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Jurisprudence

Ce que l’arrêt « Échange image-chèque » dit des règles de concurrence

Créé le

15.02.2022

Saisie pour la troisième fois, la Cour d’appel de Paris a annulé la décision de l’Autorité de la concurrence infligeant aux banques 381,1 millions d’euros d’amende. Si l’affaire n’est pas terminée, ce nouvel arrêt donne des indications sur le sujet de la concurrence dans le secteur bancaire et financier.

À partir de 2002, l’échange physique et quotidien des vignettes des chèques a été remplacé par un procédé dématérialisé afin de réduire les coûts. Les échanges en furent accélérés, la banque remettante disposant plus rapidement des fonds, alors que la banque tirée était débitée plus tôt. Avec, pour conséquence, une pénalisation en termes de trésorerie. Fut alors instituée une commission d’échange image-chèque (CEIC), d’un montant maximum de 4,3 centimes d’euros par opération, versée par la banque remettante à la banque la tirée.

L’Autorité de la concurrence a considéré qu’il s’agissait d’une pratique anticoncurrentielle « par objet », donc particulièrement grave, et que la présence, parmi les accusées, de la Banque de France, qui héberge l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), ne constituait pas une excuse exonératoire. Le 28 septembre 2010, elle a donc infligé aux banques concernées des amendes d’un total cumulé de 381,1 millions d’euros. Le recours en annulation formé contre cette décision a connu de nombreux rebondissements. C’est à la suite d’un second arrêt en cassation [1] , que la Cour d’appel de Paris, saisie pour la troisième fois, a rendu son arrêt du 2 décembre 2021 [2] . Elle annule la décision de l’Autorité de la concurrence et les sanctions y afférentes. Reprenons l’argumentation point par point.

Des règles strictes pour définir la pratique anticoncurrentielle par l’objet

Au sujet de la pratique anticoncurrentielle par l’objet, dans son second arrêt de renvoi, la Cour de cassation avait considéré que la Cour d’appel de Paris, précédemment saisie, avait réitéré l’erreur de droit de l’Autorité de la concurrence en retenant cette qualification. Pour aboutir à cette conclusion, elle s’est appuyée sur la définition restrictive d’infraction par objet retenue par la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Sa jurisprudence impose que les pratiques présentent : « […] un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence pour qu’il puisse être considéré que l’'examen de leurs effets n'est pas nécessaire » [3] .

Pour vérifier si la CEIC répond à cette définition, la Cour d’appel de Paris, saisie de nouveau, a procédé en plusieurs étapes.

Elle a d’abord rejeté la qualification d’accord portant sur les prix, que l’Autorité avait retenue sur la base de « simples présomptions ». Ensuite, reprenant le raisonnement de la Cour de cassation, elle a analysé si cet accord comportait un degré suffisant de nocivité, à la lumière de sa nature, de ses objectifs et du contexte juridique et économique dans lequel il s’insère.

Concernant la nature de l’accord, elle a constaté que la création de la CEIC ne fut qu’une mesure temporaire [4] , destinée à compenser de façon transitoire les effets de trésorerie entre la banque tirée et la banque remettante. Cela ne peut pas être considéré comme comportant un degré de nocivité suffisant pour la situation concurrentielle des banques parties à l’accord.

Les jugements passés ne laissaient pas présager une atteinte à la concurrence

Pour ce qui touche aux objectifs, la Cour d’appel a considéré que « compenser les modifications de trésorerie interbancaire » ne pouvait pas être considéré comme « illégitime ». À cet égard, elle rappelle que l’Autorité de la concurrence n’a apporté aucun élément permettant d’établir que le montant de la CEIC dépasserait cette compensation.

Enfin, la Cour d’appel a examiné le contexte juridique et économique dans lequel s’insérait l’accord, pour vérifier s’il est possible d’en conclure qu’il s’agissait d’une infraction par objet. Sa réponse est clairement négative. D’abord parce que les entreprises concernées ne pouvaient pas, à la lumière de décisions ou de jugements précédents, présumer qu’elles étaient en train d’enfreindre les règles de concurrence. Ensuite parce que l’accord résulte de plusieurs échecs des tentatives de dématérialisation, compte tenu des divergences d’intérêt entre banques tirées et remettantes, et que la CEIC, en s’attachant à remédier à ces divergences, ne s’inscrivait pas dans un contexte de volonté d’atténuer la concurrence.

