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Collecter l’épargne des plus pauvres : une gageure ?

Créé le

18.07.2014

-

Mis à jour le

08.04.2019

Et si les bas de laine, même extrêmement fins, des 2,5 milliards de personnes à bancariser dans le monde en développement pouvaient apporter un peu d’air aux banques ?

Pour un observateur venu des pays développés, vivre avec deux dollars par jour peut sembler une mission impossible. Comment peut-il alors être question d’épargner ? Pourtant, de par le monde, les populations à bas revenu s’échinent à mettre de l’argent de côté, sous une forme ou sous une autre. Billets glissés sous le matelas ou dans une des jarres de la cuisine, contribution au groupe d'épargne du quartier, acquisition d’une chèvre ou, pour les plus riches, d’une vache… autant de solutions régulièrement utilisées par les ménages pauvres. Elles ne sont pourtant pas sans risques : un incendie peut faire partir en fumée les économies cachées dans la maison, la vache peut mourir ou être revendue à perte en cas de besoin urgent de liquidité, le groupe d'épargne peut être fraudé. Pourtant, les populations du « bas de la pyramide » (BoP) continuent d’y avoir recours, faute d’une offre adaptée dans le secteur financier formel.

Une équation de départ bancale

Du moins jusqu’à récemment. La prise de conscience que « les pauvres aussi peuvent épargner » commence à faire son chemin au sein des institutions financières des pays émergents. La crise de 2008 et les nouvelles règles en matière de liquidité ont propulsé les dépôts des particuliers sur le devant de la scène, dans les pays développés bien sûr, mais aussi au Sud [1] . Selon Jose Sialer, responsable du programme Sierra Sur, visant à développer l’épargne des petits agriculteurs dans les Andes péruviennes, « la clientèle des femmes rurales est une niche que les banques péruviennes n’avaient jamais exploitée. Pourtant, un million de femmes qui épargnent ne serait-ce que 100 soles (26 euros) par mois, cela représente tout de même 100 millions de ressources supplémentaires pour ces institutions financières. »

Restent que les bonnes volontés en la matière ne suffisent pas, quand l’équation de départ est bancale. En effet, collecter cette micro-épargne par les moyens traditionnels revient très cher. Le projet GAFIS [2] , financé par la Fondation Gates, a accompagné pendant trois ans les efforts de cinq banques du Sud [3] dans leur stratégie de développement de la micro-épargne. Il a évalué qu’avec la structure de coûts traditionnelle des banques, un compte classique doté d’un solde de 30 dollars faisait perdre à l’établissement 2,79 dollars par mois. Un manque à gagner que le cross-selling de produits (octroi de crédit, équipement en moyens de paiement, vente d’assurance…) peut avoir du mal à compenser. En cause : le coût d’une agence traditionnelle, qui empêche les banques d’en installer au plus près des populations concernées et conduit donc ces dernières à se détourner du secteur financier formel pour épargner leurs toutes petites sommes.

Agir sur le réseau de distribution est donc une étape-clé dans la mise en place d’une stratégie de collecte de la micro-épargne. Pour limiter le phénomène des comptes dormants, la banque indienne KBS, active sur une partie de l’Etat de l’Andhra Pradesh, a mis en place un système de collecte à domicile. Tous les matins, des micro-savings assistants enfourchent leur moto et partent faire du porte à porte pour recueillir les quelques roupies d’épargne quotidienne de leurs clients, soit environ 50 000 euros par jour. Gain de temps, économie sur les frais de transport et tout simplement, motivation pour épargner… le système est très apprécié de la population. Mais il coûte cher à la banque, malgré le cross-selling mis en place : « les coûts fixes sont pour l’instant supportés par les autres activités de la banque. Nous réfléchissons à des actions de formation pour améliorer la productivité de nos agents et pour qu’ils apprennent à déceler les clients dont la capacité d’épargne a augmenté avec le temps », précise le président de KBS, Vijay Nadkarni.

Au Pérou, c’est un autre système qui a été testé dans le cadre de plusieurs programmes publics [4] de développement de la culture de l’épargne : par l’intermédiaire de formations, des femmes vivant dans des villages du sud des Andes ont été incitées à se regrouper et à mutualiser le coût de « descendre » à l’agence la plus proche pour déposer l’argent de toutes. Aujourd’hui, le système a été repris par une caisse rurale, Credinka, qui est même allée jusqu’à recruter d’anciennes bénéficiaires des programmes publics pour endosser le rôle de formatrices. Car qui mieux que des femmes rurales pauvres peut rassurer d’autres femmes rurales pauvres au sujet des services bancaires ?

