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De l’éthique à la compliance, réflexion autour du devoir de vigilance

Créé le

18.01.2024

-

Mis à jour le

30.01.2024

Aujourd’hui norme de nature légale, le devoir de vigilance se heurte à un droit international hétérogène, notamment en matière fiscale.

Les normes relatives à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) relèvent bien plus souvent de l’incitation que d’une contrainte légale, assortie de sanctions. Toutefois, la RSE pénètre de plus en plus le droit positif. À ce titre, la loi sur le devoir de vigilance française, qui a pour objectif de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement des multinationales françaises, vient compléter un cadre international de droit souple, apparu largement insuffisant après plusieurs événements marquants, dont la catastrophe de Bhopal, en 1983, et l’affaire du Rana Plaza, en 20131.

La France a été pionnière en imposant une série de normes légales. Les premières mesures remontent à la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (loi NRE) jusqu’à la loi n° 2015-992 du 7 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte et son article 173. Le devoir de vigilance, affirmé par la loi n° 2017-399 du 27 mars 20172 et codifié aux articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce, est venu compléter ce cadre. Ce texte impose un certain nombre d’obligations. Mais il comporte des « zones grises » quant à leur nature et leur étendue. Elles ne peuvent être éclairées qu’à la lumière d’une approche éthique.

Dès lors, les ONG, syndicats et autres parties prenantes qui intentent ou pourraient intenter des procès à de grandes entreprises tentent d’obtenir une interprétation extensive du texte, à l’aune d’une responsabilité éthique que celles-ci doivent assumer : les contentieux au civil et au pénal sur le devoir de vigilance était inévitables.

« Civisme fiscal »

Plusieurs procès sont en cours, mais une décision intéressante vient d’intervenir. En décembre 2021, le syndicat Sud PTT a assigné le Groupe La Poste pour insuffisance du plan de vigilance relatif à la prévention du harcèlement au travail, du travail dissimulé et de sous-traitante illicite. Le 5 décembre 2023, le tribunal judiciaire de Paris a rendu un jugement sur le fondement du devoir de vigilance, avec une interprétation qui va au-delà du contenu des dispositions littérales du texte. Le tribunal a en effet fait droit à une partie des demandes du syndicat Sud PTT et enjoint à La Poste de compléter son plan de vigilance par une cartographie précise des risques, assortie d’un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements, après concertation avec les organisations syndicales représentatives, d’établir des procédures d’évaluation des sous-traitants en fonction des risques précis identifiés et de publier un réel dispositif de suivi des mesures de vigilance et non un simple compte rendu.

L’injonction n’est pas assortie d’astreinte. Le juge, sans doute conscient que son interprétation du devoir de vigilance, dont l’ampleur est maximale du point de vue pratique, est une première, ne reproche pas à La Poste une démarche volontairement dolosive.

Une telle interprétation extensive de la notion de pratique éthique des affaires ne peut être sans conséquences sur les pratiques d’affaires des entreprises. Prenons l’exemple de l’optimisation et des montages fiscaux.

Nombre de groupes utilisent les failles d’un système fiscal pensé à l’échelle étatique, de manière parfaitement légale (compliance) dans un contexte d’inadaptation totale des normes à l’économie. Cependant, la publicité forcée croissante sur les stratégies fiscales des entreprises, notamment au travers de lanceurs d’alerte, les expose de plus en plus à des controverses quant à leur éthique.

Les investisseurs ESG, également, deviennent de plus en plus regardants sur ces questions. Amundi a ainsi créé un critère ESG sur l’optimisation fiscale agressive d’une entreprise. Dans la même veine, en 2017, les Principles of Responsible Investment (PRI) ont publié des lignes directrices en vue de sensibiliser les investisseurs à la tax compliance.

Un ensemble d’investisseurs responsables – le Forum pour l’investissement responsable (FIR), Phitrust, ERAFP et Shareholders for Change – s’accordent donc sur le fait que la tax compliance constitue l’une des dimensions de la RSE au titre de la bonne gouvernance. Les contributions fiscales des entreprises au budget des États donnent à ceux-ci les moyens de réaliser des investissements publics qui bénéficient, en retour, aux entreprises implantées sur le territoire concerné. On évoque le concept de « civisme fiscal ».

Arbitrage délicat entre éthique et « stratégie concurrentielle »

La directive dite « DAC 2 » reprend la norme mondiale d’échange automatique d’informations sur les comptes financiers de l’OCDE, plus connue sous le nom de « normes AEOI-CRS ». Elle élargit le champ d’application de l’échange automatique aux comptes financiers dont le bénéficiaire est une personne résidente d’un autre État membre. Ainsi, depuis 2017 pour les pays de l’UE et 2018 pour l’ensemble des centres financiers mondiaux, les comptes financiers détenus par des non-résidents font l’objet d’un échange automatique d’informations, y compris lorsque le propriétaire réel de ces actifs est dissimulé par des structures écrans.

En 2020, dix sociétés du CAC 40 ont communiqué les impôts payés dans leurs principales implantations (Axa, Engie, Orange, Veolia) ou par agrégats géographiques (Accor, Atos, Danone, Sanofi, Unibail-Rodamco-Westfield, Veolia, Vivendi). D’autres ont choisi d’adopter des normes éthiques rédigées par des organismes indépendants, afin d’avoir des guidelines. Cependant, plus de 65 % d’entre elles continuent de ne pas publier d’informations sur leurs impôts dans leurs territoires d’implantations, « pour des raisons de stratégie concurrentielle ». Plusieurs entreprises françaises rappellent à l’occasion l’opposition du Conseil constitutionnel à la publication du reporting country by country (article 137 de la Loi Sapin 2), en 2016.

En matière fiscale, si l’éthique a fait son entrée dans les pratiques, la compétition fait office de bouclier. Tant que les États eux-mêmes n’auront pas clarifié leurs pratiques, limité les centres financiers extraterritoriaux et les mécanismes « tolérants », organisé une fiscalité homogène à l’échelle de l’Union européenne, mais aussi avec au moins les principaux États occidentaux, l’arbitrage entre éthique et gain fiscal potentiel demeurera compliqué. La transparence constitue sans doute un levier car elle met en cause la réputation de l’entreprise.

La juste interprétation du devoir de vigilance et de ce qu’il pourra impliquer au cas par cas nécessite des arbitrages d’ordre éthique. L’irruption de la notion d’éthique semble ainsi susceptible d’entraîner une extension (sans limites ?) du devoir de vigilance dans nombre de domaines. À Bruxelles, on procède aux derniers arbitrages sur un texte européen, d’autres pays, dont l’Allemagne et le Canada, se dotent de textes de loi qui tentent de cadrer les obligations concrètes des entreprises à l’aune de ces considérations d’ordre éthique.

D’une revendication portée par des ONG, on est passé en quelques années à un mouvement plus large, porté par des fonds ESG3 et l’ensemble de la société. Les entreprises ne peuvent plus se contenter de respecter la loi : elles doivent en rechercher l’esprit.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº889
Notes :
1 C. Deschamps, « Rana Plaza : dix ans après, retour sur le devoir de vigilance des entreprises », Public Sénat, avril 2023.
2 La loi concerne les groupes de sociétés de
plus de 5
 000 salariés (siège social en France) ou plus
de 10 000 salariés (siège en France ou étranger).

3 V. de Beaufort et J. Briot-Hadar, Compliance ou éthique ?, Novethic, 6 décembre 2023.
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