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Economie bancaire

La création monétaire « ex nihilo » : du crédit causé au crédit causal

Créé le

17.03.2017

-

Mis à jour le

04.12.2017

La création monétaire induite par la production de crédit ne crée pas de risque bancaire tant qu’elle a pour contrepartie une création de richesse au moins équivalente, c’est-à-dire lorsque le crédit reste au service de projets de chefs d’entreprise ou de particuliers, proportionnés à leur capacité de remboursement et économiquement justifiés. Le crédit est ainsi « causé » ; il n’est pas « causal » de la création de richesse, au sens où il suffirait à soi seul à déclencher une création de richesse, un projet d’investissement

« Pour bien des gens, l’usage de cette faculté du crédit consiste surtout à jeter dans la circulation une masse de papier pour y tenir lieu de numéraire. Ils posent en fait que lorsqu’un tel papier se répand dans le public, la richesse sociale en est accrue d’autant ; et comme ils supposent, en outre, qu’il dépend des gouvernements de multiplier ces sortes d’émission à l’infini, ils croient voir dans le crédit une source intarissable, d’où l’on peut faire couler la richesse à volonté sans travail. »

Charles Coquelin (1802-1852), article « Crédit » in Guillaumin et Coquelin (dir.), Dictionnaire de l’économie politique, Guillaumin et Cie, 1852.

 

 

Le crédit crée bien de la monnaie, mais non pas à partir de rien, « out of thin air », ex nihilo, sans contrepartie, tranchions-nous dans le débat quelque peu extrémisé entre, d’une part, les banques – qui soutiennent qu’il n’y a pas de création monétaire – et, d’autre part, ceux pour lesquels cette création monétaire est discrétionnaire – comme un Milton Friedman écrivant que la création monétaire ne coûtait à la banque que l’encre du stylo pour remplir un chèque [1] . Mais dès lors que le crédit bancaire est causé, c’est-à-dire tant que les banques font bien leur métier et ne prêtent pas à tort et à travers, la création monétaire temporaire induite par la production de crédit a pour contrepartie une création de richesse au moins équivalente, il n’y a pas de création monétaire ex nihilo et la principale activité bancaire qu’est la production de crédit, qui a pour sous-produit fatal la production de monnaie de banque, ne pose aucun problème. Tant que la création monétaire « colle » à la création de richesse trouvant preneur, le risque de crise bancaire est conjuré et le rythme de production de crédit quel qu’il soit, et par conséquent celui de la création monétaire, n’est pas un souci. Par conséquent, concluions-nous, sans développer le point, si problème bancaire il y a, si les crises bancaires existent – et le fait est difficilement contestable –, c’est parce que la création monétaire ex nihilo, sans contrepartie de création de richesse, qui reste normalement contenue dans les limites étroites de l’inévitable coût du risque bancaire, prend des proportions incontrôlables [2] . Comment cela est-il possible ? Comment, en particulier, expliquer la crise bancaire mondiale de la fin des années 2000 ? C’est cette autre histoire, annoncée à la fin de notre précédent article, qu’il convient de s’efforcer de raconter désormais.

Subordonner la création monétaire à la création de richesse

Avant de tenter de répondre à cette question plus difficile que la précédente (la création de monnaie de banque se fait-elle ex nihilo ?), il convient de vérifier la validité générale de notre hypothèse du crédit causé et, en conclusion de cet exorde, d’approfondir la théorie du crédit sans laquelle notre enquête sur les causes actuelles des crises bancaires ne disposerait pas de la bonne boussole pour avancer. Quel est l’effet exact du crédit bancaire lorsqu’il est judicieusement accordé ? Quel est le rôle du crédit bancaire dans l’économie ?

L’hypothèse de la subordination de la création monétaire à la création de richesse est bien « généralisable ».

