Square
 

« L’argent des autres »

Créé le

03.04.2023

-

Mis à jour le

05.04.2023

Au début du film de Christian de Chalonge L’Argent des autres (1978)1, une scène surréaliste montre des cadres licenciés attendant un entretien d’embauche dans un décor futuriste déshumanisé. Les visages sont dépressifs, désespérés. Devant le mépris apparent des recruteurs, l’un des cadres apostrophe les autres : « Pour qui se prennent-ils ? On est tous des lavettes si on laisse manœuvrer comme ça ! » Parmi les cadres, Henri Rainier (Jean-Louis Trintignant), fondé de pouvoir d’une banque d’affaires, qui s’est retrouvé accusé de détournement de fonds dans un scandale financier. En réalité, il s’agit d’une opération d’escroquerie organisée par les dirigeants de la banque, dont il se retrouve le bouc émissaire. Comme le dira à Rainier l’homme d’affaires Claude Chevalier d’Aven (Claude Brasseur), qualifié par la presse d’escroc de l’épargne publique, « ce qu’ils vous reprochent, c’est ce qu’ils ont fait, eux ». Les dirigeants de la banque ont détourné l’argent des souscripteurs grâce à un virement en blanc demandé à Chevalier d’Aven. Le film est construit autour du récit de Rainier, qui démonte le processus d’escroquerie, puis la défense de Rainier, grâce à sa femme Cécile (Catherine Deneuve), et à la responsable syndicale Arlette Rivière (Juliet Berto) à partir de la recherche du virement en blanc. Cécile lui lance : « Tu ne vas pas te laisser faire, on va se défendre ! » Au conseil de discipline de la banque, Rainier dira à ses dirigeants : « Vous êtes tous des voyous. » Il s’agit de retrouver le virement en blanc. Comme le dit Chevalier d’Aven, cela ne l’empêchera pas, lui, d’aller en prison mais cela montrera que ce sont les dirigeants de la banque qui ont pris l’argent et innocentera Rainier.

La question de la justice

Le film se termine par le procès des dirigeants, dont l’issue laisse les petits épargnants floués et Henri Rainier lui-même insatisfaits. Au moment où l’avocat de Chevalier d’Aven revient sur le virement en blanc, dont le président de la banque Miremant (Michel Serrault) ne conteste plus l’existence, ce dernier lui répond qu’il s’agissait d’une négligence et que les coupables ont été punis. Chevalier d’Aven lui lance, depuis le banc des accusés : « Négligence, non. Concert frauduleux. Vous devriez être sur le même banc que moi. » Le juge prononce le jugement : « Le tribunal ne peut que stigmatiser le comportement de la banque dans cette affaire, la collusion est patente » mais « les faits reprochés à la banque ne peuvent être qualifiés pénalement », amenant Rainier à dire : « C’est foutu ! » Il revient alors dans la salle d’audience en colère et crie au juge et à l’assistance : « Et moi, alors, j’ai droit à la justice, et les souscripteurs aussi. Tant que la banque ne sera pas condamnée, ils seront volés et moi je resterai suspect. Ce n’est pas juste. » Tout est dit en peu de mots. Ce film pose la question de la justice dans le cas d’affaires financières qui, pour des raisons techniques, ne conduisent pas leurs dirigeants en prison. On pense évidemment à 2008 mais la question est plus large.

