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Interview

« La crise des marchés
de l’énergie affecte d’abord
les acteurs industriels »

Créé le

17.11.2022

-

Mis à jour le

21.12.2022

Dans l’ensemble, les marchés ont tenu face aux chocs, mais la crise de l’énergie a mis à la lumière le statut systémique de certains acteurs industriels. Par ailleurs, pour Stéphane Giordano, président de l’AMAFI, une décorrélation des coûts de financement des émetteurs souverains ne peut être exclue.

Le contexte d’inflation record et de hausses de taux des banques centrales déstabilise-t-il les marchés financiers ?

Oui et non. Le contexte de hausse généralisée de l’inflation a conduit, dans la période récente, à un phénomène de repricing des actifs qui s’est accompagné, selon la nature et la source de l’inflation, d’une forme de rééquilibrage sectoriel général entre classes d’actifs. Il n’y a donc pas eu de déstabilisation des marchés, qui ont joué dans leur ensemble leur rôle lors de ce double choc de l’inflation et hausse des taux. En revanche, l’inflation des prix de l’énergie, qui avait débuté avant l’agression russe contre l’Ukraine et s’est ensuite accélérée, s’est traduite par une déstabilisation des marchés de l’énergie, avec des phénomènes assez inédits sur le niveau des marges appelées par les chambres centrales de compensation. Alors que le mécanisme de compensation revient quelque part à transformer le risque de crédit ou de contrepartie en risque de liquidité via le mécanisme des appels de marge, le niveau des marges appelées du fait des tensions sur ces marchés a tellement crû qu’il y a eu une forme de renversement de dynamique. L’accroissement substantiel des besoins en liquidité a failli induire du risque de contrepartie.

Quels acteurs du secteur de l’énergie ont été le plus affectés ?

La hausse des appels de marge des chambres de compensation du marché de l’énergie a été d’une telle ampleur qu’elle aurait pu mettre en jeu à court terme la viabilité de certains clients des membres compensateurs ou amener réellement à des défauts techniques. C’est une situation assez préoccupante pour ce type de marché qui concerne des biens de première nécessité. Cette situation était paradoxale puisque les énergéticiens, qui ont dû faire face à des volumes d’appels de marge colossaux, avaient par ailleurs des perspectives de revenus et de marges plutôt améliorées par le contexte d’inflation des prix de l’énergie. Cette crise a révélé des faiblesses inattendues, du fait du rôle même des chambres de compensation. Elle a surtout mis en lumière le caractère systémique d’acteurs des marchés de l’énergie, qui ne sont pas financiers mais industriels. La crise financière de 2008 était une crise des acteurs bancaires. La crise du Covid, qui s’est accompagnée du phénomène de « dash for cash » (course au cash des entreprises) et a frappé certains segments du marché obligataire corporate, a surtout impacté des institutions financières non bancaires (Non Bank Financial Institutions). Aujourd’hui, dans un contexte d’inflation record, la crise du marché de l’énergie affecte d’abord les institutions non bancaires non financières (Non Bank Non Financial Institutions), fondamentalement des acteurs industriels. Il y a un risque collectif associé à cette crise sur le marché de l’énergie qu’il faut surveiller.

Comment résoudre ces failles et diminuer les risques ?

Des réflexions sont en cours sur l’organisation et le fonctionnement des marchés de l’énergie, et plus largement des matières premières, et sur la façon de s’assurer que l’on conserve toutes les vertus et tous les bénéfices de la compensation centralisée, tout en limitant le risque systémique. Il faut avant tout éviter que l’augmentation rapide des prix d’un actif et des appels de marge afférents mettent en défaut un acteur industriel. Il y a aussi des réflexions autour de la façon dont les États peuvent intervenir. Il y aura probablement, à un moment donné, des réflexions sur des stress-tests de liquidité pour des acteurs non financiers. Dans le contexte actuel, les adhérents de l’AMAFI qui sont sur ces métiers-là s’intéressent principalement à ces questions de fonctionnement du marché de l’énergie et s’attachent à ce que l’AMAFI participe aux réflexions et aux discussions en cours.

Il n’y a donc rien à craindre sur les marchés financiers ?

Il y a eu, à un certain moment, un phénomène de moindre liquidité sur le marché obligataire corporate et en particulier sur le segment du high yield. Pour autant, cela ne remet pas en cause la structure et le fonctionnement de ces marchés, qui évoluent actuellement au gré de l’aversion ou de l’appétit pour le risque des investisseurs, et restent toujours le fruit de la rencontre entre apporteurs de projets et apporteurs de capitaux. Les difficultés rencontrées sur le marché obligataire ont duré plusieurs semaines mais ont été depuis résorbées. Le marché des actions, quant à lui, fonctionne normalement et continue de jouer son rôle d’information sur les prix des actifs. Si des pics de volatilité ont été atteints, notamment sur le marché de l’énergie, d’une manière générale, il n’y a pas eu véritablement de dysfonctionnement.

Qui sont les grands gagnants de la hausse des taux et de l’inflation ?

Aujourd’hui, il n’y a pas vraiment de grands gagnants même si les établissements financiers ont connu un retour de performance sur la période la plus récente. On dit souvent que les banques bénéficient des hausses de taux. Les banques européennes restent toutefois sous pression et sont à des niveaux de valorisation historiquement très faibles par rapport à leurs consœurs anglo-saxonnes, notamment sur le critère du ratio cours/valeur comptable (price-to-book). Dans tous les cas, la période de hausse des taux est accompagnée d’une incertitude, l’augmentation des marges des banques sur les nouveaux engagements coïncidant avec la croissance du coût du risque sur les engagements déjà existants.

L’inflation, quant à elle, comporte des risques pour la compétitivité des acteurs industriels européens par rapport aux entreprises américaines et au reste du monde. Il faut en effet avoir en tête que le retour de l’inflation aux États-Unis n’avait pas les mêmes origines qu’au sein de l’Union européenne (UE). Outre-Atlantique, l’inflation tient à la politique monétaire des dernières années et à un état de surchauffe de l’économie américaine, avec un taux de chômage très faible, de l’ordre de 3 % à 3,5 %. L’inflation dans l’UE, elle, est la résultante de la politique monétaire mais surtout d’une inflation énergétique importée par la guerre en Ukraine. Le coût de l’énergie des entreprises européennes et sa progression sont d’ailleurs significativement supérieurs à ceux des entreprises américaines. Le risque est que l’inflation ait des conséquences importantes sur la compétitivité des entreprises européennes. Cela aura évidemment des effets sur les marchés financiers, dans un contexte par ailleurs compliqué : les économies occidentales essayent de se remettre d’un certain nombre de chocs, dont celui de la crise sanitaire, et elles s’efforcent dans le même temps d’assurer leur transition vers la décarbonation.

La qualité des actifs s’est-elle dégradée ?

Sur la période récente, le taux de défaut des entreprises est resté relativement bas du fait des politiques extrêmement accommodantes d’aides publiques pendant la crise du Covid. Les banques européennes ont publié de très bons résultats et leur taux de prêts non performants (NPL) est plutôt faible, hormis en Italie, pour des raisons historiques. Néanmoins, la hausse des taux va transformer les bilans bancaires et, à un moment ou un autre, impacter les résultats. Il y aura probablement une phase de transition, qui n’est pas évidente, avec une possible augmentation du coût du risque. Pour l’heure, les banques ont fait le choix d’anticiper le risque plutôt que de le subir en enregistrant davantage de provisions.

Le risque le plus important à mes yeux est celui d’une dislocation entre pays européens et en particulier celui d’une décorrélation de leurs coûts de financement. Ma crainte est celle d’une crise dans laquelle les dettes périphériques se dévaloriseraient. Les choses ont, certes, évolué depuis la crise des dettes souveraines en zone euro de 2011. Malgré tout, des banques ont aujourd’hui dans leur bilan des montants importants de dettes d’État.