Dans le précédent article, notre raisonnement s’est exclusivement appuyé sur le cas du crédit bancaire à court terme aux entreprises. Le lien intime entre création de monnaie et création de richesse (au sens de service rendu quelle qu’en soit la forme matérielle ou non matérielle) est-il extensible aux autres types de crédit bancaire et aux crédits octroyés aux autres bénéficiaires non financiers (particuliers, administrations publiques, etc.). Le problème de la création monétaire ex nihilo ne provient-il pas tout simplement du fait de la différence de durée du crédit, qui serait en fait la principale cause de divergence entre une création monétaire immédiate et une création de richesse dont la matérialisation tarderait à se manifester ou ne trouverait plus preneur aux prix convenus, du fait de l’aléa lié au temps et aux cycles économiques, ou aux accidents de la vie ?

Le crédit bancaire à court terme à l’entreprise n’est qu’une avance sur une recette issue d’une création de richesse (une « vente »), disions-nous. L’encaissement de cette recette par l’entreprise, ou par la banque subrogée dans les droits de l’entreprise, en permet le remboursement, c’est-à-dire sa disparition à l’actif du bilan de la banque et la résorption parallèle, au passif du système bancaire, de la monnaie créée. La création monétaire n’est qu’un épisode passager et anodin de la vie économique d’un pays développé, une bosse temporaire dans le bilan du système bancaire et dans la « masse » monétaire. Le crédit bancaire pertinemment distribué est au fond « auto-liquidatif », par la création de richesse qu’il a financé. Le raisonnement est-il généralisable mutatis mutandis ? Notre « pierre de touche » d’un crédit remboursable par la création de richesse qui en est la contrepartie s’applique-t-elle aussi bien au crédit bancaire à moyen terme aux entreprises qu’aux crédits aux particuliers, aux crédits personnels ou à la consommation et, singulièrement, aux crédits immobiliers à long terme faits à l’« acquéreur », justement nommés « crédits acquéreurs ».

Des crédits à moyen terme aux entreprises…

Par nature, le crédit bancaire à moyen terme à l’entreprise n’est pas, à la différence du crédit à court terme, une avance sur la recette liée à une transaction, ou plus généralement une avance sur le paiement dû par un client à son fournisseur. Il est une avance sur la capacité bénéficiaire, ou, en langage plus technique, sur la capacité d’autofinancement (la CAF) supplémentaire que va générer pour l’entreprise l’usage productif que celle-ci va faire du crédit à moyen terme, sous la forme par exemple de l’achat d’un équipement qu’elle n’a pas les moyens de se procurer au comptant par autofinancement ou en puisant dans son épargne préalable, sa trésorerie. Il est donc bien logiquement causé par l’anticipation de création de richesse qu’il va permettre, une création de richesse future dont le demandeur de crédit se doit d’établir la plausibilité autant qu’il est possible dans son dossier de demande de financement ; même si le flux monétaire généré par cette création de richesse qui permettra l’amortissement progressif du crédit (ou in fine) ne peut chronologiquement intervenir qu’après l’octroi de ce crédit à moyen terme, dont l’objet même est d’améliorer la capacité de l’entreprise à produire des richesses. Ce n’est en effet qu’à partir du flux de recettes supplémentaires occasionnées par cette amélioration de la capacité de production de l’entreprise que le crédit, intérêt et capital, pourra être amorti.

Le crédit bancaire à moyen terme fait à bon escient rentre donc bien au total dans le schéma du crédit auto-liquidatif, mais avec un risque plus grand du fait de sa durée spécifique, rémunéré en principe sous la forme d’une prime de risque incluse dans l’agio bancaire. Il n’est pas une avance sur recette, mais une avance sur l’épargne brute supplémentaire (CAF) que le crédit va indirectement permettre de générer dans l’entreprise grâce à sa création de richesse.

