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Finance digitale

Au Sénégal, un écosystème en effervescence

Créé le

26.02.2018

-

Mis à jour le

06.03.2018

Historiquement dominé par le transfert d’argent « Over The Counter », le marché sénégalais rattrape son retard en matière de mobile money, avec le renforcement des opérateurs téléphoniques. Mais les institutions financières entrent à leur tour en piste. Face à ce foisonnement d’offres, les FinTechs cherchent – et trouvent – leur place.

Quand on lui a proposé, il y a trois ans, de souscrire une assurance via son mobile pour quelques centaines de francs CFA par mois afin de couvrir sa famille en cas de décès, Mor s’est montré sceptique : « J’ai pensé à une arnaque, mais le coût était faible… Il fallait que j’essaie pour savoir si c’était sérieux. » Le trentenaire, père d’un jeune fils, vend de la farine de poisson à Rufisque. Ancien pivot de l’expansion coloniale française et longtemps capitale de l’arachide, cette ville de 500 000 habitants, à une trentaine kilomètres de Dakar, est aujourd’hui un centre industriel. À l’écart des anciens bâtiments coloniaux, le quartier où vit Mor ne se distingue pas des autres : rues sablonneuses et embouteillées, habitations en ciment brut toutes inachevées et des agents Wari et Orange Money tous les 200 mètres. Comme 90 % de la population sénégalaise [1] , Mor possède un téléphone, un Nokia d’ancienne génération, qui lui sert à téléphoner, communiquer par SMS mais aussi à recevoir l’argent de ses clients et en envoyer à ses frères, via son compte Orange Money. Depuis trois ans, donc, il s’assure aussi grâce à son mobile.

Transferts au guichet ou mobile money ?

Au Sénégal, comme ailleurs en Afrique, les services financiers digitaux se développent vite. 55 % des Sénégalais les utilisent [2] , soit la quasi-intégralité des personnes ayant recours aux services financiers formels. Mais derrière ce chiffre se cache une autre réalité : seulement 15 % des Sénégalais disposent d’un compte, que ce soit auprès d’une banque (8 % de la population), d’une institution de microfinance (5 %) ou même d’un fournisseur de monnaie électronique (11 %). Un chiffre faible si on le compare aux 67 % des Kényans titulaires d’un compte de mobile money, ou même au voisin ivoirien [3] . Le marché sénégalais est en effet dominé par les services dits « OTC [4] », ou « cash-to-cash », des transferts d’argent au guichet d’un agent qui ne nécessitent pas d’ouvrir un compte. Wari et Joni Joni en sont les leaders. Le cash-to-cash présente l’avantage de la facilité : les utilisateurs n’ont pas besoin de savoir se servir des fonctionnalités plus avancées de leur téléphone, comme l’USSD, ces codes sous forme de hashtag qui servent de base aux transactions financières entre porte-monnaie électroniques : c’est l’agent qui effectue la transaction pour eux. Une solution qui rassure les utilisateurs comme Mor, également client de Wari, qui a souvent recours à son agent pour manipuler à sa place son compte de mobile money.

Le marché sénégalais est toutefois en train de se transformer. Orange mène ainsi d’agressives campagnes commerciales : effectuer une transaction via Orange Money est immédiatement récompensé par un bonus de 100 ou 200 % de crédits téléphoniques. De quoi séduire les clients et faire grincer les dents des concurrents dont certains – à l’instar de Joni Joni [5] – crient à la concurrence déloyale : « c’est une stratégie marketing assez classique, se défend Bruno Mettling, P-DG d’Orange pour le continent. Nos deux offres s’enrichissent l’une l’autre. Elles sont d’ailleurs très liées : permettre à un client de poursuivre sa conversation quand il a épuisé sa recharge téléphonique, c’est déjà un acte de crédit. Il est normal que nous ayons une approche globale de nos clients. C’est un avantage que nous utilisons pour apporter des services à une population jusque-là éloignée des circuits bancaires. »

La réplique des banques

Les efforts déployés par les opérateurs de transferts d’argent OTC puis par les opérateurs téléphoniques pour convertir la population aux services financiers digitaux ont fait l’effet d’un appel d’air sur le marché sénégalais et les offres se multiplient. Paradoxalement distancés sur leur cœur de métier de la banque de détail, établissements de crédit et institutions de microfinance (IMF) tentent de rattraper leur retard. Microcred, une IMF présente au Sénégal depuis 2007, a entamé sa mue digitale voilà quatre ans : elle s’est dotée d’un réseau d’agents indépendants – sur le modèle de celui dont disposent Wari ou Orange Money – afin de faciliter les services transactionnels de ses clients. La Banque de Dakar, de son côté, s’est alliée à Renapta, association de défense des intérêts des agents de transfert et de mobile money face aux opérateurs, pour créer un instrument OTC (Transfert Sûr) et un porte-monnaie électronique (Kash Kash). Société Générale s’est, quant à elle, lancée dans un ambitieux projet d’offre bancaire alternative à destination de la clientèle informelle, construite autour du porte-monnaie électronique Yup et de son IMF locale, Manko.

