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L'impératif réglementaire

Volonté politique : le maillon faible de l’éthique

Créé le

03.10.2016

-

Mis à jour le

04.12.2017

Reconstruire une finance au service du plus grand nombre après des décennies de dérégulation nécessite des mesures législatives et réglementaires. Elles sont déjà bien engagées, mais le chantier reste à achever. Pour cela, le pouvoir politique doit raviver la volonté de réformer.

Dans une citation restée célèbre sur l’architecture, Winston Churchill affirmait : « nous façonnons nos édifices, qui nous façonnent à leur tour ». La dérégulation du secteur financier dans les années 1980 et 1990 a profondément refaçonné l’architecture de la finance et, par la suite, les individus qui y ont travaillé. Et toute tentative visant à améliorer l’éthique en finance doit, selon nous, démarrer là où l’édifice de la finance est parti de travers.

« Ce qui est bien ou mal dans une circonstance donnée »

Dans les salles de marché aujourd’hui, « éthique » fait partie de ces mots – comme « transparence » ou « déclaration » – qui semblent ravir les managers mais qui, dans la pratique, ne veulent pas dire grand-chose. La raison est simple : l’éthique n’est pas un facteur pris en compte dans le calcul des performances des traders… et de leurs bonus. Dès lors, pourquoi devraient-ils s’en soucier ? D’un autre côté, si les individus sont sensibles aux incitations, ne devrait-il pas être également possible de créer un environnement propice aux comportements responsables ?

Il importe de préciser ce que nous entendons par « éthique », « incitations » et « comportement » appliqués au secteur financier, et les objectifs que nous essayons d’atteindre. L’éthique pose la question de « ce qui est bien ou mal dans une circonstance donnée ». Pragmatiquement, cela revient à se demander quels comportements il convient d’encourager ou de dissuader. Une question d’autant plus importante dans le cas de la finance, car si l’on ne peut raisonnablement pas affirmer que les professionnels du secteur sont majoritairement ou naturellement moins éthiques que ceux d’autres secteurs, le préjudice causé par un comportement indésirable est plus important dans la finance, considérant son rôle central dans notre économie et le coût des crises systémiques pour l’ensemble des citoyens. Bien qu’il s’agisse d’un travail inachevé, plusieurs choses ont déjà été réalisées afin d’identifier les comportements dits responsables et la direction dans laquelle il convient de se diriger.

Quels objectifs pour une finance responsable ?

Ainsi, il existe un consensus relativement large quant à l’idée d’encourager toute action ou prise de décision menant à une finance au service de l’économie réelle et d’une plus large catégorie d’acteurs – et ce de manière durable – plutôt que celles conduisant à une finance servant ses propres intérêts voire comportant un impact préjudiciable, une externalité négative, pour l’économie et la société dans son ensemble. Cette vision peut se décliner en plusieurs objectifs concrets.

1. Un secteur financier stable et robuste, capable de fournir des services essentiels tels que la sécurité des dépôts, des systèmes de paiement et des prêts aux entreprises et particuliers, sans risque d’interruptions majeures pouvant affecter d’autres secteurs. Ce qui implique notamment de restructurer notre système financier afin que ses entités ne soient plus autant interconnectées (au point qu’en cas de faillite d’un établissement, celui-ci doive être sauvé au risque qu’il n'entraîne dans son sillage tous les autres).

2. Un secteur financier dépourvu d’externalité négative ou d’aléa moral. En lien avec le point précédent, les faillites au sein du secteur financier doivent être supportées par le secteur lui-même, et non par des acteurs qui lui sont extérieurs. Les externalités négatives induisent une forme de subvention implicite du secteur de la finance par l’ensemble de l’économie, et doivent être limitées autant que possible. Soulignons que ces subventions ne sont pas synonymes de création de valeur par l’industrie financière, mais bien de captation de valeur générée par les autres secteurs de production. Au cas où une intervention extérieure s’avère tout de même nécessaire, celle-ci doit être conduite de manière à rétribuer correctement les contributeurs.