Parcourir le « dernier kilomètre »

Mais la réponse la plus fréquemment apportée au problème du réseau de distribution est la mise en place de partenariats. Lorsque la réglementation le leur permet, les établissements financiers ciblant les populations du bas de la pyramide et éloignées des centres urbains cherchent à bâtir un réseau d’agents (lire l’interview de Carlos Raúl Yepes, président de Bancolombia). Ces agents sont souvent de petits commerçants de proximité (épiciers, pharmaciens, revendeurs de téléphones…). Au nom de la banque et moyennant une commission, ils peuvent ouvrir un compte, accepter les dépôts et les retraits, mais aussi permettre la consultation du solde grâce à un terminal électronique ou un téléphone portable équipé d’une carte SIM spécifique. Si ces agents ne sont pas uniquement dédiés à la collecte de l’épargne, ils en sont une brique essentielle, permettant la gestion du cash entrant à moindres frais pour l’établissement et l’épargnant.

Les banques indiennes, elles, s’appuient sur un réseau d’agents préconstitué par un opérateur tiers qui prend en charge « le dernier kilomètre » qui sépare la banque de son client. C’est le service que rend en particulier FINO Paytech, une entreprise de Mumbai qui gère un réseau de 50 000 agents de terrain. Il s’agit de villageois qui touchent une commission pour collecter l’épargne de leurs voisins. Armés de leur terminal à reconnaissance biométrique, ils effectuent dépôts et retraits au sein même du village, pour des montants ne dépassant parfois pas une dizaine de roupies (12 centimes d’euros). Ce sont les établissements bancaires, obligés par la loi indienne d'offrir leurs services aux populations à bas revenus, qui assument ces coûts ; mais même moindres que dans le cas d’un réseau d’agences, ces derniers ne sont pas négligeables. Le groupe de travail GAFIS a ainsi calculé que, même gérés via des agents, les comptes dont le solde ne dépassait pas 30 dollars se traduisaient par une perte de 1,02 dollar par mois.

Les IMF à la manœuvre

Certains acteurs sont toutefois mieux placés que d’autres pour collecter l’épargne des plus pauvres : les institutions de microfinance (IMF). Déjà en contact avec la clientèle BoP, les IMF peuvent intervenir comme relais des banques en matière d’épargne. C’est une des pistes suivies par ICICI, la plus grande banque privée indienne, à travers son partenariat avec Cashpor, une IMF basée à Varanasi (Bénarès). À la fin de la réunion hebdomadaire durant laquelle l’institution collecte les remboursements des microcrédits octroyés à un groupe de femmes et en débourse de nouveaux, l’agent de crédit de Cashpor prend quelques minutes de plus pour recueillir l’épargne de ses clientes pour le compte d’ICICI. Pour la banque, les frais engendrés sont minimes, l’agent de crédit étant déjà sur place. L’IMF, elle, touche une commission et peut ainsi proposer un service de plus à sa clientèle : « l’épargne est un service dont ont besoin nos clientes ; l’argent qu’elles conservent chez elles est sinon immanquablement dépensé », analyse B.B. Singh, directeur financier de Cashpor.

Même sans partenariat bancaire, les IMF de par le monde se sont emparées voilà plusieurs années de la question de l’épargne. Les régulateurs ont parfois suivi le mouvement, imposant un statut particulier aux institutions de microcrédit étendant leur rayon d’action à la collecte de dépôts, comme c’est le cas des Deposit Taking Microfinance (DTM) au Kenya. Parfois, le régulateur pousse les IMF à s’intéresser au statut bancaire. C’est le pas qu’a franchi Bandhan, la plus grande institution de microfinance indienne, en obtenant en avril dernier l’autorisation de devenir une banque à part entière. Outre le service complémentaire à fournir au client, il s’agit pour Chandra Ghosh, son P-DG, de trouver une solution au renchérissement du funding bancaire qui a suivi la crise de la microfinance indienne en 2010 (lire p.xx) : « les deux-tiers du coût de nos microcrédits sont consacrés au paiement des intérêts réclamés par les banques qui nous prêtent. En obtenant le droit de collecter les dépôts de nos clients, nous nous donnons la possibilité de baisser nos taux d’intérêt. » Le déploiement de l’offre est prévu d’ici un an.