Il en va de même, de manière encore plus nette, pour le crédit-bail, avec la sécurité renforcée qu’il procure au prêteur de biens de production mobiliers ou immobiliers, qui ne prévoit le transfert de la propriété du bien « donné à bail » qu’à la fin du contrat. Le crédit-bail n’est qu’une forme sophistiquée de location-gérance, laquelle permet au locataire gérant de payer le bailleur d’un fonds de commerce au fur et à mesure de l’usage de ce fonds, et ainsi de se lancer dans les affaires sans capital initial, ce qui représente, avec la société de capitaux, une des formes de coopération de la fortune établie avec la capacité entrepreneuriale, qui n’est rien moins, selon l’inventeur du crédit-bail en France Lucien Pfeiffer, que la clé de l’essor économique spécifique du monde occidental [3] .

…au crédit acquéreur aux particuliers

Le crédit acquéreur, emblème du crédit bancaire aux particuliers, est quant à lui clairement causé par l’acquisition du bien (la création de richesse pour l’acquéreur) qu’il rend possible. Le lien entre production de crédit, création monétaire et création de richesse, est si étroit ici que l’acquéreur-bénéficiaire du crédit ne voit pas même la couleur de l’argent qu’il emprunte, lequel est directement crédité par le banquier prêteur sur le compte du notaire, lui-même consigné, pour la garantie des parties au contrat de vente immobilière, à la Caisse des dépôts et consignations. En revanche, le crédit acquéreur ne rentre pas dans le schéma général du crédit auto-liquidatif par la création de richesse qu’il a rendu possible. Il s’amortit grâce à la fraction, épargnée à cette fin, du revenu de l’emprunteur « gagné » par ailleurs en échange de sa propre valeur ajoutée (création de richesse) comme salarié d’une entreprise, ou prestataire direct de services marchands (en tant qu’artisan, commerçant, profession libérale, bailleur, prêteur de fonds, associé, etc.). Le crédit acquéreur qui a permis la création de richesse initiale et immédiate – en réalité le service continu que rend une habitation au propriétaire qui en use – est remboursé par le flux continu de revenus qui découle de la création de richesses continue réalisée par l’emprunteur/offreur de services, laquelle est raisonnablement anticipée par le banquier en fonction de la situation professionnelle de l’emprunteur. L’analyse de cette situation, c’est-à-dire des revenus de l’emprunteur et des remboursements en cours d’éventuels autres emprunts, permet de définir, en relation avec l’expérience bancaire, une capacité de remboursement résiduelle maximale (une « mensualité théorique maximale » voisine d’un quart du revenu) en fonction de laquelle un plafond d’emprunt sera calculé qui, combiné avec l’apport personnel, définira la richesse immobilière maximale que l’emprunteur peut raisonnablement s’offrir. Ainsi nous sommes également ramenés, dans le cas du crédit emblématique aux particuliers qu’est le crédit immobilier, très normalement, à la capacité de remboursement de l’emprunteur (équivalent de la capacité bénéficiaire pour l’entreprise).

La logique est la même avec un horizon de temps plus court pour le crédit à la consommation (durable) : une création de richesse anticipée grâce au crédit (disposer tout de suite d’un véhicule, d’un ordinateur, d’un équipement ménager) est remboursée en fait par une création de richesse continue faite au bénéfice des autres (employeur ou clients) par l’emprunteur offreur sur le marché, ou dans l’entreprise, de ses services. Si le remboursement du crédit à la consommation par cette création durable de richesse s’interrompt, du fait d’une perte d’emploi par exemple, le banquier fera jouer une caution à hauteur de la dette résiduelle et se remboursera en piochant dans le flux de revenus de la caution ou dans son stock de richesses préalablement constitué, ou alors il pourra reprendre le bien, si celui-ci est mis en nantissement, ou gagé, au moment du crédit.

