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Commissions interbancaires sur les paiements par carte : Bruxelles préfère la réglementation administrative à la régulation concurrentielle

Créé le

22.04.2014

-

Mis à jour le

02.06.2014

Dans cette étude très détaillée, Alain Georges analyse les décisions de la Commission européenne concernant les commissions interbancaires applicables aux paiements par carte. Ses conclusions sont très critiques vis-à-vis de la stratégie mise en œuvre, dont il juge l’argumentation contestable et qui conduit, selon lui, à réduire la concurrence au lieu de la favoriser, en instaurant une réglementation administrative proche du contrôle des prix.

Les commissions interbancaires applicables aux paiements par carte (voir Encadré 1) sont plus que jamais dans le collimateur de la Commission européenne, qui veut en plafonner le montant de façon absolue et uniforme dans les 28 pays de l’Union européenne. Tel est l’objet d’un projet de Règlement adopté par la Commission en juillet 2013 et actuellement en cours d’examen devant le Parlement européen et le Conseil des ministres. Le projet, qui a évolué à la suite de la discussion de plusieurs centaines d’amendements de nature extrêmement technique, ne sera pas adopté avant la fin de l’année 2014. D’ici là, le Parlement européen et la Commission auront été renouvelés. Le texte est donc susceptible d’évoluer encore à l’automne en fonction de la nouvelle composition du Parlement.

La position de la Commission

Le projet de Règlement en cours d’examen ne constitue pas la première attaque contre les commissions interbancaires. Sous la pression du grand commerce, la Commission européenne et de nombreuses autorités nationales de la concurrence ont été amenées à examiner, depuis plus de 30 ans, leur régularité au regard du droit de la concurrence. Au fil des ans, le grand commerce est parvenu à convaincre les autorités de la concurrence que ces commissions interbancaires étaient systématiquement répercutées à l’identique aux commerçants par le biais des commissions que ces derniers paient à leur banque en rémunération des services d’encaissement qu’elle leur rend. Les commerçants répercuteraient à leur tour ces commissions sur le prix des produits ou services qu’ils vendent. Les commissions interbancaires auraient ainsi pour effet de majorer le prix des produits vendus par les commerçants, au détriment du consommateur. Leur montant étant fixé par le système de paiement, considéré comme une association de banques concurrentes entre elles, ces commissions interbancaires seraient le fruit d’une entente illégale génératrice de distorsions de concurrence. Telle est, grossièrement décrite, la position défendue par la Commission depuis deux ou trois décennies.

Pourquoi donc la Commission estime-t-elle nécessaire de légiférer alors que les commissions interbancaires applicables aux paiements par carte ont fait et font encore aujourd’hui l’objet d’une multitude de procédures de concurrence visant le même objectif que le projet de Règlement ?  La Commission l’explique dans une brochure de présentation de son projet : les procédures de concurrence conduites par elle et par diverses autorités nationales de la concurrence n’ont conduit qu’à un patchwork de décisions de portée individuelle insusceptibles d’imposer des conditions uniformes dans les 28 États membres. En outre, explique-t-elle, dans le secteur des services de paiement, « les mécanismes de marché poussent les prix à la hausse plutôt qu’à la baisse ​».

En d’autres termes, la mise en œuvre du droit de la concurrence ne lui ayant pas permis d’atteindre les objectifs d’uniformisation et de baisse des commissions interbancaires qu’elle s’est fixée, la Commission entend atteindre ces objectifs par l’adoption d’un Règlement qu’elle justifie paradoxalement par le besoin impérieux d’améliorer la concurrence dans le secteur concerné !

On s’attendrait donc à trouver dans le projet de Règlement la mise en œuvre des règles de concurrence dont il déclare s’inspirer. Or, il n’en est rien. La distance qu’il prend avec le droit de la concurrence apparaît crûment lorsque la Commission justifie sa volonté de plafonner les commissions interbancaires par voie réglementaire par le fait que, selon elle, dans ce secteur, les mécanismes de marché (la concurrence, donc) poussent les prix à la hausse plutôt qu’à la baisse. Ainsi, conviendrait-il de ne laisser la concurrence s’exercer librement que lorsqu’elle débouche sur une baisse des prix et de la brider par un régime de contrôle des prix dans le cas contraire.

