serait impressionné et parlerait d’une période miracle dans l’Histoire. Relatif et absolu, c’est plutôt paradoxal…

Les symptômes et les causes

En présence d’un tel paradoxe, la prudence s’impose. Les inégalités sont un symptôme de dérèglement. Pourquoi fixer l’attention sur les symptômes et oublier de rechercher les causes ? Si l’on adopte une vision plus large, force est de reconnaître que quatre mouvements de fond ont traversé toute la période récente, depuis le milieu du XXe siècle : une augmentation de la population et une croissance économique, toutes deux sans précédent dans l’Histoire ; une mondialisation de fait, pas seulement économique mais aussi des communications, et la révolution technologique.

Comment tout cela pourrait-il ne pas être très déstabilisant pour nos sociétés ? Nous savons bien ce qui tenait les anciens équilibres ; nous n’avons que de vagues idées sur la suite. Le « malaise des peuples » sur lequel s’interrogent des esprits bien intentionnés ne vient pas tant des inégalités que de l’inconnu vers lequel basculent nos économies et nos organisations sociales. C’est de ce côté qu’il faudrait mettre toutes les énergies intellectuelles. Il nous faudrait une meilleure compréhension de l’économie nouvelle et de ses conséquences sur l’organisation sociale.

La digitalisation, par exemple, représente un potentiel fantastique pour l’humanité, en même temps qu’une destruction de notre modèle de société. Il est urgent de développer de nouvelles réflexions :

  • comment inclure le plus rapidement possible le plus de monde possible dans le nouveau jeu ?
  • comment revoir les parcours éducatifs et professionnels ?
  • comment intégrer l’économie de partage favorisée par la digitalisation ?
  • comment revoir la carte des activités rémunérées ou bénévoles ?
  • comment donner un rôle aux seniors ?
  • comment concevoir de nouveaux systèmes de solidarité ?
Bref, les chantiers ne manquent pas. Les inégalités, caractéristique choquante de nos sociétés, sont un symptôme et non une cause. Or, en économie comme en mécanique ou en médecine, si l’on se préoccupe de rechercher des solutions pour l’avenir, il vaut mieux porter son attention sur les causes.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº809