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Point de vue

La blockchain et la loi

Créé le

17.02.2016

-

Mis à jour le

26.02.2016

Qui gouverne la blockchain et quelle force juridique portent les opérations qui y sont réalisées ? La réponse varie selon les types de blockchains.

La blockchain fait l’objet d’un très fort intérêt depuis quelques mois, tant du côté des banques que des banques centrales et des gouvernements. Si les effets économiques de cette technologie semblent de plus en plus nets [1] , rien n’est dit cependant sur les conséquences de celle-ci sur le droit. Ou plus exactement, la manière dont la loi traite de la blockchain. Deux grandes questions se posent à cet égard : une première sur la gouvernance de la blockchain et une seconde sur la force juridique des opérations effectuées via cette technologie. Dans un cas comme dans l’autre, l’analyse dépend du type d’organisation de la « chaîne », selon que l’on se situe dans une blockchain ouverte ou fermée. L’enjeu est toutefois est ailleurs : il porte sur le risque de perte de souveraineté sur la blockchain, comme ce fut le cas de la technologie du GPS ou du protocole de l’internet. Le risque est que le contrôle technique de la chaîne comme le droit applicable à une blockchain passent de l’autre côté de l’Atlantique.

Blockchain privée et publique

La question de la blockchain privée ou publique n’est pas récente. Mais le débat est renouvelé depuis que les institutions financières, voire les banques centrales, s’intéressent à la technologie de la blockchain, dans la mesure où ces dernières expérimentent des applications purement privées. De quoi s’agit-il ?

Une blockchain publique (c’est-à-dire un registre – ledger – ouvert à tous) se caractérise par son ouverture totale et décentralisée : tout le monde peut y accéder et effectuer des transactions et tout le monde peut participer au processus de consensus. Il n’y a donc pas de tiers de confiance. C’est le modèle le plus connu, celui qui est à l’origine de la technologie et utilisé par le bitcoin, et répond à une approche communautaire, voire alternative, de l’économie. C’est le seul modèle reconnu par les puristes.

À côté de ce modèle, il existe aussi ce que l’on appelle la blockchain « de consortium », où le processus de consensus est contrôlé par un ensemble présélectionné de nœuds ; par exemple, on pourrait imaginer un consortium de 15 institutions financières, dont chacune opère un nœud et dont 10 doivent signer chaque bloc pour que le bloc soit valide (comme le prévoit le projet R3 entre plusieurs grandes banques internationales). L’accès à cette blockchain peut être public ou restreint aux participants selon un processus de cooptation. Ces blockchains peuvent être considérées comme « partiellement décentralisées ».

Enfin, il y a les blockchains totalement privées, où l’accès d’écriture est délivré par une organisation centralisée mais où les autorisations de lecture peuvent être publiques ou restreintes. Il s’agit typiquement de l’utilisation à laquelle travaillent certains organismes de règlement-livraison de titres ou certaines banques centrales pour les opérations de règlement de devises en monnaie banque centrale.

La gouvernance de la blockchain

Les règles de fonctionnement de la blockchain dépendent de son degré d’ouverture : plus la chaîne est ouverte, moins il y a de gouvernance, et inversement. Ainsi, dans une blockchain privée, comme celle qui sous-tendrait un système de règlement-livraison ou un registre de cadastre, la gouvernance est régie par l’institution qui gère la chaîne : sont ainsi déterminés dans des règlements les conditions d’accès, le fonctionnement, la sécurité et le mécanisme de reconnaissance légale des transactions. Inversement, dans la blockchain publique où l’accès est totalement libre, il n’existe pas d’autres règles de fonctionnement que la technologie elle-même (selon l’expression, « Code is Law » du juriste américain Lawrence Lessing). La question se pose cependant de savoir si, tout comme l’Internet, une certaine gouvernance n’est pas nécessaire.

Qui est propriétaire de la blockchain ?