Une hypothèse généralisable

Lorsqu’un crédit permettant l’acquisition d’une richesse immédiate n’est pas normalement remboursé par une création de richesse ultérieure, l’équilibre « macroéconomique » de l’opération de crédit est rompu (il y a eu création monétaire sans création de richesse équivalente) [4] . L’opération rendue possible par le crédit n’est plus « gagnant-gagnant », n’est plus une opération « à somme positive » pour l’ensemble des parties. La mise en jeu d’une garantie ne répare pas ce déséquilibre, même si elle sauve la mise du banquier et permet au prêteur, micro-économiquement, de limiter sa perte par appel de la caution tierce ou par prélèvement-appauvrissement de l’emprunteur lui-même, et de préserver ainsi sa capacité de prêt pour le futur. La preuve est donc rapportée au passage que la mise en jeu de la garantie, de l’hypothèque par exemple, n’est pas la voie normale de remboursement d’un crédit et n’a pas du tout le même effet sur « l’optimum social », même si le PIB, qui ne retrace que des flux réels, n’en sera pas affecté.

Nous pouvons donc ici conclure, de manière intermédiaire, que tout crédit, dans son principe, et l’amortissement de tout crédit sont subordonnés à la création de richesse qu’il finance ou à de la richesse créée par ailleurs par l’emprunteur. Il se vérifie donc que, tant que la création de richesse colle à la création monétaire, il n’y a pas de souci à redouter du côté du crédit bancaire. Le raisonnement sur la généralité duquel nous nous interrogions de façon liminaire est donc bien généralisable. La durée de vie supérieure (sa « maturité » ou sa « duration ») du crédit à moyen terme ou à long terme accroît donc assez logiquement la probabilité d’un défaut de contrepartie, d’une incapacité de remboursement de l’emprunteur dont la production de richesse devient insuffisante, mais il ne permet en aucun cas d’expliquer un écart macroéconomique important ou durable entre création monétaire et création de richesse. Cette probabilité est statistiquement connue du banquier ou de l’établissement financier prêteur. Elle est même le cœur de son métier. Nous en revenons donc à l’interrogation sur l’origine des crises bancaires, puisque nous ne pouvons raisonnablement pas soutenir que l’activité bancaire porte en elle la crise comme la nuée porte l’orage.

Crédit causé, crédit causal…

Nous devons ici faire une pause, avant d’aller plus loin dans notre enquête sur l’origine du malaise bancaire, a fortiori des grandes crises bancaires, qui se résumerait, prétendons-nous, au passage d’une conception et d’une pratique du crédit bancaire causé à une conception, et surtout à une pratique débridée et illusoire, du crédit causal. Pour cela il faut essayer de percer ce que l’on peut appeler le mystère du crédit, assez profond pour donner lieu à une croyance aux « miracles du crédit », approfondir la théorie du crédit. Et d’abord mieux définir le crédit en éprouvant la résistivité de notre propre thèse du crédit causé par la création de richesse passée, présente ou future.

Comment peut-on en effet sérieusement soutenir à la fois que le crédit rend possible la création de richesses et soutenir qu’il n’en serait pas causal, puisque nous affirmons, au contraire, qu’il serait causé par elle, même lorsque la création de richesse qu’il rend possible n’intervient qu’après ? S’agit-il d’une simple argutie, d’un pur jeu sur les mots ? Nullement, il s’agit plutôt d’un paradoxe subtil et d’un point essentiel !

Le crédit bancaire [5] peut se définir comme le fait de conférer à un acteur économique un pouvoir d’achat immédiat, de l’argent à quelqu’un qui en a besoin, en contrepartie d’une promesse de remboursement, qui n’est elle-même recevable que si elle repose sur la démonstration d’une capacité de remboursement future. Nous soutenons en fait simplement que seul l’usage du crédit, son orientation, sa finalité ou sa destination, permet de distinguer le « bon » crédit du « mauvais » et de faire la part entre les effets positifs ou négatifs du crédit ; que, dès lors que sa « distribution » (un terme de mauvais augure) devient un peu hasardeuse et déborde les critères d’une analyse financière sérieuse et adaptée à chaque type de débiteur et de crédit, il est en passe de desservir l’économie au lieu de servir, comme il le devrait, à l’amélioration de l’optimum social, en permettant une croissance légitime des profits bancaires et de la taille des bilans de banques, très loin des variations pathologiques observées depuis quelques décennies désormais.