3. Il convient également de promouvoir un secteur financier capable mais surtout désireux de prêter à long terme et de manière stable aux secteurs clés de l’économie. Et à le dissuader de vouloir prêter toujours plus en période d’euphorie – participant ainsi à la « surchauffe » générale et à la création de bulles spéculatives – tout en refermant soudainement les vannes du crédit en période de stress, lorsque le besoin d’argent se fait le plus sentir. Les discussions actuelles ne devraient pas tant se focaliser sur la quantité des prêts disponibles, mais sur leur qualité ou disponibilité en période de crise. Quant à la « volonté » réelle de prêter, il existe de nombreux exemples récents d’établissements financiers en possédant la capacité mais préférant allouer leurs capitaux dans des activités plus rentables. Ainsi, les opérations de refinancement à long terme de la Banque centrale européenne n’ont pas généré l’augmentation escomptée des prêts aux entreprises. Également, des secteurs essentiels sur le long terme pour l’ensemble de la société souffrent de sous-investissements en raison d’un manque de rentabilité à court terme. Il en va ainsi du financement de la transition vers une économie verte.

4. Un secteur financier qui bénéficie au plus grand nombre plutôt qu’à une minorité. La recherche du profit est légitime tant qu’elle n’implique pas un comportement prédateur, facilité par un accès privilégié à certaines ressources ou informations. Ces dernières décennies, les exemples ne manquent pas : depuis la vente de prêts structurés toxiques à des collectivités locales à celle de produits dérivés complexes à des investisseurs non avisés. On peut avancer que le secteur financier, comme tout autre secteur privé, prend ses décisions dans l’unique intérêt de ses actionnaires. Mais la création par les pouvoirs publics de filets de sécurité, il y a de cela un siècle, et le récent renflouement public des banques démontrent qu’une partie des services financiers est jugée essentielle au fonctionnement de notre économie. Dès lors, faire l’objet d’une attention et d’une réglementation particulière – visant à équilibrer intérêt des banques et intérêt général – semble être un prix raisonnable à payer en comparaison. À ce propos, le retour de la compétitivité en tant que pierre angulaire ou mantra de toute initiative législative doit être considéré comme une source d’inquiétude. Bien que l’objectif soit légitime, il convient de ne pas retomber dans l’écueil d’une compétitivité à n’importe quel prix. Notamment au prix de la stabilité financière, à l’heure où nous continuons de payer les conséquences de la dernière crise.

Les mesures réglementaires à prendre

Notre démarche n’est évidemment pas ici d’établir une liste exhaustive, mais de montrer qu’il existe déjà un consensus large concernant une série d’objectifs et de comportements qu’il convient de promouvoir. À présent, comment atteindre ces objectifs ? Comment les traduire en actions et quelles incitations doivent être mises en place ? À nouveau, soulignons qu’il s’agit d’un travail en cours et que beaucoup de choses ont été réalisées avant et après la crise de 2008.

La « bonne nouvelle » est que si le secteur de la finance et les marchés évoluent rapidement, il n’en est pas de même pour les mauvaises habitudes et comportements à risque qui sont bien connus. Ainsi, la quasi-faillite et le renflouement de Long-Term Capital Management (LTCM) – l’un des plus gros hedge funds au monde en 1998 – constituait déjà une leçon en termes d’effet de levier excessif et d’interconnectivité à travers les produits dérivés. Soit les mêmes facteurs présents lors de la crise de 2008.

Nous avons donc aujourd’hui une relativement bonne idée des modèles bancaires dits robustes ou favorables à l’économie réelle. Nous savons quels systèmes de rémunération arrivent à équilibrer intérêt général et intérêt des clients, et ceux prompts à générer des conflits d’intérêts. Nous connaissons les circuits financiers stables, moins sujets à la surchauffe ou à la création d’effets domino. Nous avons réalisé que l’éducation financière et les obligations de transparence sont des outils nécessaires mais insuffisants et doivent être complétées par des mesures incitatives et/ou contraignantes dans certains cas. Certaines de ces mesures ont été traduites et implémentées en lois, telles que les clauses de récupération sur les bonus qui visent à aligner les rémunérations des traders avec les risques qu’ils prennent, ou bien le relèvement des fonds propres réglementaires pour les banques. Beaucoup d’autres mesures restent à concrétiser, comme une véritable réforme structurelle des banques visant à éviter les conflits d’intérêts, limiter l’aléa moral et réduire le report des risques sur l’ensemble des contribuables. Et les récentes initiatives législatives – visant à donner la priorité à la compétitivité sur tous les autres objectifs que nous venons d’énumérer – risquent de nous éloigner de ces concrétisations.

