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Point de vue

Comment la token economy transforme la finance

Créé le

23.10.2017

-

Mis à jour le

27.10.2017

Le principe de base des ICO, ces levées de fonds assises sur la technologie blockchain, repose sur les tokens. Ces jetons cryptographiques peuvent être de nature variée. Focus sur les asset tokens, qui changent le rapport traditionnel à la propriété.

On a beaucoup parlé de l’« ubérisation » des métiers financiers, c’est-à-dire de l’apparition de nouveaux acteurs – les FinTechs – qui allaient ou devaient remplacer les acteurs traditionnels de la finance. Mais c’était accorder à ces nouveaux entrants plus de force qu’ils n’en ont. Surtout, il s’agit là d’une erreur de diagnostic. Les banques exercent le plus vieux métier du monde, et il y aura toujours des banques. Comme dans toute industrie, les regroupements, fusions et autres évolutions conduisent à ce que le paysage des acteurs bancaires évolue dans le temps : de nouveaux acteurs apparaissent, d’autres disparaissent. Rien de nouveau sous le soleil. Ce que les commentateurs n’avaient pas forcément anticipé, c’est que le défi des acteurs traditionnels ne vient pas principalement des nouveaux acteurs, mais de la technologie elle-même. En fait, c’est la question classique de savoir si l’apparition d’une technologie ne vient pas bouleverser le fonctionnement d’une activité et d’une profession, condamnant à disparaître ceux qui ne voient pas cette évolution technologique. L’exemple classique est la disparition des producteurs de carrosses et autres calèches au profit des constructeurs automobiles au début du XXe siècle. Mais une fois encore, des banques, il y en aura toujours. Par contre, la manière dont elles exercent leurs activités est en profonde évolution, et la plupart, si ce n’est toutes, ont amorcé le virage du numérique. Mais le digital n’est déjà plus le seul enjeu. Aujourd’hui, avec le déploiement de la technologie blockchain et la multiplication de ses usages, c’est un autre défi qui attend les acteurs de la finance (en ce compris les FinTechs) : celui de la « tokénisation » de certaines de leurs activités du fait du développement très rapide de ce que l’on appelle la token economy, c’est-à-dire l’économie digitalisée et décentralisée via les « Dapps » ou applications décentralisées.

Qu’est-ce qu’une Dapp ?

Une Dapp est une application open-source ayant plusieurs caractéristiques :

  • elle fonctionne de manière autonome et sans entité de contrôle majoritaire ;
  • les données et les enregistrements sont stockés cryptographiquement dans une blockchain publique et décentralisée ;
  • l’utilisation d’un jeton cryptographique (token) est rendue nécessaire pour accéder à l'application elle-même, étant entendu que l'application doit générer des jetons selon un algorithme cryptographique standard servant de preuve de la valeur des nœuds contribuant à l'application.
Ces applications décentralisées ne sont pas des sociétés, elles n’émettent donc pas d’actions ou de titres mais des tokens. Bien que n’étant pas des valeurs mobilières émises par une société, les tokens permettent souvent à leurs détenteurs d’utiliser la Dapp. Leur valeur est donc corrélée à l’intensité et à la qualité de l’activité du réseau. Ce changement de paradigme, les grands acteurs du « Venture Capital » en prirent conscience assez tôt, au point d’investir en masse dans les Initial Coin Offering (ICO) : Open Ocean, Bluevard Capital, Union Square Venture, Runna Capital… tous ces acteurs du capital-risque ont créé leurs propres fonds dans la token economy. Il y a même eu, il y a quelques semaines, le premier « Token Summit » à New York !

Quatre familles de tokens

À l’origine, un token (jeton) est un actif digital émis par une société procédant à une levée de fonds en cryptomonnaies, les fameuses ICO. En contrepartie des fonds levés, les investisseurs reçoivent des « actifs digitaux » (token), dont les caractéristiques diffèrent d’une ICO à l’autre, mais qui peuvent être classifiés arbitrairement en quatre catégories :