De même que la monnaie ne facilite pas l’échange marchand mais en réalité le rend possible [6] , et avec lui l’économie de marché tout court, le crédit n’est pas un adjuvant de la vie économique et de la croissance, mais il les rend possibles. Il n’est pas la cause de l’achat de l’acier de Bouygues à Vallourec, ni d’un véhicule de livraison par le commerçant, ou d’une cuisine complète par le couple qui s’installe, mais c’est bien à cause de ces volontés transactionnelles, de ces besoins d’avoir, qu’il les rend possibles là où l’épargne préalable n’est pas suffisante pour s’offrir ces biens au comptant. Il est donc facteur d’échanges qui n’auraient pas lieu sans lui, facteur de croissance économique. Il exerce donc un effet bien réel dans la vie économique, sur l’économie (réelle par définition). Même dans le cas de l’escompte que nous retenions comme exemple prototypal de création de monnaie causée par une création de richesse antérieure, c’est la faculté préalablement connue par l’emprunteur d’escompter l’effet de commerce, bref l’existence antérieure d’un banquier escompteur, qui rend possible la transaction créatrice de richesse qui va « causer » la création monétaire. Le banquier est un acteur clé de l’économie de marché, de l’économie réelle, et joue sa partition coopérative et coordinatrice dans le concert de la division du travail, clé de la richesse des nations. Parler de crédit causé ne revient donc pas à en sous-évaluer l’effet créateur, bien au contraire, mais à en cerner la nature exacte et l’effet précis.

Le crédit « causé » est une opération bien réelle de l’économie de marché (le « financier » n’est pas du tout « irréel ») un facteur de son dynamisme, un accélérateur de transactions et d’investissement qui n’auraient peut-être jamais lieu sans lui, mais il est cela tant et autant qu’il reste au service de transactions et de projets raisonnables de chefs d’entreprise ou de particuliers, proportionnés à leur capacité de remboursement. La pluie d’argent n’arrose que des projets sérieusement plantés. Autrement elle n’a aucun effet positif. Le crédit ne fait rien à lui seul. Il n’est pas « causal » de la création de richesse. Il ne faut ni le sous-estimer comme on le fait en théorie économique où il ne joue pratiquement aucun rôle [7] , ni le surestimer comme on le fait en pratique aujourd’hui, en particulier les banques centrales du monde entier pour lesquelles il semble qu’il suffise de semer du crédit à la volée pour faire pousser l’économie, alors même que les économies, en tout cas nombre d’acteurs économiques parmi les plus importants, comme les États, sont déjà surendettés, c’est-à-dire en incapacité de rembourser par constitution d’une épargne suffisante a posteriori leurs emprunts préalables. Vaclav Havel, au lendemain de l’effondrement de l’économie centralement planifiée, résumait en quelques mots prophétiques cette contradiction du volontarisme contemporain dans laquelle semblent replonger les économies dites de marché : « ce n’est pas en tirant sur une fleur qu’on la fait pousser ».

Pas de miracle…

Le crédit joue donc un rôle fondamental dans l’économie parce qu’il permet de financer des transactions (créations de richesses) que l’emprunteur n’a pas les moyens de se procurer par une épargne préalable au moment où il en ressent le besoin pour travailler ou vivre, mais à la condition qu’il soit subordonné à une création de richesse réelle ou potentielle proportionnée qui procure à l’emprunteur sa faculté d’amortir le crédit et d’éteindre sa dette. Car un crédit se rembourse comme l’a rappelé aux particuliers la Loi Lagarde, par l’épargne a posteriori, formée par l’amortissement du crédit, qui provient elle-même d’une création de richesse. En effet, même si la plupart des économistes l’ignorent symétriquement en pratique [8] , le remboursement d’un crédit, la mensualité, l’échéance trimestrielle ou l’annuité, sont de l’épargne, mais de l’épargne a posteriori. Le crédit ne permet donc pas de s’extraire du principe de réalité selon lequel une création de richesse s’échange in fine contre une création de richesse, selon lequel un capital obtenu à crédit se rembourse par une création de richesse ultérieure. Le crédit ne dispense pas de l’épargne, sa vertu est de l’anticiper. Il n’existe pas de miracle du crédit, même si disposer tout de suite de quelque chose que l’on ne pourrait acheter que plus tard, une fois l’épargne sécrétée pour se l’offrir, est d’une très grande utilité et peut changer la vie de l’emprunteur.