Par ailleurs, l’environnement de remontée des taux induit des questions de risque en matière de soutenabilité des dettes publiques. Les marchés n’ont clairement pas besoin d’une nouvelle crise de ce type aujourd’hui. D’autant plus que la capacité d’intervention de la Banque Centrale Européenne (BCE), dont le bilan est très lourd, apparaît plus limitée qu’en 2011, ce qui pourrait poser un problème en cas de nouveaux chocs.

Quel est l’impact de la fin des achats d’actifs par la BCE pour les marchés ?

La politique de rachats d’actifs et d’intervention de la BCE a eu un effet significatif sur les marchés, puisqu’elle est revenue à créer un acteur à la fois massif, directionnel (qui investit toujours dans le même sens) et prévisible, avec des achats programmés tous les mois. Avec un investisseur d’une telle envergure, il est évident que la formation du prix sur les marchés concernés par les rachats est un peu biaisée. D’une manière générale, la fin ou la diminution des programmes d’achats dans le monde est une confirmation importante que la normalisation des marchés est enclenchée et que les mécanismes de formation des prix vont enfin pouvoir reprendre une forme plus classique. Les marchés savaient que cette intervention massive et directionnelle des banques centrales ne serait pas soutenable indéfiniment. Ce n’est pas en soi une mauvaise nouvelle, mais la phase de transition et de redéfinition de la valorisation des actifs est évidemment porteuse d’incertitudes.

Un tel contexte favorise-t-il les critères non financiers, qu’ils soient environnementaux, sociétaux ou de gouvernance ?

L’ESG reste au cœur des préoccupations des acteurs de marché et continue de progresser, malgré le contexte actuel. Toutefois, les chocs récents sur le marché de l’énergie ont surtout montré de manière brutale les conséquences d’une décorrélation, voire d’une incompatibilité, entre la trajectoire d’offre et la trajectoire de demande en matière d’énergie, notamment fossile. En réduisant brutalement l’approvisionnement en gaz des pays européens, la Russie a volontairement introduit un décalage entre offre et demande, avec les conséquences que l’on voit. Le risque d’une politique de transition mal calibrée est d’introduire involontairement des décalages similaires. Être volontariste sur la trajectoire d’offre est une bonne chose, mais si l’on ne parvient pas à gérer la trajectoire de demande, on ne résout pas le problème, on crée juste des crises ou des situations de blocage, conduisant à des signaux prix intenables.

Or, l’approche européenne en la matière manque parfois de pragmatisme. En témoigne, s’agissant de la demande, l’idée de l’interdiction de la vente de voitures thermiques et hybrides neuves au sein de l’Union européenne en 2035, qui semble avoir fait l’objet de peu de concertation, et pourrait finalement être assortie d’une clause de revoyure en 2026. S’agissant de l’offre, l’idée qu’il suffirait, pour la faire diminuer, d’empêcher le financement des hydrocarbures par les banques européennes apparaît pour le moins naïve... Les dispositifs envisagés en matière de transition énergétique ont le potentiel de déstabiliser les économies européennes ; aussi doivent-ils inclure une mesure du bénéfice apporté au niveau mondial, seule échelle pertinente lorsqu’on mesure les émissions de gaz à effet de serre.

Dans tous les cas, la transition doit continuer d’avancer. Une des leçons à tirer de la crise actuelle des marchés de l’énergie est que cette transition ne sera possible qu’en assurant la cohérence entre la trajectoire de l’offre et celle de la demande. Sur ce point, je comprends qu’il y aurait depuis peu des réflexions sur la manière de gérer ce sujet de manière plus rationnelle et réactive et de faire en sorte que les objectifs assignés en matière de transition contribuent aussi à une économie européenne robuste.

Propos recueillis par Tân Le Quang le 8 novembre 2022

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº874bis