Revenons sur l’intrigue. Le film de Christian de Chalonge issu d’un roman de Nancy Markham, est inspiré de deux grands scandales financiers des années 1970 en France, celui de la Garantie Foncière et celui du Patrimoine foncier. Dans le film, il s’agit de L’Héritage foncier, « la terre promise des épargnants », comme le présente le dessin animé projeté au cours de la croisière anniversaire du premier milliard collecté par Chevalier d’Aven. La Garantie foncière était une société civile de placement immobilier (SCPI), créée le 31 décembre 1967 par Robert Frenkel. Elle collectait l’épargne des particuliers pour l’investir dans l’immobilier, ce qu’on a appelé la « pierre papier »2. Les rendements proposés par cette SCPI (12 %) étaient très supérieurs à ceux que l’on pouvait espérer dans les conditions de marché de cette époque (les livrets de caisse d’épargne rapportaient 5 % et les obligations 6 % ou 7 %). Aussi, le placement attira un grand nombre de petits épargnants. La chanson d’Henri Salvador intitulée Ahh !!! La Garantie foncière illustre cet engouement : « Placement dans des appartements / Gros intérêt de douze pour cent / Ah, la Garantie foncière / Ça c’était la bonne affaire / Je m’voyais déjà propriétaire / Rien n’est plus sûr que la pierre ». Or, il apparut après enquête de la Commission des opérations de bourse que la SCPI versait aux anciens souscripteurs comme « intérêts » l’argent apporté par les nouveaux souscripteurs. Un schéma aujourd’hui bien connu sous le nom de pyramide de Ponzi, du nom de Charles Ponzi, qui avait mis en place une telle opération à Boston dans les années 1920. Bernard Madoff utilisa ce même système jusqu’à sa chute le 11 décembre 2008.

Renflouer les pertes de quelques-uns

Le Patrimoine foncier fut créé par Claude Lipsky en 1968, surnommé plus tard « l’escroc du siècle ». 14 000 épargnants lui confièrent 151 millions de francs entre 1969 et 1971. L’argent devait être utilisé pour acheter des immeubles mais fut investi dans des sociétés douteuses. Une scène de L’Argent des autres montre Chevalier d’Aven demander au président de la banque Miremant un prêt pour financer la récupération des centaines de kilomètres de fils barbelés de la fameuse « ligne Morice », posés pendant la guerre d’Algérie à la frontière avec la Tunisie, qui pourraient ensuite être revendus à tous ceux qui auraient besoin de fils barbelés. Une partie des fonds apportés par les épargnants furent employés à combler les déficits des entreprises de Lipsky. Le point commun de ces deux scandales retracés par L’Argent des autres, est celui-ci : Quelqu’un prend dans la caisse et, à la fin, « les autres » payent.

Alexandre Dumas fils avait cette formule lapidaire : « Les affaires, c’est l’argent des autres. » Dans de nombreuses situations, « l’argent des autres » sert à renflouer les pertes de quelques-uns. Prenons le cas de la compagnie d’assurance American Insurance Group (AIG). À la suite de la vente massive de CDS par sa filiale londonienne AIG Financial Products (AIG-FP), AIG avait encaissé une perte de près de 100 milliards de dollars sur l’année 2008. Considéré comme étant « too big to fail », la Réserve fédérale des États-Unis avait octroyé un prêt à AIG à hauteur de 80 % de son capital, soit 180 milliards de dollars. Les salariés d’AIG-FP qui avaient vendu les CDS avaient touché 165 millions de dollars de bonus en mars 2009 pendant que la Fed sauvait AIG avec un prêt de 85 milliards de dollars. Pour Robert Benmosche, CEO d’AIG, « le peuple américain a sauvé AIG ». En fait, le contribuable américain a indirectement financé les bonus des traders de Londres.

Albert Camus avait écrit : « Toute idée fausse finit dans le sang, mais il s’agit toujours du sang des autres. » En considérant que l’argent est le sang de l’économie, on pourrait transposer cette réflexion, qui deviendrait ici : « Toute idée fausse finit en faillite, mais il s’agit toujours de l’argent des autres. »

Notes :
[1] Projeté dans le cadre des projections-débats Ciné-Money, sur le cinéma et l’argent, au théâtre de la Reine Blanche (Paris 18). Informations sur le site de la Fondation de la maison des sciences de l’homme : www.fmsh.fr/fr/projets-soutenus/cine-money
[2] Guy Marty a créé puis dirigé (1986-2016) l’Institut de l’épargne immobilière et foncière, centre d’études sur les fonds immobiliers et sur les marchés immobiliers, et est vice-président, pour la recherche et la prospective, du pôle de compétitivité Finance Innovation. www.pierrepapier.fr/
RB