La puissance du crédit est grande mais elle n’est pas sans limites…

Autrement dit, l’emprunt doit rester proportionné à la capacité de remboursement de l’emprunteur, quelles que soient sa nature et sa taille. Le crédit et la création monétaire ne sont des leviers de création de richesse et de croissance économique durable qu’à cette condition. « La puissance du crédit est grande, mais elle n’est pas sans limites ; il ne faut ni l’exagérer, ni la méconnaître ; il faut se garder surtout de la placer là où elle n’est pas » disait Charles Coquelin [9] . Ou, comme le disait plus précisément encore Gautier, autre économiste du XIXe siècle, également praticien de la banque : « c’est une erreur, qu’il importe au crédit des banques de détruire, de croire qu’elles créent un capital fictif… le crédit n’a point le pouvoir de créer un capital […] Mais le crédit remet en mouvement les capitaux qui s’arrêtent, et qui, sans son secours, demeureraient stagnans [sic] ; il attire dans la circulation, au secours de l’industrie, les fonds qui, n’était son intervention, deviendraient étrangers au mouvement commercial et, par conséquent inutiles ; et c’est en cela que consiste le double service qu’il rend à ceux qui possèdent le capital comme à ceux dont la fortune n’est encore que dans leur aptitude au travail. […] Ces billets [de banque], comme les billets à ordre et les lettres de change, sont donc la représentation, non d’un capital fictif et supposé, mais d’un capital effectif et réel [10] . »

L’analyse de la capacité de remboursement, fondement d’une saine pratique du crédit

Seules la volonté et la possibilité d’analyser la capacité de remboursement d’un acteur économique permettent d’éviter la création monétaire ex nihilo.

La capacité de remboursement, qui renvoie à la capacité de création de richesse du débiteur, est donc à la fois le concept financier « synthétique » et la pierre de touche opérationnelle, par quoi l’on peut distinguer le bon crédit du mauvais, le mauvais risque d’entrée de jeu du vraisemblablement bon risque, au-delà des qualificatifs de « causé » et « causal » par lesquels nous essayons de simplifier et résumer la problématique intemporelle du crédit et de sortir de la confusion contemporaine à son sujet. Que, du côté de l’emprunteur, la capacité de remboursement, soit le fondement d’une saine théorie et pratique du crédit, cela est rassurant et assez peu étonnant au fond. Mais cette définition n’est « performative » que si elle renvoie, du côté du prêteur, à une possibilité d’analyse et à une volonté d’analyse de la capacité de remboursement du débiteur. En analysant et en surveillant effectivement la capacité de remboursement des emprunteurs, de tous les emprunteurs, le banquier remplit une mission vitale dans une économie de marché, dans laquelle les décisions sont décentralisées et indépendantes, qui consiste à s’assurer de la subordination de la création de monnaie à la création de richesse, ou du moins à ce qu’elle s’en écarte le moins possible. Faute d’effectivité et d’efficacité de cette mission, la théorie assez simple du crédit peut très bien déboucher sur une pratique aveugle du crédit ou une pratique du crédit aveugle.

Après avoir défini le rôle du crédit et cerné, en creux, la genèse des mauvais crédits, crédits sans cause réelle débouchant sur une création de monnaie schizophrénique, sans création de richesse équivalente, il nous reste à comprendre pourquoi et comment les mauvais crédits ont pu prendre une telle place dans les bilans des banques. Comment la création monétaire ex nihilo a-t-elle pu à ce point s’emballer… C’est la suite de la même histoire !

