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Régulation et éthique

Affirmer la responsabilité de chacun

Créé le

14.11.2016

-

Mis à jour le

18.11.2016

Pierre de Lauzun revient sur l'articulation entre réglementation et éthique. Toute réglementation est en principe initialement inspirée par une démarche éthique – il s’agit de faire mieux –, mais elle ne peut pas tout prévoir et contrôler. Elle ne dispense donc ni les entreprises ni les personnes d'avoir un comportement éthique. Celui-ci passe notamment par un principe de responsabilité assumé à tous les niveaux.

Quelle est votre définition de l’éthique appliquée aux marchés financiers ?

L’éthique, ou la morale, est la recherche du bon ou du bien. Une éthique des marchés financiers vise à faire fonctionner des marchés dans un sens reconnu comme conforme au bien commun. Cela veut dire que les mécanismes, les acteurs, entreprises ou individus, et la réglementation sont orientés dans ce sens, autant que faire se peut, et que chacun doit prendre ses responsabilités. Il s'agit par exemple de financer des activités collectivement reconnues comme étant plutôt bonnes, ou de ne pas s'exposer à des risques excessifs.

Certains estiment que pour véritablement inscrire l’éthique dans les pratiques financières, il faut également s’assurer de la bonne orientation des théories financières, des scénarios économiques ou des modélisations…

Le souci éthique concerne évidemment aussi les théories économiques et l’ensemble des outils qui les utilisent, notamment les modèles. Ceux-ci peuvent en outre être bien intentionnés… mais mauvais techniquement : ils fonctionneront mal, ce qui ne peut pas être considéré comme éthique. Le fait d’avoir fabriqué un modèle vous en rend responsable et l'intégrer dans des outils ne fait pas disparaître la responsabilité. Le danger, dans cette dimension, est celle du scientisme, qui revient à exagérer la portée de ce que peut faire la dimension purement scientifique ou technique, ce qui peut aussi être considéré comme une faute morale. Par exemple, avant 2008, le recours à la VaR pour mesurer les risques de marché était utile, mais elle ne pouvait pas rendre tous les services qu’on attendait d'elle. Elle était dangereuse, dans une certaine mesure, car elle donnait une fausse sécurité.

L’éthique est-elle compatible avec l’instantanéité de plus en plus recherchée sur les marchés financiers ?

L’instantanéité renvoie à la technologie et l'automatisation. Elle peut être un moyen de se dégager de ses responsabilités en se cachant derrière la technologie, sous le prétexte que seule cette dernière décide. Cela revient à dire que notre responsabilité serait moindre parce que nous voulons aller vite, ce qui n’a aucun sens. Un problème collectif peut cependant survenir lorsqu'un système contraint concurrentiellement à utiliser ce genre d’outils. Il faut alors une réglementation qui constate cette mauvaise pratique, et donc l'interdise ou au moins la canalise.

Éthique et réglementation sont-elles complémentaires ou s'opposent-elles ?

La réglementation est a priori inspirée par l'éthique (ou la morale, c’est la même chose au fond). L'objectif des règles est en effet d'apporter un bien. La différence entre la réglementation et d'autres vecteurs de l'éthique est qu’elle dispose de moyens de s’imposer, puisqu’elle est obligatoire.

Pour autant, même si l’intention affichée par la réglementation peut être bonne, elle peut conduire à des effets négatifs. Aux États-Unis, la réglementation qui a instauré les subprime affichait un objectif éthique – donner un accès à la propriété immobilière aux ménages à faible revenu –, mais cela a débouché sur une situation monstrueuse. Autre exemple : aujourd’hui, l'accent de la réglementation européenne est plus mis sur la concurrence entre les places de marché que sur le fait de donner à tous un accès transparent et aisé à ces dernières. Les Bourses, il y a 30 ans, étaient plus ouvertes qu’elles ne le sont aujourd’hui à tous les participants. La réglementation privilégie un facteur au niveau européen qui est bon, la concurrence, mais au détriment d’un autre : la juste participation de tous les acteurs. La réglementation peut ainsi avoir des effets pervers.