  • les tokens utilitaires, donnant droit à l’accès à des biens ou services développés par la société émettrice ;
  • les tokens equity, permettant une rémunération en fonction des résultats de l’entreprise émettrice ;
  • les tokens communautaires, visant à donner aux investisseurs un rôle dans la gouvernance de la technologie blockchain mise au point par la société ;
  • enfin, les assets tokens, représentant la contrevaleur d’un ou plusieurs actifs sous-jacents.
Une fois émis, ces tokens peuvent être échangés sur des places de marché contre des cryptomonnaies (bitcoin, ether et autres), permettant de monétiser ainsi la levée de fonds car les tokens ne sont pas (ou peu) liquides. Vus ainsi, les tokens ne sont donc qu’une représentation digitale de la contrevaleur de la levée de fonds en contrepartie de quoi leurs détenteurs pourront exercer certains droits. Compte tenu de la très forte croissance des ICO, de nombreux régulateurs ont mis en garde les émetteurs et investisseurs sur les risques de requalification juridiques de ces tokens, soit en service de paiement (tokens utilitaires), soit en instruments financiers (equity tokens), soit en fonds d’investissement ou produits dérivés (pour les tokens communautaires et assets tokens). Tout dépend là encore de la manière dont chaque ICO est structurée et des fonctionnalités de chaque token.

Ce qui est nouveau depuis quelques mois, c’est le développement rapide de l’un de ces types de token, permettant de « monétiser » des actifs illiquides, les asset tokens. Ces derniers permettent à des investisseurs d’être exposés sur des actifs de différentes natures (immobiliers, financiers, marchandises…) sans passer via des fonds d’investissement ou des structures sociétales. Prenons un exemple assez simple. Comment accéder aujourd’hui pour un investisseur (petit ou grand) à des actifs immobiliers ? Soit en direct (ce qui nécessite une gestion lourde), soit via des véhicules d’investissement comme les SCPI ou OPCI, lesquels sont gérés par un tiers et distribués via les réseaux bancaires ou de CGP. Cet exemple peut être dupliqué sur toute classe d’actifs : actions, obligations, marchandises, dérivés. Sauf à disposer soit même d’un accès direct à chacune de ces classes d’actifs, seul le recours à des tiers gérants des véhicules spécialisés permet une exposition à ce type de risques. Or les asset tokens viennent modifier cette approche.

Les asset tokens : de la possession à l’usage

En fait, ces asset tokens ressemblent de près, dans leurs effets, à des ETF qui ne sont autres qu’un contrat financier coté sur un marché et dont les droits des investisseurs comme les obligations de l’émetteur dépendent du contenu du document d’émission. Ce qui change avec l’apparition des tokens, c’est la numérisation de cet actif dans un protocole informatique (la blockchain) permettant d’assurer sécurité, fiabilité et traçabilité, mais surtout le caractère totalement décentralisé et automatisé. Tout un chacun peut aujourd’hui créer son token représentatif d’un ou plusieurs actifs sous-jacents afin de donner de la valeur à des actifs illiquides mais producteurs de revenus et/ou de valeur (par exemple, l’ICO de Latoken [1] ). C’est donc un nouvel âge qui semble s’ouvrir dans la token economy, où des entreprises peuvent lever des fonds non seulement pour développer leurs projets, mais aussi pour donner l’accès à la valeur d’actifs existants mais dont elles ne souhaitent pas modifier la détention capitalistique. Autrement dit, la token economy, c’est une autre approche de la propriété, non plus vue comme un droit absolu sur le fructus, usus et l’abusus, mais sur l’usage. Moins que la possession, c’est l’utilisation du bien ou du service qui constitue sa valeur. D’où la distinction opérée par certains entre une économie d’usage ou de la fonctionnalité et économie de propriété. C’est là où la token economy rejoint l’économie collaborative et la jonction de ces nouveaux modes d’action vient changer en profondeur le milieu financier. On le voit bien d’ailleurs dans la manière dont les tokens sont valorisés aujourd’hui. Les approches financières traditionnelles des analystes ne sont plus pertinentes pour appréhender la valeur de ces droits d’usage que sont les tokens. Reste une question à ce jour sans réponse : qui seront les propriétaires (au sens plein du mot) de ces nouveaux biens d’usage ? Car pour disposer de droits d’usage sur ces biens, encore faut-il que ceux-ci soient en possession de quelqu’un qui permette un tel usage.

 

 

1 https://latoken.com/.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº813
Notes :
1 https://latoken.com/.