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L’interview d’Yves Perrier, président de l’Institut de la finance durable (IFD) et vice-président de Paris Europlace

« Le moment présent est celui de l’action »

Créé le

15.03.2023

-

Mis à jour le

27.07.2023

Un projet de loi pour attirer les investissements
dans l’industrie verte, un Comité de place du financement de la transition écologique, l’Institut de la finance durable (IFD) : cette montée de sève doit permettre de voir éclore des actions concrètes dans les tout prochains mois.

Les initiatives pour une « finance durable » fleurissent en ce printemps 2023. Pourquoi maintenant ?

Il y a deux raisons. La première d’entre elles, c’est une prise de conscience accrue des enjeux climatiques par les dirigeants d’entreprises. Il y a quelques années, ces questions étaient traitées via la RSE (responsabilité sociale et environnementale, ndlr), qui était un « plus » par rapport au fonctionnement des entreprises. Aujourd’hui, la réduction des émissions est au cœur des stratégies et des business models des entreprises et des institutions financières. J’ajoute que celles-ci vont devoir intégrer un nouveau cadre réglementaire européen et international. Les normes relatives au reporting extra-financier sont en cours de finalisation par l’Efrag, le groupe consultatif européen sur l’information financière, et par l’ISSB, qui est la branche « extra-financière » de l’IFRS Foundation (l’organe de supervision du Bureau international des normes comptables, ndlr).

La seconde raison, c’est l’enjeu de réindustrialisation du pays. La France bénéficie d’un système énergétique à faible intensité carbone. Le projet de loi que vous évoquez vise au fond à faire de la transition énergétique un levier de réindustrialisation du pays.

Vous présidez l’IFD depuis le mois de janvier. Quel est votre premier objectif pour une finance durable ?

La transition énergétique et écologique nécessite d’opérer une révolution industrielle, ce qui implique une responsabilité renouvelée de tous les acteurs. Les États en premier lieu, qui agissent par les politiques publiques (énergie, transports...) et fiscales ; les entreprises qui définissent les solutions technologiques ; les institutions financières, dont le rôle est d’allouer les capitaux nécessaires à la transformation ; enfin les citoyens qui doivent intégrer cette nouvelle donne. Chacun des acteurs doit jouer un morceau de la partition pour réaliser cette mutation. Celle-ci doit être effectuée pour réduire les émissions, tout en intégrant les objectifs de souveraineté et de compétitivité. Dans le rapport que j’ai rendu à Bruno Le Maire (ministre de l’Économie, ndlr) au mois de mars – une semaine avant la guerre en Ukraine –, je soulignais déjà la nécessité d’intégrer, en même temps que la maîtrise du climat, les objectifs de souveraineté et d’acceptabilité sociale. L’ambition de l’IFD est de contribuer à un rehaussement du rôle de la finance dans cette transition et ainsi de contribuer à faire de Paris une place de référence en Europe et pour les pays d’Asie. Plus que les mieux-disants, l’objectif est d’être les mieux-faisants.

Vous mentionnez un objectif climat. Qu’en est-il des autres critères de l’ESG, le sociétal et la gouvernance ?

Dans l’enjeu environnemental, l’objectif de maîtrise climatique est prioritaire et conditionne les autres aspects. La biodiversité est également importante mais le cadre des réflexions n’est pas aussi abouti que sur le climat. En outre, la question des émissions de CO2 peut être traitée d’une manière « économicofinancière », alors qu’il est à ce jour plus difficile de trouver une grille d’indicateurs partagée pour un sujet tel que la biodiversité.

Pour ce qui concerne le S et le G, on se heurte à un autre problème qui est celui des différences entre les modèles de société, qui rend difficile toute approche universelle. Ainsi nous attachons de l’importance au ratio d’équité, qui compare le salaire des dirigeants et celui des collaborateurs. Ce n’est pas le cas dans le monde anglo-saxon, qui à l’inverse intègre dans son approche de la diversité les origines ethniques ou religieuses (ce qui est interdit en France).

De même en matière de représentation des salariés dans la gouvernance, le modèle allemand diffère des autres pays : les Conseils de surveillance des groupes allemands sont formés à parité par des représentants des actionnaires et des salariés.

Tous ces sujets continuent d’être traités par l’IFD (transition juste, impact, biodiversité, etc.) mais notre priorité doit être le climat.

L’ESG est aujourd’hui contesté tantôt pour greenwashing tantôt pour illégitimité, comme le montrent les controverses actuelles aux États-Unis.

S’il faut maintenir l’ambition qui consiste à renforcer l’engagement des entreprises en faveur de la société, il faut en même temps être réaliste dans la mise en œuvre.

Dans ce cadre économicofinancier, vous prônez une taxe carbone. Pourquoi ?

Jusqu’à une période récente, l’économie était conçue sans considérer les effets sur la planète des émissions produites. Il nous faut dorénavant prendre en compte cette externalité et la façon la plus efficace est de lui donner un prix. Le système des quotas d’émissions de CO2 mis en place en 2005 au niveau européen va dans ce sens. Une taxe carbone au niveau mondial serait une solution idéale, mais difficile à mettre en œuvre compte tenu des divergences d’intérêts et de stratégies entre les pays. Dans mon rapport, j’ai pris position pour une taxe carbone intra-européenne. Celle-ci devrait s’accompagner d’une taxe carbone aux frontières de l’Union européenne afin de préserver notre compétitivité vis-à-vis des importations des pays dont l’économie est fortement carbonée.

N’est-ce pas une façon de dédouaner le secteur financier de ses responsabilités ?

Le secteur financier doit jouer tout son rôle dans cette transformation. En même temps, il ne peut se substituer aux États et aux entreprises. Ce n’est ni possible – seul l’État, par exemple, peut définir la politique de l’énergie – ni souhaitable, car ceci conduirait à vider la démocratie d’une partie de sa substance. Son rôle est d’allouer les capitaux pour financer le coût de cette transition, d’inciter les entreprises qu’il finance où dont il est actionnaire à engager des stratégies permettant la réduction des émissions.

Jusqu’à présent, Finance for Tomorrow regroupait plus de 110 membres, dont de grandes associations telles que l’AFG (gestion d’actifs), la FBF (banques), France Assureurs, ou l’agence Novethic. Comment l’IFD peut-il mieux orchestrer une action commune ?

Finance for Tomorrow a été très utile dans la phase de prise de conscience du secteur financier. Le moment présent est celui de l’action. Il nous faut « changer de braquet ». L’Institut de la finance durable se veut un outil opérationnel pour fédérer l’action de toutes les parties concernées : État, entreprises, institutions financières et autorités de tutelle. Son Conseil d’administration est composé de dirigeants au plus haut niveau, ce qui traduit leur engagement et permettra une mobilisation accrue. J’ajoute que les organisations professionnelles – FBF, France Assureurs, AFG, MEDEF et AFEP notamment – sont représentées soit au Conseil d’administration, soit au bureau. Participent également aux instances de direction des experts reconnus – Jean Jouzel, par exemple. Enfin, les moyens de l’IFD ont été renforcés.

En parallèle de l’IFD a été créé le Comité de place du financement de la transition écologique CFTE, présidé par le ministre des Finances, Bruno Le Maire.

Quel est votre plan d’action ?

Nous avons un plan d’action articulé autour de quatre chantiers principaux :

– la mise en place de la comptabilité CO2 en lien avec les directives et l’élaboration de solutions de financement européennes ;

– la standardisation des méthodes d’analyse extra-financière ;

– la gouvernance ;

– l’élaboration de solutions de financement.

Des groupes d’experts de la place ont été constitués pour chacun de ces chantiers :

– le premier chantier vise à faire en sorte que les entreprises puissent produire une information fiable et comparable à partir de 2024, sur les bases des règlements européens en cours d’élaboration ;

– le deuxième chantier vise à définir une « grammaire » commune permettant un dialogue efficace entre les entreprises et les investisseurs. Ce n’est pas le cas aujourd’hui du fait de la prolifération des référentiels d’analyse. C’est la condition pour que se crée une réelle « discipline de marché climat », qui complète la discipline financière créée dans les années 80 ;

– concernant la gouvernance, le chantier vise à définir les modalités d’intégration de « l’action climat » dans les entreprises, tant au niveau des Conseils d’administration que des organes exécutifs ;

– le chantier financement, conduit avec le Trésor, vise pour sa part à dégager des solutions pour financer les investissements considérables à réaliser.

Ceux qui avancent l’argument d’absence de données structurées, de normes comme en comptabilité, de méthodes d’analyse sont aussi soupçonnés de greenwashing. Quand pourra-t-on dépasser cette suspiscion ?

Nous sommes à un moment où l’ensemble du dispositif réglementaire n’est pas stabilisé et où les entreprises et les institutions financières adaptent leurs systèmes d’information et leurs dispositifs de gestion pour répondre à la nouvelle donne. Il est normal qu’apparaissent certaines incohérences liées aux différences d’approche. Il faudra deux à trois ans afin de parvenir à des référentiels, des outils de mesure robustes qui permettent de suivre rigoureusement les trajectoires des entreprises et de comparer leurs performances sur la maîtrise des émissions.

Vous avez cité le CFTE. Comment s’articule-t-il avec l’IFD ?

Dans mon rapport (rédigé avec Stanislas Pottier et Margaux Sauvaget, il a été remis au ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, en mars 2022, ndlr), j’avais proposé de créer, à côté de l’IFD – outil opérationnel –, une instance plus politique présidée par le ministre des Finances et rassemblant, comme l’IFD, dirigeants d’entreprises, institutions financières et autorités de tutelle. Cette instance est née début février et a pour objectif d’assurer la cohérence de l’action de l’ensemble des parties concernées. Sa mission est d’établir un plan concret pour le financement de la transition. Cette mission est réalisée conjointement par l’IFD et le Trésor. Le Secrétariat général à la transition écologique (SGTE) est également associé aux travaux. Le CFTE se réunira deux à trois fois par an.

Un projet de loi sur l’industrie verte est prévu pour le mois de juin. Dans quelle mesure rejoint-il les objectifs de l’IFD ?

La loi de « réindustrialisation verte » vise à atteindre deux objectifs : redonner un nouvel élan à l’industrie du pays, qui a subi un violent décrochage depuis 20 ans, et décarboner l’économie. Ces deux objectifs se confondent pour la France, car elle bénéficie d’un système énergétique économe en CO2. Produire davantage en France, c’est réduire les importations de pays dont l’économie a une intensité carbone élevée. C’est donc réduire l’empreinte carbone globale (émissions produites et importées) qui, au fond, est l’indicateur clé dans la lutte contre le réchauffement climatique.

La première étape est d’évaluer les besoins de financement additionnels générés par les investissements à réaliser : 70 milliards d’euros par an à horizon 2030 selon une étude Rexecode (le centre de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises, ndlr), dont 30 milliards pour les entreprises et 40 milliards pour les particuliers. C’est considérable.

Quelles seront les modalités de financement ?

Il faudra jouer sur plusieurs leviers. Le premier, c’est la réallocation de l’épargne vers ces investissements. L’épargne financière est abondante et a augmenté avec la crise du Covid. Il faut pouvoir l’orienter davantage vers ces investissements. Il faudra également, pour les investissements les plus risqués, trouver des techniques de financement avec un couple rendement/risque acceptable pour les investisseurs. La difficulté principale, à notre avis, concerne les investissements à réaliser par les particuliers pour la rénovation thermique des logements et la mobilité – le passage à la voiture électrique. Ces investissements ont une valeur d’usage limitée et n’ont pas aujourd’hui de rentabilité économique pour le consommateur. Il faudra donc trouver des techniques de financement pour rendre ces investissements financièrement acceptables. Dans le cas contraire, le risque de statu quo, voire de rejet, sera élevé.

Les subventions de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux « industries vertes » commencent à être distribuées aux États-Unis. La France peut-elle suivre le rythme ?

L’administration Biden veut clairement faire de la décarbonation de l’économie un levier de réindustrialisation des États-Unis. Le plan « Build Back Better » prévoit des investissements importants dans plusieurs secteurs – les composants et l’industrie automobile notamment – et y affecte sous diverses formes des aides de l’État fédéral. Il intègre aussi des mesures qui sont de facto protectionnistes, comme l’attribution des subventions pour les seules voitures électriques produites aux États-Unis. Ceci montre que la révolution industrielle engendrée par la transition énergétique sera aussi le théâtre d’une compétition entre pays. La France et l’Europe se doivent d’avoir une stratégie équivalente.

Vous écrivez, dans votre rapport, que les investisseurs doivent revoir à la baisse leurs objectifs de rentabilité de capital. Comment, dès lors, la France peut-elle les séduire pour ses grands projets industriels ?

La question de la répartition du coût de la transition entre le consommateur, le contribuable et la rentabilité du capital sera une question centrale pour les décideurs politiques. Celle-ci doit respecter les réalités économiques et être équitable pour être acceptée socialement. Les objectifs de rentabilité définis dans les années 90 (rendement des fonds propres ou TRI de 15 %) et les horizons de placement sont inadaptés aux enjeux actuels et devraient être revus.

Que pensez-vous de l’assignation en justice de BNP Paribas par trois organisations non gouvernementales pour ses investissements dans les énergies fossiles ?

Je pense que la judiciarisation de la question de la transition énergétique est un risque majeur pour sa mise en œuvre. Il faut accepter que nous sommes face à une transformation prométhéenne à réaliser. Sortir des énergies fossiles, qui représentent aujourd’hui plus des trois quarts de l’énergie primaire au niveau mondial, est une tâche gigantesque. Il y a aujourd’hui une réelle volonté des entreprises et des institutions financières à s’engager dans cette transformation. Faisons confiance à l’esprit de responsabilité des acteurs. La judiciarisation de cette question, à un moment où toutes les solutions techniques n’ont pas été définies et où la réglementation n’est pas stabilisée, serait contre-productive et pourrait les conduire à être plus « frileux » dans leur engagement, voire à privilégier la forme sur le fond.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº879
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