 

1 Cf. mon article, « Création monétaire ex nihilo ? », Revue Banque n° 795, avril 2016.
2 Aussi courte que soit la durée du crédit, l’argent est remboursé après avoir été prêté : le risque de défaut de la  contrepartie est en ce sens inévitable et une fonction croissante de la durée du crédit. Le temps est la dimension essentielle de la vie économique. C’est sans doute pour cela qu’en langage bancaire un crédit s’appelle un « risque ».  C’est en ce sens que l’information sur les volumes et la répartition des crédits bancaires, leur nature, leur durée et leur sort, est recensée, pour le compte de l’ensemble des établissements de crédit, par le  « service central des risques » de la Banque de France.
3 Voir cette thèse cachée dans un livre de Lucien Pfeiffer au titre trompeur : Libre entreprise et socialismes, Ancre, 1986.
4 Cette « perte » de satisfaction ou sous-optimalité n’est pas prise en compte dans la comptabilité nationale de la valeur ajoutée globale, qui n’est qu’une approximation grossière de l’optimum social au sens de Pareto, cette situation collective limite dans laquelle la situation de Paul ne peut être améliorée que par la détérioration de celle de Pierre. La croissance du PIB qui, en principe, « élève tous les bateaux » est une indication du potentiel  de croissance indéfinie du bien-être social.
5 Le crédit bancaire qui donne, du moins dans le cas du crédit de trésorerie, un pouvoir d’achat erga omnes se distingue du crédit commercial qui ne permet que le règlement différé par l’acheteur de tout ou partie du montant de son achat et il le complète puisqu’il vient pallier les effets du paiement à terme sur la trésorerie du vendeur. Leur effet est cependant techniquement voisin dans la mesure où ce règlement différé est une économie d’argent immédiate pour l’acheteur qui peut être utilisée à son gré entretemps. Le véritable intérêt comparatif du crédit bancaire à court terme  consiste à pallier l’effet de compensation « algébrique » du crédit fournisseur par le crédit client sur chacun des maillons de la chaîne des relations interindustrielles. M. Gautier, sous-gouverneur à la Banque de France, « Des banques et des institutions de crédit en Amérique et en Europe » in Encyclopédie du Droit, Paris, Coulon & Cie, 1839 : «  Par ce moyen, le vendeur se trouva affranchi de la privation de capital à laquelle il s’était soumis en vendant à crédit ; l’augmentation de capital disponible qui résultait pour lui du terme qu’il obtenait pour le paiement de ses achats devint entière au moyen de la suppression du terme qu’il avait accordé lui-même pour le paiement de ses ventes… ».
6 Comme le dit Jacques Bichot, dans une conception opératoire de la monnaie, où celle-ci «  se définit à partir des actes monétaires, et non l’inverse. […] un acte est monétaire lorsqu’il modifie le réseau des relation chiffrées » entre acteurs économiques, et c’est cette «  modification qui  sert à commander ou à contrôler les actions réelles, en particulier les activités de production et de répartition » au sein d’un ensemble qui fait système  grâce « un consensus monétaire » peu à peu formé, qui dépasse ce que l’on nomme «  la simple acceptation de la monnaie », car «  cette économie n’est pas monétaire à la manière dont certains bijoux sont plaqués-or : elle l’est en profondeur, dans la masse […] Imaginer que l’on puisse produire les mêmes biens et les mêmes services, selon les mêmes procédés, dans une économie qui ne serait pas organisée monétairement est une simple vue de l’esprit ». Cf  Huit siècles de monétarisation, de la circulation des dettes au nombre organisateur, Economica, 1984, pp. 22-26.
7 Voir André Babeau, Épargne et crédit : de mystérieuses relations, PUF, oct. 2016, notamment son introduction, « Le surprenant “oubli” des économistes pendant plus de deux siècles ».
8 Ibid.
9 In article cité en exergue.
10 M. Gautier, op. cit.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº808