On s’attendrait aussi à ce que le projet de Règlement reflète les décisions dont la Commission se prévaut en affirmant qu’il « repose sur 20 ans d’expérience dans les procédures de concurrence ». Il n’en est rien non plus et on pourrait même déceler un certain degré de cynisme dans cette affirmation tant le projet de la Commission s’écarte des enseignements de ces 30 (non 20) années d’expérience dans les procédures de concurrence.

Ce qui ressort en effet des procédures diligentées depuis 1984 est une grande hésitation ​− ​voire une confusion − ​des autorités de concurrence quant à l’analyse économique des commissions interbancaires, quant à leur rôle dans le fonctionnement des systèmes de paiement par carte et quant à leur effet sur la concurrence.

Des commissions conformes au droit de la concurrence

Les commissions interbancaires de plusieurs systèmes parmi les plus importants opérant en Europe ont en effet été déclarées conformes au droit de la concurrence. La Commission a ainsi validé, en 1984, les commissions en vigueur dans le système eurochèque, suivie en cela par plusieurs autorités de la concurrence nationales, notamment celles des Pays-Bas, du Royaume-Uni et de Belgique. Elle a de même validé, en 2001, les commissions interbancaires transfrontalières en vigueur dans le système Visa. Entre-temps, en France, le Conseil de la concurrence avait validé, en 1990, les commissions interbancaires en vigueur au sein du système Cartes Bancaires moyennant certains aménagements qui ne remettaient en cause ni leur existence ni leur montant.

Ce n’est qu’en 2007 qu’est intervenue la première – et la seule à ce jour – décision de la Commission interdisant des commissions interbancaires sur les paiements par carte pour violation du droit de la concurrence : celles applicables au sein du système MasterCard. Cette décision ne portait toutefois que sur les opérations de paiement transfrontalières, qui représentent un pourcentage extrêmement faible des transactions MasterCard effectuées dans l’Union. Et, à peine sa décision rendue, la Commission engageait des négociations avec MasterCard au terme desquelles, en 2009, elle lui donnait son accord à l’application de commissions plafonnées à 0,20 % pour les paiements effectués au moyen d’une carte de débit et à 0,30 % pour ceux effectués au moyen d’une carte de crédit.

Dans la foulée de cet arrangement informel entre la Commission et MasterCard, la Commission a accepté, en 2010, l’engagement de Visa de respecter pour ses propres commissions interbancaires transfrontalières les mêmes plafonds que ceux sur lesquels s’était engagé MasterCard l’année précédente. En France, l’Autorité de la concurrence a accepté en 2011 l’engagement du Groupement des Cartes Bancaires de plafonner ses commissions interbancaires à 0,30 % environ en moyenne annuelle. Elle a accepté, en 2013, les engagements de Visa et de MasterCard sur un plafond de 0,28 % applicable aux commissions dues sur les paiements effectués en France. Conformément aux règles qui régissent les procédures d’engagements, les décisions Visa de 2010, Cartes bancaires de 2011 et Visa et MasterCard de 2013 n’ont pas démontré ni jugé que les commissions interbancaires en vigueur dans ces deux systèmes étaient anticoncurrentielles. Elles se sont bornées à mettre fin à la procédure en échange des engagements pris.

Finalement, à ce jour, la décision MasterCard de 2007 est la seule à avoir conclu à la nature anticoncurrentielle de certaines commissions interbancaires. Même si la Cour de justice de l’Union, qui doit se prononcer dans les mois qui viennent sur le pourvoi dont elle a été saisie, devait la confirmer, sa portée n’en demeurera pas moins limitée comme soulignée plus haut.

Le test d’indifférence du commerçant

Ressort également des procédures diligentées depuis 1984 que les critères employés par la Commission pour apprécier la validité des commissions interbancaires ont brusquement été modifiés en 2007 sans que ce changement de cap ait été justifié par des études économiques solides.

