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Les conditions de travail à l’épreuve de la crise

Créé le

20.06.2012

-

Mis à jour le

27.06.2012

Incivilités, rationalisation des process, objectifs chiffrés en hausse… Les experts s’efforcent de mesurer les conséquences de la crise sur les conditions de travail des salariés. En fait, la crise ne fait que prolonger une tendance plus ancienne de transformation du métier de banquier. Des réponses commencent à être apportées.

En 2010, l’Association française des banques (AFB) a recensé 3609 incivilités commises auprès de salariés de banque, un chiffre en hausse de 14,7 % en un an. L’image du banquier « ami de la famille » qui a accordé le prêt pour le premier appartement, financé l’achat du fonds de commerce et ouvert le livret A du petit dernier, a-t-elle vécu ? Avec la crise, les banquiers se cachent-ils pour pleurer ? [1]

Stigmatisation et rationalisation des tâches

« Nous sommes entrés dans un climat général de stigmatisation des banques et un amalgame est fait par monsieur tout-le-monde, surtout si sa situation personnelle est tendue, entre les rémunérations extrêmes des traders et l’agence bancaire locale », relève Michel Le Bret, expert du secteur bancaire pour le cabinet Secafi qui accompagne les comités d’entreprise et les CHSCT dans leurs missions. Un climat tendu qui pèse sur les personnels en contact avec le client et génère un stress que les professionnels des relations sociales qualifient de « risque psychosocial » (RPS).

« La crise a également pour conséquence une focalisation sur le client, afin d’améliorer les performances, poursuit Michel Le Bret. L’une des manifestations de cette politique est le rétablissement, par certaines banques, de la ligne directe vers le conseiller clientèle. Ce dernier est fréquemment interrompu dans ses tâches, doit gérer plusieurs dossiers en simultané, dans un climat d’urgence. Ceci peut générer des risques psychosociaux. La situation actuelle conduit également à une accélération des recherches d’économies et donc de productivité. On parle d’usine pour le traitement de certaines tâches, mais cette démarche taylorienne s’accorde mal avec la notion de service dont la production reste difficilement mesurable. Cette optimisation des tâches réduit les marges de manœuvre du salarié. » Pour les sociologues, une latitude décisionnelle qui se contracte et une « charge mentale » qui s’accroît sont les déterminants d’une situation de tension au travail (job strain).

Stressant reporting

Cette situation est latente depuis des années. En 2003, l'enquête SUMER [2] évaluait que 26 % des salariés du secteur financier étaient en situation de job strain, contre 23,2 % de l’ensemble de la population. L’enquête a été reconduite en 2010 ; les résultats par secteur n’ont pas encore été étudiés, mais elle fait état d’une dégradation de la situation de l’ensemble des salariés sur la question. « La crise a davantage été un révélateur et un accélérateur de la dégradation des conditions de travail que sa véritable cause », estime Régis Dos Santos, président du syndicat national de la banque et du crédit (CFE-CGC). Le syndicat a fait réaliser une enquête auprès de près de 3 000 salariés pour « valider les remontées du terrain » (voir Encadré). Pour Régis Dos Santos, c’est avant tout l’organisation du travail qui est en cause : « Le problème, c’est le coup de téléphone du directeur à 17 heures, lors duquel le salarié doit dire où il en est dans la réalisation de ses objectifs de vente de la journée. Le reporting est désormais au centre de l’activité de l’entreprise, jusqu’au point où certains salariés préfèrent ne pas faire de vente plutôt que de se voir reprocher la vente d’un produit non prévu dans la campagne. » Une critique que le syndicaliste distingue de la question du commissionnement : selon lui, ce n'est plus vraiment un problème, depuis que le calcul des bonus commerciaux est devenu une véritable usine à gaz que les salariés ne peuvent anticiper.

Vendre ou conseiller ?

Cette culture du chiffre peut entrer en conflit avec la dimension « conseil » des métiers de l’agence bancaire. En 2005, la sociologue Elisabeth Brun-Hurtado [3] observait « une porosité croissante du groupe des commerciaux de l’agence bancaire par rapport au reste des entreprises privées marchandes. Ce rapprochement s'opère principalement au niveau des salariés en charge des segments particuliers bas et moyen de gamme. La spécificité de l'activité bancaire tend en effet à demeurer au niveau des segments supérieurs, au travers d'une véritable activité de conseil financier. » Aujourd’hui, cela crée une injonction contradictoire entre, d’un côté, la nécessité de remplir des objectifs commerciaux rendus plus ambitieux avec la crise et, de l’autre, faire son « métier de banquier ». Ce décalage, là encore, est source de risque psychosocial. Selon Régis Dos Santos, « il y a souffrance au travail car les salariés sont en confrontation entre ce qu’ils voudraient faire et ce qu’on les oblige à faire. Se greffe là-dessus la conscience professionnelle : leur responsabilité vis-à-vis du client est grande, davantage que dans beaucoup de secteurs, car l’argent n’est pas un bien comme les autres. Les salariés le savent et cette pression s’ajoute à celle des chiffres. »