Dès lors, la Cour d’appel de Paris, tirant les conséquences du réexamen auquel l’avait invitée la Cour de cassation, conclut à la lumière de ces vérifications, que l’accord ne peut pas être qualifié de restriction par objet.

Si ce n’est par l’objet, ce n’est pas non plus par l’effet !

Dans sa décision de 2010, l’Autorité de la concurrence avait limité son analyse à celle d’une infraction par objet, considérant qu’elle n’avait pas à vérifier si la pratique avait eu des effets concrets sur la concurrence. Elle a néanmoins invité la Cour d’appel à faire usage de l’effet dévolutif de l’appel et à combler cette lacune. La Cour a donc vérifié si de tels effets ont existé ou non.

D’une part, elle a considéré que l’instauration de la CEIC n’aurait pu avoir des effets anticoncurrentiels sur les prix que si les banques remettantes avaient répercuté, de manière « systématique », dans les tarifs appliqués à leurs clients, le montant de la CEIC payée aux banques tirées. Sur ce point, la Cour d’appel constate que l’Autorité de la concurrence a avancé l’existence d’une augmentation moyenne de la tarification à la remise de chèques comprise entre 1,04 centime et 1,58 centime pour les clients d’un échantillon de banques remettantes. Cependant, elle juge que cet échantillon ne peut pas être considéré comme représentatif de l’ensemble des banques remettantes. D’autant qu’à l’intérieur de cet échantillon, les évolutions des prix facturés aux utilisateurs étaient hétérogènes, ne permettant pas d’établir un effet général sur les prix. De plus, la Cour de Paris a jugé qu’afin d’évaluer l’éventuel effet anticoncurrentiel lié au surcoût imposé aux utilisateurs, il eût fallu vérifier si cette augmentation a été compensée par la mise à disposition plus rapide des fonds au profit des clients.

La raréfaction de l'offre remise en question

La Cour d’appel constate, finalement, qu’aucun élément avancé par l’Autorité de la concurrence ne permet de démontrer une répercussion systématique de la CEIC sur les prix des services bancaires des banques remettantes et donc d’établir des effets anticoncurrentiels sur les prix.

D’autre part, l’Autorité de la concurrence avait invoqué une « raréfaction de l’offre » s’appuyant sur la pratique de la Société Générale, qui avait refusé de contracter avec un très grand remettant qui avait proposé de lui confier l’intégralité de ses chèques à condition de ne pas répercuter la CEIC. La Cour d’appel a considéré que ce seul exemple était insuffisant pour démonter une raréfaction générale de l’offre, d’autant que d’autres considérations techniques pouvaient expliquer ce refus de la Société Générale.

Par conséquent, l’instauration de la CEIC n’est pas non plus constitutive d’une pratique anticoncurrentielle « par effets ». Logiquement, la Cour d’appel de Paris annule donc la décision de l’Autorité de la concurrence. L’affaire n’est pas close pour autant, car cette dernière a déposé un pourvoi contre cet arrêt, de sorte que la Cour de cassation devra se prononcer une troisième fois.

Intérêt croissant des autorités pour les pratiques dans le secteur

Le présent arrêt est toutefois particulièrement intéressant, car il s’inscrit dans un contexte d’intérêt croissant des autorités de concurrence pour la répression des pratiques anticoncurrentielles dans le secteur bancaire et financier. Pendant longtemps, en raison de ses spécificités, l’application des règles de concurrence dans ce secteur a été discutée [5] . En 1981, l’arrêt Züchner de la CJUE a confirmé que les banques y étaient soumises [6] . Depuis lors, la Commission européenne a sanctionné plusieurs de ces pratiques anticoncurrentielles, par exemple en 2013 et 2016, pour les indices de taux d’intérêt Euribor et Libor, ou en 2021, pour les marchés des obligations publiques et parapubliques. L’Autorité de la concurrence, de son côté, avait infligé des sanctions dans l’affaire du rachat des crédits immobiliers [7] et obtenu une réduction des commissions interbancaires pour l’utilisation des cartes de paiement [8] .