Pendant plus de 20 ans, la régularité des commissions interbancaires au regard des règles de concurrence a été examinée par référence au coût des services interbancaires que ces commissions avaient pour objet de rémunérer (principalement garantie de paiement et frais de traitement des transactions). Tel a été le cas dans la décision de la Commission européenne de 1984 qui a validé les commissions interbancaires en vigueur dans le système Eurocheque. Tel a aussi été le cas dans la décision du Conseil de la concurrence français de 1990 qui a validé les commissions interbancaires en vigueur dans le système Cartes bancaires. C’est enfin par référence au coût des services interbancaires que se rendaient entre elles les banques membres de Visa que la Commission a validé en 2001 certaines commissions interbancaires appliquées dans ce système. De la même façon, dans les engagements du Groupement des cartes bancaires que l’Autorité de la concurrence a acceptés en 2011, le montant des commissions interbancaires est fixé par référence au coût des services interbancaires que les banques se rendent entre elles.

En 2007, est apparue dans le cadre de l’affaire MasterCard une nouvelle méthode, connue sous le nom de « test d’indifférence du commerçant » (merchant indifference test). Cette méthode, décrite par la Commission comme émanant de la « littérature économique » sans plus de précisions, vise à comparer le coût pour le commerçant d’un paiement en espèces et celui d’un paiement par carte et à plafonner le montant de la commission interbancaire à l’avantage transactionnel résultant pour le commerçant d’un paiement au moyen d’une carte. C’est cette méthode que la Commission a déclaré avoir employée pour estimer acceptables les plafonds de 0,20 % et 0,30 % sur lesquels MasterCard et Visa se sont engagés en 2009 et 2010. Mais les éléments chiffrés sur lesquels elle s’est appuyée et la méthodologie qu’elle a mise en œuvre demeurent inconnus. Et pour cause : les études sur le coût d’un paiement en espèces et sur celui d’un paiement par carte annoncées depuis des années n’avaient pas été effectuées à cette époque.

Cela n’a pas empêché la Commission de se prévaloir du « test d’indifférence » dans ses décisions MasterCard de 2009 et Visa de 2010 ni l’Autorité de la concurrence, en France, de s’y référer dans ses décisions Cartes bancaires de 2011 et Visa et MasterCard de 2013, dans chacun des cas sans fournir aucune information sur ses modalités de mise en œuvre. Cela n’a pas empêché non plus la Commission d’affirmer, dans le projet de Règlement, que les plafonds de 0,20 % et 0,30 % « dérivent du “test d’indifférence” ».

En réalité, la fixation de plafonds par voie de Règlement dispenserait la Commission d’apporter la preuve que les plafonds retenus sont appropriés, preuve qu’elle n’a pas apportée dans les procédures qu’elle a traitées. Outre l’affirmation non étayée qu’ils « dérivent du “test d’indifférence” », la seule justification des taux de 0,20 % et 0,30 % que met en avant la Commission est que ce sont ceux que les systèmes MasterCard, Visa et Cartes bancaires auraient proposés dans les engagements qu’ils ont pris devant elle et devant l’Autorité de la concurrence. L’explication ne manquera pas de surprendre :

  • il est, en effet, singulier de justifier une mesure législative par le fait qu’elle reprend telles quelles les décisions d’opérateurs privés ;
  • ensuite, les praticiens savent bien que les engagements pris dans les procédures de concurrence sont davantage imposés par les autorités que proposés « spontanément » par les entreprises ;
  • enfin, les plafonds sur lesquels se sont engagés Visa et MasterCard devant l’Autorité de la concurrence française ont été acceptés par cette dernière au motif qu’ils étaient proches de ceux qui figurent dans le projet de Règlement de la Commission.
Le cercle est bouclé : les plafonds fixés dans le projet de Règlement sont appropriés puisqu’ils émanent des deux grands systèmes eux-mêmes, lesquels ont été autorisés à les fixer à ces niveaux parce qu’ils étaient proches de ceux qui figurent dans le projet de Règlement !