Donner les bonnes incitations

Des comptes d’épargne accessibles, c’est bien. Encore faut-il que les clients du bas de la pyramide aient envie de les utiliser. Contrairement aux épargnants des pays développés, les clientèles à bas revenus des pays du Sud sont peu sensibles au taux d’intérêt offert (lire Encadré). L’éducation financière a logiquement son rôle à jouer pour créer le réflexe de l’épargne bancaire dès le plus jeune âge. Au Kenya, Postbank, la banque postale, s’est ainsi associée à l’ONG Save the Children dans le cadre d’un projet de sensibilisation des élèves de primaire à la chose financière : le programme « Life Poa » – « pour une vie meilleure » en swahili – vise à apprendre aux enfants « qu’épargner aujourd’hui, c’est se donner la chance de mieux vivre demain. » Avec à la clé, l’ouverture d’un compte pour chaque enfant ayant suivi la formation.

Pour les adultes, il s’agit davantage de reproduire les incitations que donnent les solutions d’épargne informelles, au premier rang desquelles la pression des pairs. Le système des groupes d'épargne, ou « tontines », est en ce sens un puissant moteur que les comptes bancaires, immatériels et lointains, peuvent avoir du mal à concurrencer. Dans le cadre d’une tontine classique, chaque membre apporte une somme prédéfinie et à la fin de la réunion, l’un d’eux repart avec le pot commun. La semaine suivante, c’est autour d’un autre membre de se voir remettre la collecte. Pour ceux qui touchent l’argent en début de cycle, il s’agit ni plus ni moins d’un prêt à taux zéro ; pour ceux qui le touchent parmi les derniers, on est en revanche face à une épargne forcée. Un compte permettant à l’épargnant de « s’engager » sur ses versements futurs (commitment savings) pourrait être une réponse adaptée. Plus simplement, les solutions de Credinka ou de Cashpor, où la collecte est réalisée au sein d’un groupe, peuvent faire naître une pression sociale favorable à la culture de l’épargne.

Enfin, il ne faut pas négliger la solution, sûrement moins constructive d’un point de vue social mais commercialement efficace, de la « carotte » : « plus vous épargnez aujourd’hui, plus on vous prêtera demain ». Cet argument a été repris massivement par les IMF qui conditionnent de plus en plus l’octroi de crédit à la constitution d’une épargne préalable, qui fait office de premier niveau de garantie en cas de défaut de l’emprunteur. C’est la même recette à laquelle le portefeuille de mobile money kenyan M-Pesa a recours, une dose d’innovation en plus : il a créé en 2013 son offre bancaire M-Shwari, qui propose un compte d’épargne rémunéré et l’accès à des microcrédits personnels. Mais l’octroi de ces derniers est conditionné par un score fourni par un algorithme qui analyse le comportement de consommation de crédit téléphonique du client et… ses habitudes en matière d’épargne. Plus le client épargne, plus il peut emprunter, et moins cher il paie son crédit. En février dernier, soit 15 mois après son lancement, M-Shwari avait déboursé 7,8 milliards de shillings de prêts pour 24 milliards de shillings d’épargne (respectivement 66 et 202 millions d’euros). Une innovation scrutée par l’ensemble des acteurs de l’inclusion financière.

1 Lire David Porteus, « Implementing Basel III: What will it mean for the future of financial inclusion? », Blog de l’AFI (Alliance for Financial Inclusion), mai 2013. 2 Gateway Financial Innovations for Savings. 3 Bancolombia (Colombie), BANSEFI (Mexique), Equity Bank (Kenya), ICICI (Inde) et Standard Bank (Afrique du Sud). 4 Corredor Puno-Cusco puis Sierra Sur I et Sierra Sur II, cofinancé par le FIDA (Fonds international de développement agricole) et le gouvernement péruvien.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº775
Notes :
1 Lire David Porteus, « Implementing Basel III: What will it mean for the future of financial inclusion? », Blog de l’AFI (Alliance for Financial Inclusion), mai 2013.
2 Gateway Financial Innovations for Savings.
3 Bancolombia (Colombie), BANSEFI (Mexique), Equity Bank (Kenya), ICICI (Inde) et Standard Bank (Afrique du Sud).
4 Corredor Puno-Cusco puis Sierra Sur I et Sierra Sur II, cofinancé par le FIDA (Fonds international de développement agricole) et le gouvernement péruvien.