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La bonne gouvernance
en quête d’une juste évaluation

Créé le

14.11.2023

-

Mis à jour le

19.12.2023

La qualité de la gouvernance, pilier fondamental de la création de valeur et de l’évaluation des investissements ISR, échappe en grande partie aux indices ESG actuels.

Les bouleversements des années 1970 ont fait émerger le concept de gouvernance. Parmi ses multiples définitions, citons celle de l’ISO 26000 : « système au moyen duquel une organisation prend et applique des décisions dans le but d’atteindre ses objectifs », ou celle de P. Moreau Defarges : « système d’organisation, de développement et d’interconnexion des structures sociales (états, entreprises, organisations diverses, etc.) à l’ère de l’abondance, des réseaux et des flux »1. Pierre Rosanvallon différencie, pour sa part, la gouvernance d’orientation, axée sur la qualité décisionnelle et la gouvernance d’exécution2. La « bonne gouvernance » englobe des notions de responsabilité, de transparence, de respect de l’état de droit et de participation3. Les normes juridiques, les règlements boursiers, les chartes de comportement éthique et les autres sources de « droit souple » déclinent les pratiques à mettre en œuvre. Répondant à un besoin de transparence accrue dans le contexte de la mondialisation et de l’interconnexion croissante des marchés, la bonne gouvernance se révèle cruciale pour gagner la confiance des parties prenantes, qu’elles soient commerciales ou financières. Elle est ainsi un pilier fondamental de création de valeur.

À partir des années 2000, l’investissement socialement responsable (ISR) a connu une montée en puissance remarquable. Son principe est d’intégrer, dans la stratégie d’investissement, des critères évaluant l’impact des entreprises sur l’environnement et leur influence sociale et sociétale, tout en persistant à viser des rendements financiers optimaux. Le secteur financier a rapidement pris conscience des risques extra-financiers associés aux manquements des entreprises dans ces domaines. La pratique des évaluations environnementale sociales et de gouvernance (ESG), outil de l’analyse ISR, a ainsi permis de compléter l’analyse des entreprises, particulièrement concernant la durabilité et l’éthique, afin de tenter d’évaluer leur performance à moyen et long terme. L’ISR a séduit tant les grands investisseurs institutionnels que les petits épargnants, à tel point que les fonds ISR pourraient représenter plus de la moitié de l’ensemble des fonds d’investissement d’ici à la fin de la décennie...

Un gage de rigueur et d’engagement de l’entreprise

L’ISR ne se contente pas d’évaluer les impacts environnementaux (E) et sociaux (S) d’une entreprise ; il prend également en compte sa gouvernance (G), dimension cruciale par elle-même mais aussi de nature à garantir l’engagement et la rigueur de l’entreprise dans la mise en œuvre de ses politiques E et S. Toutefois, si les critères E et S peuvent généralement être mesurés par des indicateurs chiffrés, l’évaluation du critère G reste délicate. Comment juger de la qualité du leadership d’une entreprise ? Comment évaluer la manière dont elle prend des décisions, gère les conflits internes ou interagit avec ses parties prenantes ? Les méthodes de notation actuelles reposent sur une longue liste de critères pondérés, couvrant de multiples aspects : autonomie décisionnelle et indépendance du conseil d’administration, représentativité et diversité de ses membres, robustesse des mécanismes de contrôle financier et de leur vérification, clarté de la communication envers les actionnaires, transparence de l’entreprise envers ses parties prenantes, processus clairs et éthiques de rémunération des dirigeants, équité salariale, politique de lutte contre la corruption, pratiques commerciales éthiques, transparence fiscale et reporting responsable... Ces nombreux critères visent à offrir une vision complète et nuancée de la gouvernance d’une entreprise.

Pourtant, ces méthodes d’évaluation de la gouvernance souffrent de plusieurs limites.