Une étude de coût contestée

Le bilan de 30 ans d’application du droit de la concurrence aux commissions interbancaires est donc pour le moins mitigé. Le recours à la réglementation administrative devenait, dans ces conditions, le moyen le plus sûr pour la Commission d’atteindre ses objectifs.

La préoccupation majeure qu’inspire le projet de la Commission est l’absence de fondement économique robuste du niveau des plafonds proposés. On l’a souligné, ces plafonds avaient été fixés, dans le cadre des procédures Visa et MasterCard, avant que toute étude de coûts ait été réalisée et avant que la méthodologie du « test d’indifférence » ait été dévoilée.

En février dernier, soit 8 mois après la sortie du projet de Règlement, la Commission a présenté les résultats préliminaires de l’étude de coûts qu’elle a fait réaliser, dont il ressort que les commissions interbancaires ne devraient pas excéder 0,11 % pour les transactions effectuées au moyen d’une carte de débit et 0,15 % pour les transactions effectuées au moyen d’une carte de crédit. Alors même que ces plafonds représentent la moitié des plafonds que Visa et MasterCard se sont engagés à respecter, la Commission les considère comme « cohérents » avec ces derniers et estime qu’il n’y a donc pas lieu de remettre en cause les engagements pris par les deux grands systèmes internationaux, tout en soulignant qu’elle devait encore raffiner son étude. Cette conclusion est étonnante à la lumière de l’écart observé entre les résultats préliminaires de l’étude de coûts commanditée par la Commission et les engagements qu’elle a considérés comme acceptables avant la réalisation de l’étude.

On ne peut donc que s’interroger sur la fiabilité que la Commission elle-même accorde à l’étude de coûts sur laquelle elle s’appuie. Il est vrai que de divers économistes ont d’ores et déjà contesté cette étude de coûts sous différents angles. Ils avancent notamment que le nombre de commerçants interrogés est beaucoup trop faible pour en faire un échantillon représentatif : 500 commerçants sondés, dont 253 seulement ont répondu, dans 10 pays sur 28 seulement. Ils font observer en outre que le grand commerce est surreprésenté dans l’échantillon.

Une autre critique de l’étude en cause est qu’elle repose sur l’hypothèse que les banques répercutent systématiquement sur leurs clients commerçants l’intégralité de la commission interbancaire majorée d’une marge dont la méthode de valorisation n’est pas indiquée. Cette hypothèse contredit celle sur laquelle s’était reposée la Commission dans la décision MasterCard de 2007, où elle avait observé que la commission interbancaire était « normalement intégralement » répercutée au commerçant, sans faire mention d’une quelconque marge qui viendrait s’y ajouter. Certains systèmes affirment enfin que, selon leurs propres calculs fondés sur les données chiffrées dont ils disposent, la commission interbancaire qu’ils appliquent, calculée selon la méthodologie du « test d’indifférence», atteindrait 0,50 %. Le débat est donc loin d’être clos sur le niveau des plafonds fixés dans le projet de Règlement et il est permis de douter que, dans ces conditions, le Parlement et le Conseil des ministres les avalisent sans discussion.

Questionnement et perplexité

Il apparaît en tout cas que le législateur serait fondé à s’interroger sur deux questions soulevées par le recours au « test d’indifférence ».

  • Est-il judicieux de faire du paiement en espèces la référence pour apprécier l’avantage transactionnel résultant pour le commerçant de l’acceptation d’un paiement par carte aux termes du « test d’indifférence » alors que des efforts considérables ont été déployés depuis des années pour décourager ce mode de paiement, ne serait-ce que parce qu’il stimule la fraude fiscale et le blanchiment d’argent ?
  • Les études économiques sur la nocivité des commissions interbancaires sur la concurrence et les études de coûts sur lesquelles s’appuie la Commission sont-elles suffisamment abouties pour justifier l’imposition des plafonds proposés dans le projet de Règlement, qui risquent de bouleverser l’équilibre financier des systèmes de paiement par carte qui assurent chaque année des centaines de milliards d’euros de paiement ?
Outre le plafonnement des commissions interbancaires à des niveaux contestables, d’autres dispositions du projet de Règlement suscitent de sérieuses interrogations.