Donner les outils aux managers

Au-delà du diagnostic, des réponses sont-elles apportées par les établissements ? « Dans le secteur bancaire, on est sorti de la situation de déni en matière de risque psychosocial », témoigne Michel Le Bret. Si les banques restent très discrètes sur le sujet, des actions d’évaluation sont menées, parfois au niveau du groupe, parfois au niveau des caisses régionales. C’est le cas de la Caisse d’Epargne Ile-de-France qui, suite à un diagnostic réalisé en 2011, a décidé de faire appel au cabinet de conseil en ressources humaines Merlane pour mettre en œuvre le volet formation des managers de son plan de prévention des RPS. « Pour aller au bout de sa démarche de lutte contre les risques psychosociaux, une entreprise doit impliquer le management, explique Bernard Thévenot, consultant chez Merlane. Il ne s’agit pas de faire jouer au manager un nouveau rôle, mais de lui permettre d’exercer son métier dans un contexte de travail qui a changé et pour lequel il n’a pas été préparé. » Il doit apprendre à lire les réactions des collaborateurs et à distinguer les signes d’épuisement moral et ceux induits par une lassitude naturelle face au poste. Pour cela, partager la même définition du stress est essentiel. Il s’agit aussi de ne pas reporter le risque psychosocial sur le manager lui-même, en lui faisant tout assumer. « L’entreprise doit travailler de manière transverse, en impliquant l’ensemble des parties prenantes : les managers, mais aussi la direction, la médecine du travail et les services RH qui doivent fournir les outils, les méthodes, les procédures et le soutien nécessaires au collaborateur en difficulté », prévient le consultant.

Agir sur l’organisation du travail

Sensibiliser l’encadrement est essentiel, mais ne constitue pas pour autant une solution miracle. Pour Régis Dos Santos, il faut arrêter d’imputer la genèse du stress au management intermédiaire. « Les directions générales ont tendance à considérer que les exigences demandées aux salariés sont accrues au fur et à mesure que l’on descend la ligne hiérarchique et qu’au final, leur message blanc du départ arrive noir dans l’oreille du salarié. Cette vision des choses occulte le rôle essentiel que joue l’organisation du travail dans le processus. Depuis des années, nous traitons la question des RPS en aval, par une démarche curative. Aujourd’hui, nous réorientons notre action vers l’amont, par des diagnostics et des plans d’action portant sur l’organisation du travail. » Des solutions sont explorées dans les réseaux, comme celle d’abandonner les benchmarks individuels systématiques au profit de classements collectifs dont le niveau le plus fin est l’agence. Il s’agit alors de promouvoir les réussites individuelles sans stigmatiser les contre-performances. « Dans le secteur bancaire, le management par les résultats est prépondérant et il est nécessaire de l’équilibrer par une meilleure prise en compte des efforts fournis et de l’environnement de travail (par exemple, l’intégration des moyens mis à disposition du manager, les spécificités et potentialités de chaque  zone de chalandise…) », recommande Bernard Thévenot. De même, en faisant de la satisfaction client un critère d’évaluation des collaborateurs à part entière, on peut réduire l’importance des chiffres et des reporting de vente (lire l’interview de Frédéric Oudéa).

La crise, un catalyseur ?

Sur le traitement des incivilités également, des mesures peuvent être prises. En mettant en place un observatoire chiffré de ces actes, l’AFB a posé un premier jalon. « Les banques définissent des procédures d’identification et de traitement des causes d’incivilités de la part de certains clients, afin que les salariés ne se trouvent plus seuls face à des situations conflictuelles, poursuit le consultant. Elles doivent se donner en interne une définition commune de ce qu’est une incivilité et prévoir comment y répondre, quitte à considérer que l’interlocuteur incivil ne sera plus un client. » Un tel mode d’emploi réduirait les risques psychosociaux dérivés de la confrontation avec des comportements déplacés de clients à qui l’on devrait tout.

La crise peut agir comme un catalyseur de cet accent mis sur les conditions de travail. En période de vaches maigres et de contrôle des coûts, parvenir à motiver autrement que par le salaire est indispensable. « Beaucoup d’entreprises, dans une recherche de performance à court terme, ont amélioré leurs processus et les ont sans doute optimisés. Mais elles ont souvent négligé le levier humain, garant d’engagement dans le travail, de motivation. Dans le contexte actuel, la qualité de vie au travail constitue un facteur prépondérant de contribution à la performance de l’entreprise », estime Bernard Thévenot. « Un commercial heureux vendra plus qu’un commercial sous pression », résume Régis Dos Santos.

1 « Les banquiers se cachent pour pleurer », article de Louise Couvelaire pour le Monde Magazine (11 février 2012). 2 Enquête nationale de surveillance médicale des expositions aux risques professionnels. 3 « Tous commerciaux ? Les salariés de l'agence dans les transformations de la banque des années 1990-2000 », thèse d’Elisabeth Brun-Hurtado, Université d’Aix – Marseille II (2005).

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº750
Notes :
1 « Les banquiers se cachent pour pleurer », article de Louise Couvelaire pour le Monde Magazine (11 février 2012).
2 Enquête nationale de surveillance médicale des expositions aux risques professionnels.
3 « Tous commerciaux ? Les salariés de l'agence dans les transformations de la banque des années 1990-2000 », thèse d’Elisabeth Brun-Hurtado, Université d’Aix – Marseille II (2005).
RB