La réglementation n’est donc pas un garant suffisant en matière d’éthique…

En effet, même une excellente réglementation ne peut pas tout contrôler. Elle peut et doit cadrer les cas les plus graves, mais elle ne dispense ni les entreprises ni les personnes d'avoir un comportement éthique. On ne peut pas obtenir un résultat socialement satisfaisant si on ne se base que sur la loi. Le risque est d’ailleurs alors de créer une insatisfaction collective qui aboutira à une demande de nouvelles règles ; la réglementation va inévitablement proliférer. Or une réglementation excessive peut déresponsabiliser les opérateurs en leur donnant une forme d’alibi. Elle peut aussi créer une telle gêne pour les opérateurs que leur souci principal devient le respect des règles plutôt que de réfléchir à leurs actes.

Si la réglementation est indispensable, elle atteint vite ses limites. Elle a intérêt à restreindre ses ambitions et à les concentrer intelligemment ; c’est-à-dire, aujourd’hui, probablement à en faire moins dans certains domaines et plus dans d’autres, notamment celui de la responsabilisation des opérateurs.

Comment faire en sorte que la réglementation encourage cette responsabilisation ?

Il faut poser le principe apparemment évident que chacun est responsable de ce qu’il fait. Et quand les conséquences sont graves collectivement, chacun doit en répondre, d’abord moralement, mais aussi éventuellement au niveau judiciaire.

N'est-ce pas la démarche adoptée par le régulateur britannique, avec le Senior Managers Regime ?

Le principe d'instaurer une responsabilité personnelle sans pouvoir renvoyer la faute sur son employeur ou son entreprise est justifié. Ce principe d'ailleurs existe déjà dans certains domaines : par exemple, les opérateurs qui ont triché sur le Libor ont été clairement désignés. Mais il est quand même caractéristique qu’après la crise aux États-Unis, des amendes extrêmement lourdes ont été infligées aux entreprises bancaires et financières américaines, alors que les sanctions personnelles ont été très rares. Pourtant, les rémunérations et les bonus colossaux devraient augmenter fortement la responsabilité morale et éventuellement judiciaire de qui les perçoit. Quand ces personnes créent une catastrophe parce qu'ils ont pris une mauvaise décision, la logique voudrait au moins que ces sommes soient récupérées.

C’est l’intérêt de l’approche britannique d’essayer de personnaliser la responsabilité, mais il reste toujours qu'une règle d'action publique, même prise avec de très bonnes intentions, peut avoir des effets pervers. C’est à l’expérience que l’on verra si cette mesure fonctionne.

Hors du cadre réglementaire, comment encourager ces comportements éthiques et de responsabilisation au sein des institutions financières ?

Ce déploiement se fait notamment au travers de la culture d’entreprise. Mais le cas récent de Wells Fargo, même s’il ne s’agit pas d’une banque de marchés, montre que la mise en place d'une charte éthique ne sert à rien si les collaborateurs comprennent implicitement qu’en réalité, ce qu’on attend d'eux, c’est de faire du chiffre en vendant n’importe quoi à n’importe qui. Il revient à l’entreprise et à son management de faire passer le message clair que la charte éthique est réellement centrale et que celui qui ne la respecte pas sera sévèrement sanctionné. Les principes affichés doivent être alignés avec les pratiques. Il faut en particulier que les collaborateurs s'approprient cette démarche, notamment grâce à l'exemple donné par leurs managers.

Selon vous, un « serment du banquier », à l'image du serment d'Hippocrate des médecins, pourrait-il contribuer à développer cet état d'esprit ? Quid également des cours sur l'éthique dans les cycles d'enseignement ?

Tout dépend de la perception de l’engagement pris. Il faudrait, pour que cela ait un sens, que ce « serment du banquier » acquière la même valeur d'engagement que celle que l’on reconnaît au serment des médecins. De même, développer des cours sur l'éthique dans les cursus d'enseignement ne sert que si les étudiants ont le sentiment que l'éthique est prise au sérieux dans les entreprises.

Au final, est-on sur la bonne voie dans la prise en compte de ces préoccupations éthiques dans la finance ?

Il est difficile de faire des évaluations, mais si ces préoccupations ne sont pas suffisamment prises en compte, le danger est de subir de nouvelles crises ou scandales et de voir intervenir à nouveau la main lourde de la réglementation, de façon potentiellement inadéquate, et avec un risque de ralentissement général de l’économie. Parce que l’activité libre est plus féconde en soi… à condition d’être responsable. Il faut une finance qui assume clairement et publiquement qu’ayant un rôle majeur dans l’économie, elle a aussi une responsabilité majeure vis-à-vis de la collectivité.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº802bis