En premier lieu, celles qui fixent les plafonds à un niveau identique pour tous les systèmes dans tous les pays de l’Union européenne et pour tous les types de cartes qualifiées de débit ou de crédit. Comment justifier cette uniformité des plafonds sans aucune prise en compte du contexte économique, juridique et concurrentiel dans lequel opèrent les systèmes concernés ni des caractéristiques des cartes émises sous leur marque ? Ces dispositions sont en réalité révélatrices de la conception étonnante que les auteurs du projet se font des commissions interbancaires : ils en ignorent délibérément l’objet et semblent y voir un paiement sans contrepartie. Dès lors, son montant ne répond à leurs yeux à aucune considération économique ou de coût susceptible de varier d’un système à l’autre, d’un pays à l’autre et d’un type de carte à l’autre.

Cette approche de la Commission et la faiblesse de son raisonnement économique sont illustrées par l’affirmation, dans l’exposé des motifs du projet de Règlement, que le plafonnement des commissions interbancaires ne conduira à aucune hausse du prix des cartes facturé au consommateur. Certaines associations de consommateurs ont déjà contesté cette affirmation à la lumière de constatations objectives. Elles ont notamment fait observer qu'en Espagne, par exemple, la réduction du montant des commissions interbancaires mise en œuvre au cours des cinq dernières années avait provoqué une hausse de 50 % du prix des cartes à la charge des consommateurs. La Commission affirme encore que la réduction des commissions interbancaires provoquera une baisse du prix des produits vendus par les commerçants alors que, dans de nombreux pays où les commissions interbancaires ont été réduites, notamment l’Espagne, aucune baisse du prix des produits n’a été observée. D’autre part, alors qu’il semble admis par tous que la mise en œuvre du Règlement conduirait à une baisse des commissions interbancaires, celui-ci ne contient aucune disposition de nature à éliminer l’insécurité juridique à laquelle sont confrontés les systèmes de paiement par carte quant au niveau de leurs commissions. Le respect des plafonds ne leur conférerait en effet aucune garantie que le niveau des commissions est conforme aux règles de la concurrence. Or, le Règlement n’apporte aucune clarification quant aux modalités de mise en œuvre du « test d’indifférence ​» par référence auquel le niveau des commissions doit pourtant être fixé pour être acceptable.

La deuxième disposition qui suscite une interrogation est celle qui reprend à son compte la distinction entre cartes de débit et cartes de crédit. Ces deux types de cartes n’existent pas nécessairement dans tous les systèmes nationaux, qui se trouveraient dans une position concurrentielle défavorable par rapport à MasterCard et à Visa qui utilisent depuis des décennies une telle distinction. Sauf à ce que les systèmes européens calquent leur « business model » sur celui des deux systèmes dominants d’origine américaine !

Troisième disposition qui laisse perplexe : celle qui impose que les plafonds soient respectés transaction par transaction. Les engagements de MasterCard et de Visa acceptés par la Commission ainsi que ceux du Groupement des cartes bancaires acceptés par l’Autorité de la concurrence portent pourtant sur les montants moyens annuels des commissions. Aucune raison n’est donnée à ce changement d’approche. Surtout, aucune disposition du projet n’explique qui devra démontrer que la commission sur chaque transaction prise individuellement n’excède pas le plafond ni comment ce contrôle sera exercé alors que, dans les systèmes les plus importants, les transactions se chiffrent en dizaines de milliards chaque année…

Une disparition programmée des systèmes domestiques européens ?

En définitive, le projet de la Commission apparaît paradoxal à deux égards.

Premier paradoxe : l’exécutif européen, grand défenseur de la libre concurrence et grand pourfendeur de l’interférence des pouvoirs publics dans le fonctionnement des marchés, propose de procéder par voie de réglementation administrative plutôt que de s’en remettre à la régulation concurrentielle.