Le « point cash », pierre angulaire de l’écosystème

Chacune de ces offres étant distribuée à travers les « points cash » tenus par des agents rémunérés à la transaction, convaincre ces derniers est crucial. « Nous misons sur la prescription des prestataires membres de notre réseau, explique Serigne Gaye, secrétaire général de Renapta et directeur général adjoint de Transfert Sûr. Le schéma commercial a été conçu en fonction : chaque point cash est actionnaire et il touche, sur les transactions, 37,5 % de la commission contre 26 % en moyenne chez les concurrents. Il a droit à un découvert pour gérer son compte de dépôt [6] et bénéficiera bientôt d’une assurance contre l’incendie, le vol et la fraude informatique. » Du côté de Microcred et Manko, on compte sur l’activité de microfinance pour générer, via les déboursements et remboursements des prêts, un volume de transactions régulier pour l’agent. Il y a enfin la dimension sociale à prendre en compte. En matière de services financiers digitaux, « la personne compte plus que la technologie, souligne Mélissa Rousset, chercheuse pour l’institut Helix de MicroSave. Les agents doivent être reconnus comme légitimes et de confiance par la communauté pour réaliser des transactions financières. » Le relais communautaire est par exemple au cœur d’un des projets sénégalais de l’agence onusienne dédiée à l’inclusion financière et à l’emploi des jeunes, l’UNCDF : dans les zones rurales ou mal desservies, elle sélectionne et forme des jeunes pour qu’ils deviennent agents Orange Money, misant sur leur connaissance intime des habitants et leur capacité à convaincre ces derniers d’utiliser les services financiers sur mobile.

Crédit et assurance : les offres émergentes

L’adoption de la finance digitale passera aussi par l’extension de la gamme de prestations offertes. Si le marché est aujourd’hui dominé par les services purement transactionnels de dépôt et retrait de cash, ainsi que de paiement de facture d’eau, d’électricité ou de câble, des offres à plus forte valeur ajoutée commencent à arriver. Microcred distribue ainsi directement sur le mobile de ses clients, des prêts de faible valeur (moins de 100 euros) sur la base de leur historique de crédits et de l’évolution de leur solde d’épargne. De même, Société Générale, par l’intermédiaire de Yup et Manko, s’apprête à lancer différents crédits digitaux de petits montants : avances sur salaires pour les employés du secteur formel et nanocrédits conditionnés par des critères d’utilisation du porte-monnaie Yup pour ceux du secteur informel. Le tout pendant qu’Orange testera des offres similaires à Madagascar et au Mali.

Au-delà du crédit, c’est aussi sur l’épargne et l’assurance que ces fournisseurs de services sur mobile cherchent à faire la différence. En la matière, l’opérateur téléphonique Tigo a pris une longueur d’avance sur le marché sénégalais, grâce à son partenariat avec l’Assurtech d’origine suédoise Bima : cette dernière démarche parmi les clients de l’opérateur – généralement en dehors des radars de l’assurance traditionnelle – ceux susceptibles d’être intéressés par une couverture en cas de décès ou d’hospitalisation. Puis l’opérateur prélève par des micropaiements le montant de la prime. Dans le cas de Mor, à Rufisque, ce sont 4 prélèvements mensuels de 100 francs CFA (15 centimes) sur ses recharges téléphoniques qui lui ont permis de toucher un capital de 200 000 francs (300 euros) au décès de sa mère. Aujourd’hui, Mor a contracté une nouvelle assurance, pour couvrir les autres membres de sa famille. Pour Tigo, c’est un puissant outil de fidélisation face à une clientèle férue d’offres prépayées et donc, par définition, très volatile.

Dakar, laboratoire FinTech

Autour de ces multiples fournisseurs, l’écosystème sénégalais de la finance digitale se densifie. Des incubateurs et accélérateurs voient le jour, comme le CTIC Dakar, le plus ancien d’Afrique francophone, ou encore le Lab Innovation de Société Générale. Certaines FinTechs cherchent à tirer profit de la diffusion du mobile comme moyen de paiement, à l’instar de PayDunya, qui propose une API permettant d’accepter le mobile money comme moyen de paiement en ligne, ou encore MaTontine, qui digitalise les clubs d’épargne informels tout en proposant une avance sur les gains futurs. D’autres start-up visent plutôt à rationaliser l’offre foisonnante. « Le Sénégal compte une quinzaine de solutions de transfert d’argent, de mobile money, de paiement mobile ou de paiement de factures. Pour l’agent qui réalise les opérations, il est difficile de s’y retrouver et, pour un même opérateur, jusqu’à trois téléphones peuvent être nécessaires », témoigne Omar Cissé, fondateur de InTouch, qui agrège en un guichet unique les API de la plupart des instruments financiers digitaux sénégalais. Ce besoin de rationalisation est nourri par l’absence d’interopérabilité entre toutes ces offres. Ainsi, la SSII GSIE Technology, qui a développé une plate-forme de mobile money en marque blanche, teste actuellement une solution pour interconnecter les comptes de différents fournisseurs. « Un client bancarisé qui souhaite payer une facture via son porte-monnaie de mobile money doit au préalable faire un retrait au DAB de sa banque, puis déposer l’argent sur son wallet via un agent. C’est contraignant pour le client et coûteux à la fois pour la banque et l’opérateur. L’idée est donc de créer des liens entre les comptes pour que les échanges soient fluides », décrit Antoine Ngom, directeur général de GSIE Technology.

Avec ses 14 millions d’habitants et sa stabilité politique, le Sénégal – et Dakar en particulier – apparaît donc comme la tête de pont ouest-africaine en matière de services financiers sur mobile, plus adaptée aux réalités culturelles, concurrentielles et réglementaires de la partie francophone du continent, que l’Afrique de l’Est. Mais une fois l’effervescence des premiers tests passée, l’heure sera à la consolidation des réussites. « Beaucoup trop d’acteurs se répliquent les uns les autres alors que bien des actifs pourraient être mis en commun : la licence et l’infrastructure de conformité par exemple, mais aussi la plate-forme technologique ou encore le réseau de distribution, analyse Julien Guth, consultant spécialisé sur les services financiers digitaux et basé à Dakar. L’idée est de louer ou de mutualiser, plutôt que de recréer, les briques nécessaires au lancement d’un nouveau produit, l’important étant de se focaliser sur ses caractéristiques différenciantes. Les stratégies de coopétition sont encore plus pertinentes et plus rentables sur les marchés africains en construction qu’en Europe ou aux États-Unis, où les positions sont déjà prises et les modèles économiques plus assis. » L’Afrique pourrait-elle faire office de laboratoire de l’open banking ? Antoine Ngom, qui regarde de près les changements induits par la 2e directive européenne sur les services de paiement, y croit : « l’Afrique a l’habitude qu’on lui vende des solutions développées en Europe, mais nous sommes à un point où nous pouvons également faire l’inverse. Le mobile money est devenu un standard en Afrique : il nous faut maintenant l’exporter. »

 

1 Selon une étude du cabinet Intermedia : « Consumer Behaviors in Senegal Analysis and Findings », mai 2016.
2 Ibid.
3 Selon les chiffres de la Banque Mondiale (Global Findex), datant de 2014, le taux de pénétration des comptes de mobile money est de 24 % en Côte d’Ivoire contre 6 % au Sénégal.
4 Over The Counter.
5 Joni Joni, en plus de son cœur de métier, les transferts OTC, a développé une offre de mobile money, ViteFé.
6 Compte bancaire sur lequel l’agent doit déposer des fonds et qui est le miroir des opérations cash in-cash out qu’il réalise à son guichet.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº818
Notes :
1 Selon une étude du cabinet Intermedia : « Consumer Behaviors in Senegal Analysis and Findings », mai 2016.
2 Ibid.
3 Selon les chiffres de la Banque Mondiale (Global Findex), datant de 2014, le taux de pénétration des comptes de mobile money est de 24 % en Côte d’Ivoire contre 6 % au Sénégal.
4 Over The Counter.
5 Joni Joni, en plus de son cœur de métier, les transferts OTC, a développé une offre de mobile money, ViteFé.
6 Compte bancaire sur lequel l’agent doit déposer des fonds et qui est le miroir des opérations cash in-cash out qu’il réalise à son guichet.
RB