Là encore, la réponse dépend du type de blockchain utilisée. Dans une blockchain privée, la technologie développée par l’organisme en charge de la gestion de la blockchain est protégée par des droits de propriété intellectuelle, même si celle-ci utilise, pour une large partie, les codes sources versés librement lors de sa création. Inversement, dans la blockchain publique, selon les principes communautaires de la théorie des biens communs, personne n’est « propriétaire » des codes sources. Cette question de la propriété ou du contrôle des codes sources résonne de manière particulière dans l’industrie financière : il s’agit de la question de la protection des algorithmes utilisés dans certaines transactions financières et développés par des experts (les « quants »). Dans la mesure où la plupart de ces algorithmes ne peuvent être protégés par des brevets ou droits d'auteur, ils sont gardés secrets. Ce qui n’est possible que dans une blockchain privée où les développements spécifiques apportés par l’éditeur ne sont pas toujours juridiquement protégés et qui, dès lors, ne peuvent pas être ouverts, pas même aux participants de la chaîne privée.

Une force juridique incertaine

La blockchain est une technologie. Dès lors, les opérations qui s’y traitent soit reflètent des transactions hors de la chaîne (par exemple, les transactions de change ou les ventes d’immeubles et de terrain dans une chaîne privée), soit constituent elles-mêmes des transactions (par exemple, le bitcoin). L’enjeu du développement de la blockchain consiste à savoir comment lier les contrats « crypto » et les contrats « fiat », terme qui regroupe tout ce qui a trait à l’environnement juridique traditionnel. C’est le problème de la relation entre cryptographie et opposabilité juridique. Dans une blockchain ouverte, les opérations effectuées n’ont pas d’autre force juridique que la valeur dont les participants à la chaîne veulent bien leur donner. Ainsi, dans le cas du bitcoin, les échanges de cette cryptomonnaie n’ont pas de valeur légale ; elles ne sont pas reconnues comme opposables aux tiers, mais uniquement entre l’acheteur et le vendeur. En l’absence de gouvernance mondiale de la blockchain publique, il ne pourra en être autrement.

La situation est différente dans les chaînes privées. Tout d’abord, ces chaînes ne peuvent fonctionner qu’avec des règles élaborées par l’entité en charge des activités. Ainsi, dans les projets de blockchains relatifs au règlement-livraison d’instruments financiers ou de devises, les blocs de la chaîne ne font que refléter des opérations réalisées hors de la chaîne. Dans ce cadre, ces blocs constituent les modalités de règlement et/ou livraison des opérations d’achat ou de vente de devises ou d’instruments financiers. En conséquence, la chaîne privée fonctionne selon des règles internes opposables aux participants. La situation est la même pour les projets de chaînes privées relatifs au cadastre. Les blocs ne font qu’enregistrer des transactions sans constituer par eux-mêmes les transactions. La chaîne de bloc constitue ici au mieux une preuve de la propriété, preuve qui n’est guère opposable aux tiers sans intervention du législateur pour étendre le régime de la preuve, un peu comme la signature électronique. Certes, dans les chaînes privées locales (comme les cadastres), un État peut légiférer sur la portée de ces blocs et décider que ceux-ci constituent soit des preuves réfragables de propriété, soit des preuves irréfragables, voire même le titre de propriété lui-même ! Mais dans la mesure où les opérations de la chaîne publique mais aussi privée dépassent les frontières, les modalités de détermination de ce régime de preuve ne peuvent être élaborées que via une convention internationale. À défaut d’accord, on peut craindre la mainmise juridique par une puissance étatique plus forte que les autres sur la chaîne de blocs. Le précédent de l’Internet et son appropriation par les États-Unis doivent ici servir d’exemple. Le risque de perte de souveraineté constitue un risque réel qui ne peut pas être éludé.

 

1 H. de Vauplane, « La blockchain ou la révolution technologique : les impacts pour la finance », Revue Banque n° 790, décembre 2015.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº794
Notes :
1 H. de Vauplane, « La blockchain ou la révolution technologique : les impacts pour la finance », Revue Banque n° 790, décembre 2015.