Second paradoxe : la Commission affirme que les disparités importantes entre les commissions interbancaires d’un pays de l’Union européenne à l’autre constituent un obstacle à la concurrence et à l’accès des nouveaux entrants aux marchés des services de paiement. L’objectif affiché de son projet de Règlement est d’améliorer la concurrence en uniformisant le montant des commissions interbancaires dans les 28 pays de l’Union européenne. La différenciation des produits et des services est pourtant généralement considérée comme le plus puissant facteur de la concurrence entre eux. S’agissant des commissions interbancaires, c’est au contraire, selon la Commission, l’uniformisation des taux qui assurerait la concurrence…

En imposant un modèle unique bâti à partir des négociations de la Commission avec les deux géants américains, le projet de Règlement risque d’affaiblir considérablement la concurrence entre les différents systèmes. Les systèmes de paiement par carte européens, qui fonctionnent sur un modèle différent de ceux de Visa et de MasterCard et qui assurent plus de 90 % des transactions par carte dans l’ensemble des pays de l’Union, redoutent qu’il leur soit infligé un désavantage concurrentiel qui pourrait leur être fatal. Ils estiment que le Règlement, s’il était adopté en l’état, les conduira immanquablement à adopter un modus operandi inadapté au cadre très majoritairement national dans lequel ils évoluent. Ils soulignent donc le risque qu’ils se trouvent dans l’incapacité de poursuivre leurs activités face à Visa et à MasterCard, seuls en mesure de mettre en œuvre ce modus operandi en grande partie calqué sur le leur. Ils n’auraient alors d’autres choix que de se vendre à l’un d’eux. Visa et MasterCard deviendraient ainsi les seuls systèmes de paiement par carte en Europe ! Les systèmes de paiement par carte finlandais, irlandais et néerlandais ont d’ores et déjà disparu au profit des deux géants, le système danois est en voie de disparaître. La mise en œuvre du Règlement risque fort d’avoir raison des survivants.

Cette disparition programmée des systèmes domestiques européens serait-elle le prix à payer pour réaliser le marché unique des paiements ? On peut en douter. En affirmant que la réalisation d’un marché unique des paiements par carte est entravée par les disparités entre systèmes d’un pays à l’autre, notamment en ce qui concerne les commissions interbancaires, la Commission confond peut-être les causes et les conséquences. Elle ne semble pas s’être interrogée sur la question de savoir si la fragmentation des marchés nationaux dans ce secteur ne résulte pas plutôt des habitudes de consommation des porteurs de carte et des commerçants, dont la majorité sont de petite taille, qui se tournent naturellement vers des prestataires de proximité pour leurs paiements de petit montant. De nombreux opérateurs de systèmes européens contestent l’affirmation de la Commission selon laquelle la cause de la disparition de nombreux systèmes nationaux serait le niveau des commissions interbancaires pratiquées par les deux grands systèmes internationaux, plus élevées donc plus attractives pour les banques émettrices. Ils soutiennent que c’est plutôt la mise en cause permanente du cadre national dans lequel ils évoluent au nom d’un marché unique des paiements qui relève davantage du rêve, voire du dogme, que de la réalité qui conduit à l’élimination d’un nombre croissant de systèmes nationaux au profit des deux grands systèmes internationaux dont la structuration et l’organisation sont mieux adaptées à la mosaïque de marchés que constitue l’Europe.

Préserver l’ambition des acteurs européens

En proposant son projet de Règlement, la Commission effectue un retour en arrière considérable. Elle propose d’instaurer une réglementation administrative proche du contrôle des prix au détriment de la régulation concurrentielle présentée jusqu’alors comme le moyen le plus approprié pour favoriser l’allocation optimale des ressources et, par voie de conséquence, le bien-être du consommateur. L’histoire a pourtant prouvé que, en dépit des vices congénitaux dont la Commission accuse les systèmes européens, la concurrence et l’innovation ont permis à ces derniers de faire de l’Europe la région du monde la plus avancée et innovatrice en matière de cartes de paiement (c’est en Europe que la carte à puce a été généralisée en premier). Il serait dommage de casser cette impulsion par une initiative réglementaire qui briserait toute ambition des acteurs européens.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº773