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Libre défense contre les OPA
vs Principes directeurs des offres publiques

Créé le

21.07.2022

-

Mis à jour le

16.09.2022

Les débats que l’offre publique de Veolia sur Suez a suscités l’année dernière à propos des défenses que les dirigeants d’une société peuvent mettre en œuvre pour s’opposer à une offre publique, se prolongent aujourd’hui intellectuellement et peut-être un jour politiquement. Ils portent, en simplifiant les choses, sur le conflit entre le droit accordé par la loi aux dirigeants de la cible de la défendre contre une OPA, et son encadrement par les principes directeurs des offres publiques édictés par l’autorité de régulation, principalement celui du libre jeu des offres et des surenchères. En effet, d’un côté, l’article L. 233-32 du Code de commerce dispose, depuis la loi Florange de 2014, que le Conseil d’administration « peut prendre toute décision dont la mise en œuvre est susceptible de faire échouer l’offre, sous réserve des pouvoirs expressément attribués aux assemblées générales dans la limite de l’intérêt social ». Le pouvoir ainsi littéralement attribué aux mandataires sociaux est très large, et l’est d’autant plus dans son esprit si l’on se souvient qu’il s’agissait d’un revirement législatif par rapport à la loi OPA de 2006, qui avait au contraire imposé un devoir de neutralité aux dirigeants au profit des actionnaires. Mais, d’un autre côté, viennent s’interposer les principes directeurs des offres publiques, très tôt posés par la COB et toujours maintenus depuis, le fondement du pouvoir général de l’AMF en la matière figurant dans la partie législative du Code monétaire et financier (art. L. 433-1, I). Deux principes dominent l’ensemble, le principe du libre jeu des offres et des surenchères et celui de loyauté dans la compétition (art. 231-3 du Règlement général de l’AMF), auxquels la Cour d’appel de Paris a donné une grande ampleur et en a même induit un devoir d’égalité dans la compétition (arrêt OCP du 27 avril 1993 de la Cour d’appel de Paris). Elle a au surplus récemment affirmé, certes en passant, que ces principes relèvent « d’un ordre public économique de direction » (arrêt Prologue du 22 avril 2021, § 185).

La dissension entre les principes posés par ces différents textes est patente : est-ce que les dirigeants peuvent librement défendre la société cible par tout moyen, par exemple en privant par avance l’offre de tout intérêt si elle réussit, comme dans l’affaire des « bons Plavix » de 2004, où l’offrant risquait de devoir acquérir beaucoup plus de titres que prévu si les actionnaires exerçaient les bons de souscription émis gratuitement à leur profit pour renchérir le coût de l’opération ? Ou bien comme dans l’affaire Veolia-Suez de 2021, dans laquelle la cible avait créé une fondation en Hollande pour priver à tout moment l’attaquant du principal actif convoité ?

Comment résoudre ce conflit de normes ? Toutes les ressources de la dialectique juridique ont été convoquées, tant à l’occasion de l’offre publique de Veolia à l’égard de Suez que postérieurement, pour soutenir soit la supériorité de la liberté accordée aux dirigeants par le Code commerce, soit la prééminence de l’encadrement imposé par le régulateur, soit la combinaison des deux : l’histoire des textes, leur arrière-plan européen, la hiérarchie des normes, la protection des entreprises françaises contre les prédateurs étrangers ou, à l’opposé, la nécessaire fluidité de l’actionnariat, la priorité à la compétence des tribunaux étatiques ou à celle de l’autorité de régulation, le fait que les dirigeants sont les meilleurs garants de l’intérêt social ou qu’ils sont en conflit d’intérêts, les rôles respectifs de dirigeants et des actionnaires, les relations du droit des sociétés et du droit des marchés financiers, etc.

Aucun argument n’est peut-être définitif. Alors, dans l’état actuel des textes, comment trancher ? Sans doute au cas par cas, ce qui est décevant pour les interprètes et commentateurs, qui aiment la clarté, et inquiétant pour les praticiens et les opérateurs, qui ont besoin de prévisibilité. Au-delà, faut-il à nouveau en appeler à une intervention du législateur ? Mais dans quel sens ? Pourra-t-on sortir de l’ambiguïté sans que ce soit au détriment des sociétés cibles françaises ou de la réputation de la Place financière de Paris ? Comment choisir entre l’intérêt des sociétés françaises et celui du marché financier français, dans les deux cas dans un environnement européen contrasté, et dans un contexte global lui-même diversifié ? Les arguments juridiques auraient peu de poids, le débat étant essentiellement économique et relatif car fonction de la situation d’un pays à un moment donné et de son environnement. Sans préjudice du respect des engagements européens issus de la Directive OPA du 21 avril 2004, il est vrai fort peu diserte sur ce point, le législateur français pourrait-il trancher en faveur de règles précises, hiérarchisées et fermes ? L’inévitable pesée entre différentes considérations contradictoires le lui permettrait-elle ? Dès lors qu’il devrait prendre en compte des objectifs divergents voire opposés et les concilier dans une approche de proportionnalité, la moins mauvaise solution ne serait-elle pas de s’en remettre à l’autorité de régulation, dès lors qu’elle est indépendante, soumise elle-même à des principes fondamentaux, mais en l’invitant à prendre en compte toutes les données de chaque opération, juridiques, économiques, financières et, pourrait-on être tenté d’ajouter aujourd’hui, sociales et peut-être sociétales ?

À retrouver dans la revue
Banque et Droit Nº204
RB