Notes :
1 Cf. mon article, « Création monétaire ex nihilo ? », Revue Banque n° 795, avril 2016.
2 Aussi courte que soit la durée du crédit, l’argent est remboursé après avoir été prêté : le risque de défaut de la  contrepartie est en ce sens inévitable et une fonction croissante de la durée du crédit. Le temps est la dimension essentielle de la vie économique. C’est sans doute pour cela qu’en langage bancaire un crédit s’appelle un « risque ».  C’est en ce sens que l’information sur les volumes et la répartition des crédits bancaires, leur nature, leur durée et leur sort, est recensée, pour le compte de l’ensemble des établissements de crédit, par le  « service central des risques » de la Banque de France.
3 Voir cette thèse cachée dans un livre de Lucien Pfeiffer au titre trompeur : Libre entreprise et socialismes, Ancre, 1986.
4 Cette « perte » de satisfaction ou sous-optimalité n’est pas prise en compte dans la comptabilité nationale de la valeur ajoutée globale, qui n’est qu’une approximation grossière de l’optimum social au sens de Pareto, cette situation collective limite dans laquelle la situation de Paul ne peut être améliorée que par la détérioration de celle de Pierre. La croissance du PIB qui, en principe, « élève tous les bateaux » est une indication du potentiel  de croissance indéfinie du bien-être social.
5 Le crédit bancaire qui donne, du moins dans le cas du crédit de trésorerie, un pouvoir d’achat erga omnes se distingue du crédit commercial qui ne permet que le règlement différé par l’acheteur de tout ou partie du montant de son achat et il le complète puisqu’il vient pallier les effets du paiement à terme sur la trésorerie du vendeur. Leur effet est cependant techniquement voisin dans la mesure où ce règlement différé est une économie d’argent immédiate pour l’acheteur qui peut être utilisée à son gré entretemps. Le véritable intérêt comparatif du crédit bancaire à court terme  consiste à pallier l’effet de compensation « algébrique » du crédit fournisseur par le crédit client sur chacun des maillons de la chaîne des relations interindustrielles. M. Gautier, sous-gouverneur à la Banque de France, « Des banques et des institutions de crédit en Amérique et en Europe » in Encyclopédie du Droit, Paris, Coulon & Cie, 1839 : « Par ce moyen, le vendeur se trouva affranchi de la privation de capital à laquelle il s’était soumis en vendant à crédit ; l’augmentation de capital disponible qui résultait pour lui du terme qu’il obtenait pour le paiement de ses achats devint entière au moyen de la suppression du terme qu’il avait accordé lui-même pour le paiement de ses ventes… ».
6 Comme le dit Jacques Bichot, dans une conception opératoire de la monnaie, où celle-ci « se définit à partir des actes monétaires, et non l’inverse. […] un acte est monétaire lorsqu’il modifie le réseau des relation chiffrées » entre acteurs économiques, et c’est cette « modification qui  sert à commander ou à contrôler les actions réelles, en particulier les activités de production et de répartition » au sein d’un ensemble qui fait système  grâce « un consensus monétaire » peu à peu formé, qui dépasse ce que l’on nomme « la simple acceptation de la monnaie », car « cette économie n’est pas monétaire à la manière dont certains bijoux sont plaqués-or : elle l’est en profondeur, dans la masse […] Imaginer que l’on puisse produire les mêmes biens et les mêmes services, selon les mêmes procédés, dans une économie qui ne serait pas organisée monétairement est une simple vue de l’esprit ». Cf Huit siècles de monétarisation, de la circulation des dettes au nombre organisateur, Economica, 1984, pp. 22-26.
7 Voir André Babeau, Épargne et crédit : de mystérieuses relations, PUF, oct. 2016, notamment son introduction, « Le surprenant “oubli” des économistes pendant plus de deux siècles ».
8 Ibid.
9 In article cité en exergue.
10 M. Gautier, op. cit.