La voix des pouvoirs publics

Ce qui nous amène à notre dernier point. Savoir dans quelle direction se diriger et comment s’y rendre ne semble pas poser de problème. Dès lors, doit-on considérer le manque de volonté politique comme le maillon faible pour parachever les réformes entamées ? Le consensus existe sur un nombre important d’objectifs, tels que la stabilité financière, l’imputabilité des externalités négatives, la participation et la transparence ou la lutte contre les conflits d’intérêts, et un nombre d’outils ont été identifiés pour y arriver. Que manque-t-il donc pour mettre ces principes en application ? Dit autrement, comment expliquer que huit ans après la crise financière la plus sévère en près d’un siècle, et qu’après cinq années de réformes, nous n’ayons pas réussi à véritablement intégrer les leçons de la crise ? Alors que le momentum politique s’éloigne et que nous sommes quasiment retournés à une situation de « business as usual », celle de la croyance erronée en la croissance par la dérégulation.

La question est donc de savoir comment raviver la volonté politique pour des réformes, sans qu’il ne faille pour cela attendre la prochaine crise ? On peut arguer que les décideurs politiques doivent jongler avec de trop nombreuses priorités contradictoires, allant de la stabilité financière et de la protection des consommateurs à l’inclusion sociale, en passant par la création d’emplois et la compétitivité. Pourtant, ces contradictions apparentes s’effacent du moment que l’on considère les choses sur le long terme plutôt que sur le court terme : si la stabilité financière peut s’opposer à la rentabilité de certains établissements financiers à court terme, elle n’empêche en rien la création d’une rentabilité plus durable. D’autres avanceront que de toute manière, rétablir une relation de confiance du public envers les institutions financières doit être un prérequis à toute politique durable de croissance et de création d’emplois. Car sans confiance, pas d’investissement dans l’innovation ou l’entrepreneuriat. Nous pensons également qu’en cas de doute ou conflit, l’intérêt général devrait toujours primer. Entendu qu’une mesure qui bénéficie au plus grand nombre devrait être favorisée à une mesure qui bénéficie à une petite minorité.

Le contexte actuel de faible croissance économique, de faibles taux d’intérêt et de craintes de déflation mettent les décideurs politiques sous une pression accrue pour prendre des mesures à court terme plutôt qu’à long terme. D’autres facteurs peuvent s’y ajouter tels que la (courte) durée des mandats des élus, la mise sous tutelle intellectuelle et la croyance en des dogmes dépassés comme les politiques d’austérité, le manque d’analyses approfondies sur certains dossiers, la pratique du « pantouflage » et la quasi toute puissance du lobby financier. Enfin, le fait qu’un élu ne soit en aucun cas tenu par ses promesses électorales ou – ce qui est malheureusement parfois le cas – qu’il confonde intérêt personnel et général. Tous ces éléments, et d’autres certainement, poussent trop souvent le pouvoir politique à adopter une vue qualifiée de « court-termiste ».

Soyons clairs, nous ne prétendons pas avoir toutes les réponses à ce sujet. Et réalisons que parler d’éthique ne peut se faire qu’avec prudence et humilité, au risque de passer comme convaincus d’une quelconque supériorité morale. Mais la question que nous souhaitions poser ici est la suivante : quand nous parlons « éthique », « incitations » et « comportement » au sein du secteur bancaire et financier, ne devrions-nous pas élargir la réflexion au secteur des pouvoirs publics et aux mesures à prendre pour inciter nos représentants à considérer les choses sur le long terme afin d’achever les réformes entamées ?

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº802bis
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