En matière de contrôle des concentrations, le début des années 2000 fut marqué par des hésitations. Au début, le CECEI (Comité des établissements de crédit et entreprises d’investissement), ancêtre de l’ACPR, se considérait comme seule compétente en France. Puis la loi du 1er août 2003 clarifia les choses : l’Autorité de la concurrence est désormais investie du pouvoir d’autoriser ou d’interdire ces opérations, sous réserve de celles qui relèvent de la Commission européenne.

Le nouveau danger : l’exclusion de marchés

Dans ce contexte, l’arrêt du 2 décembre 2021 apporte plusieurs éclaircissements. Il confirme que la présence d’autorités publiques, telle la Banque de France, parmi les organisateurs d’une entente ne saurait exempter du respect des règles de concurrence. Il valide, dans le prolongement de l’affaire des cartes bancaires [9] , l’interprétation restrictive qui doit être donnée au concept d’infraction par objet. Il rappelle néanmoins que même en l’absence d’infraction par objet, certains comportements constituent des restrictions par effets [10] .

Ainsi, les acteurs du secteur bancaire et financier doivent redoubler de vigilance, sous peine de s’exposer à de lourdes sanctions. D’autant qu’à ces sanctions pécuniaires directes peuvent s’ajouter des pénalisations plus importantes encore, via le refus d’accès à certains marchés, comme la Commission l’a pratiqué récemment, s’agissant des appels à candidatures pour le lancement d’obligations dans le cadre du grand emprunt européen : elle a provisoirement exclu certaines banques reconnues coupables d’infraction aux règles de concurrence [11] .

 

1 C. cass., ch. comm., 29 janv. 2020, n° 18-10.967, 18-11.001.
2 Cour d’appel de Paris, pôle 5, chambre 7, 2 décembre 2021, n° 20/04626.
3 CJUE, 4e ch., 26 nov 2015, Sia Maxima Latvija, C-345/14, point 18.
4 Elle fut supprimée le 1er juillet 2007.
5 C.-D. Ehlermann, « L’huile et le sel : le secteur bancaire et le droit européen de la concurrence », RTD eur. 1993, 457.
6 CJCE 14 juil. 1981, Züchner, C-172/80.
7 Conseil de la concurrence, décision n° 00-D-28 du 19 septembre 2000 relative à la situation de la concurrence dans le secteur du crédit immobilier.
8 Décision 11-D-11 du 7 juillet 2011, concernant le groupement Cartes bancaires ; décisions 13-D-17 et 13-D-18, concernant respectivement Visa et Mastercard.
9 CJUE 11 sept. 2014, Groupement des cartes bancaires « CB », aff. C-67/13 P, point 75.
10 TUE 30 juin 2016, Groupement des cartes bancaires « CB », aff. T-491/07, sur renvoi. Voir aussi CJUE 11 septembre 2014, MasterCard Inc. e. a. c/ Commission, C-382/12.
11 B. Khadbai, « NGEU debut bound announced as EC excludes banks found guilty of anti-trust violations », GlobalCapital, 14 juin 2021.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº866
Notes :
11 B. Khadbai, « NGEU debut bound announced as EC excludes banks found guilty of anti-trust violations », GlobalCapital, 14 juin 2021.
1 C. cass., ch. comm., 29 janv. 2020, n° 18-10.967, 18-11.001.
2 Cour d’appel de Paris, pôle 5, chambre 7, 2 décembre 2021, n° 20/04626.
3 CJUE, 4e ch., 26 nov 2015, Sia Maxima Latvija, C-345/14, point 18.
4 Elle fut supprimée le 1er juillet 2007.
5 C.-D. Ehlermann, « L’huile et le sel : le secteur bancaire et le droit européen de la concurrence », RTD eur. 1993, 457.
6 CJCE 14 juil. 1981, Züchner, C-172/80.
7 Conseil de la concurrence, décision n° 00-D-28 du 19 septembre 2000 relative à la situation de la concurrence dans le secteur du crédit immobilier.
8 Décision 11-D-11 du 7 juillet 2011, concernant le groupement Cartes bancaires ; décisions 13-D-17 et 13-D-18, concernant respectivement Visa et Mastercard.
9 CJUE 11 sept. 2014, Groupement des cartes bancaires « CB », aff. C-67/13 P, point 75.
10 TUE 30 juin 2016, Groupement des cartes bancaires « CB », aff. T-491/07, sur renvoi. Voir aussi CJUE 11 septembre 2014, MasterCard Inc. e. a. c/ Commission, C-382/12.