Concentration sur les processus internes. Les évaluations négligent souvent d’évaluer l’impact concret des activités. Par exemple, les GAFAM sont bien notés pour leurs pratiques ESG et figurent en bonne place dans les portefeuilles ISR, alors que leurs abus de position dominante et leur distorsion permanente des règles de la concurrence sont des sujets de préoccupations majeures pour les régulateurs de l’économie.

Absence d’évaluation des impacts à long terme. Faute de données pertinentes, l’accent est mis sur la performance à court terme au détriment des effets de la gouvernance sur la pérennité et la résilience de l’entreprise à moyen/long terme.

Insuffisance de mise en lumière des risques. La multiplicité des facteurs intégrés aux moyennes pondérées dilue les risques majeurs. Il serait préférable d’identifier (et de faire traiter) ces risques, en caractérisant notamment leur criticité et leur probabilité. Un diagramme de Pareto pourrait aider à hiérarchiser les principaux risques.

Manque de critères universels et incohérences entre les agences de notation. La collecte de données fiables est un défi, et les méthodologies varient considérablement d’une agence à l’autre. Ainsi l’OCDE relève que Bloomberg cote 120 critères ESG, Thomson Reuters 186 et MSCI 34. Cette hétérogénéité conduit à des évaluations divergentes pour une même entreprise, semant le doute chez les investisseurs. En conséquence, l’OCDE recommande aux investisseurs d’utiliser plusieurs fournisseurs de notation en parallèle4 !

Un système de notation fiable
reste à concevoir

La dynamique rapide du monde actuel exige que la gouvernance, et son évaluation dans le cadre de l’ISR, évolue en conséquence, dans plusieurs domaines. Le premier de ces domaines concerne la transition numérique : les enjeux liés à la cybersécurité, à la protection des données personnelles, aux risques numériques, et aux innovations technologiques qui sont susceptibles de transformer les modèles d’affaires et les interactions avec les parties prenantes, comme l’intelligence artificielle ou la blockchain.

Une gestion proactive des crises devient également primordiale : l’anticipation est essentielle. Qu’il s’agisse de crises financières, sanitaires ou environnementales, la préparation et la réactivité sont cruciales pour assurer la pérennité de l’entreprise.

L’accent doit également être mis sur la culture d’entreprise, les valeurs et le comportement éthique au sein de l’entreprise. La culture d’une entreprise est le reflet de ses valeurs et de son éthique. Une culture forte et positive peut être un pilier de la gouvernance, tandis qu’une culture défaillante peut la compromettre.

Enfin, les entreprises doivent apprendre à naviguer dans la mondialisation. Dans un monde globalisé, elles doivent être sensibles aux réglementations, aux cultures et aux attentes locales, tout en maintenant une vision et des principes cohérents à l’échelle mondiale.

Le système fiable de notation de la gouvernance, qui serait essentiel pour les investisseurs et pour le public, reste à concevoir. Plutôt que de critiquer la matérialité d’impact, il serait urgent que la communauté financière mondiale, reconnaissant la portée de cet enjeu pour les investisseurs comme pour les autres parties prenantes, envisage de s’aligner sur une méthode d’évaluation claire et complète de la gouvernance. Cela permettrait de fournir aux investisseurs une image à la fois fidèle et crédible des réalités tout en apportant une clarification bienvenue aux dirigeants d’entreprise. Pour le moment, les utilisateurs font ce qu’ils peuvent, en essayant de faire la synthèse des différents indices et informations à leur disposition.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº886
Notes :
1 P. Moreau Defarges, La Gouvernance, collection « Que sais-je ? », PUF, 2015.
2 P. Rosanvallon, Le Bon Gouvernement, Seuil, 2015.
3 La plupart des éléments de cet article sont repris du chapitre « Finance et RSE », pages 351 et suivantes de l’ouvrage de Henri Fraisse, Antoine Jaulmes et Stéphane Bellanger, Comprendre la RSE, levier de transformation durable – Finance, Stratégie, Management, Développement durable et Gouvernance, Larcier, 2023.
4 ESG Investing: Practices, Progress And Challenges, OCDE, Paris, 2020.
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