Nouvelle forme de levées de fonds en cybermonnaies, les Initial Coin Offerings (ICO) sont fortement montées en puissance en 2017, au point qu’elles intéressent les régulateurs. L’AMF a mené une consultation entre fin octobre et fin décembre, et réfléchit à d’éventuelles options de régulation. De son côté, l’ESMA a émis plusieurs mises en garde. Pour l’heure, la quatrième directive Antiblanchiment, en cours de révision, devrait inclure les plates-formes d’échange de cryptomonnaies.
L’année 2017 aura été marquée par une montée en puissance fulgurante des Initial Coin Offerings (ICO), une nouvelle méthode de levée de fonds qui bouleverse les modèles traditionnels de financement.
Selon les données collectées par le site américain CoinSchedule [1], depuis le début de l’année, l’équivalent de plus de 3,5 milliards de dollars a été levé par le biais de 222 ICO, contre seulement 96 millions de dollars pour une cinquantaine d’ICO en 2016.
À titre d’exemple, le 31 mai 2017, Brendan Eich, l’un des fondateurs de Mozilla, a levé l’équivalent de 35 millions de dollars pour son navigateur web « Brave [2] » dans le cadre d’une ICO… et ce en 30 secondes seulement !
Autre ICO record, celle réalisée en août 2017 par la société Filecoin [3], sorte de Dropbox décentralisée où chaque utilisateur fournit au réseau une capacité de stockage et peut, à son tour, héberger ses contenus dans un espace sécurisé, qui a réussi à récolter l’équivalent de 257 millions de dollars en l’espace de quelques jours.
Les ICO se sont ainsi succédé pour des montants de plus en plus vertigineux, suscitant l’intérêt des entrepreneurs, des investisseurs, mais aussi plus récemment des autorités puisque ces opérations (ou la plupart d'entre elles) interviennent aujourd’hui en dehors de toute régulation.
Concrètement, qu’est-ce qu’une ICO ?
Dérivée du terme Initial Public Offering (IPO), qui désigne une levée de fonds lors de l’introduction en Bourse d’une société, l’ICO correspond à une levée de fonds effectuée en cybermonnaies.
Si lors du schéma classique d’une IPO une société émet des titres en échange de monnaie courante comme l’euro ou le dollar, lors d’une ICO, la société qui lève des fonds va émettre des actifs numériques appelés tokens (jetons) en échange le plus souvent de cybermonnaies comme le bitcoin ou l’ether.
Les tokens acquis par l’investisseur n’ont pas de statut juridique ; ils constituent plutôt la représentation numérique d’un ensemble de droits dont la nature varie en fonction de la finalité définie par l’émetteur.
Ces droits et prérogatives attachés aux tokens peuvent recouvrir des réalités très différentes selon l’opération envisagée ou selon le degré de maturité du projet. En voici quelques exemples concrets :
Ces tokens constituent une monnaie d’échange liquide (cybermonnaie) dont le transfert est sécurisé par des clés cryptographiques et s’effectue sur des plates-formes spécialisées [8]. Leur évaluation étant aléatoire, voire impossible à déterminer, ils sont bien souvent assimilés à un instrument spéculatif.
La qualification même de certains tokens peut se révéler délicate lorsque par exemple ils donnent droit à des revenus ou des dividendes (ex : « The DAO », le premier fonds d’investissement entièrement autonome et décentralisé, dont le token permet d’avoir un droit de vote sur les propositions de projets à financer et d’en recevoir les gains relatifs le cas échéant).
Compte tenu de la nature particulière des ICO et du caractère hybride des tokens, les autorités de régulation, aussi bien en France (1) qu’au niveau européen (2), tentent tant bien que mal d’appréhender ce phénomène.
En France, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a lancé une consultation publique et un programme d’accompagnement et de recherche sur les ICO
Le 26 octobre 2017, l’AMF a annoncé qu’en l’absence de réglementation spécifique des ICO elle lançait une consultation (qui s'est clôturée le 22 décembre 2017 [9]) afin de recueillir l’avis des parties prenantes sur différentes pistes d’encadrement possibles.
En parallèle, le régulateur a également mis en place un programme d’accompagnement et de recherche des levées de fonds en actifs numériques baptisé UNICORN (« Universal Node to ICO’s Research & Network ») destiné à s’interroger sur ce marché en coordination directe avec les porteurs de projets.
Avertissement sur les risques que présentent ces opérations
Le lancement de cette consultation a été tout d’abord l’occasion pour l’AMF d’attirer l’attention des potentiels investisseurs sur les nombreux risques que présentent les ICO, à commencer bien entendu par l’absence en France – et souvent à l’étranger – de réglementations spécifiques.
L’AMF rappelle en effet que lors d’une ICO les investisseurs, et désormais les simples particuliers, ne bénéficient d’aucune des garanties associées aux introductions en Bourse (prospectus, visa de l’AMF, etc.).
Les investissements interviennent sur la base de brochures commerciales ou d’un simple document d’information, appelé « White Paper », qui peuvent décrire le projet de manière inexacte, omettre d’expliquer la technologie sous-jacente ou présenter des prévisions de manière partiale ou excessivement optimiste.
L’AMF indique qu’il s’agit bien souvent de projets technologiques complexes à un stade précoce de leur développement qui sont destinés en premier lieu à un public averti, technophile, mais qui peuvent également s’adresser au grand public.
Pourtant, les risques rappelés par l’AMF sont bien réels :
Devant l’arrivée récente d’investisseurs néophytes sur le marché, l’enjeu de la consultation publique lancée par l’AMF est donc de limiter tous ces risques en élaborant un cadre juridique adapté.
Analyse juridique des ICO au regard des règles dont l’AMF assure le respect
Afin de définir la réglementation éventuellement applicable aux ICO, le réflexe du régulateur a été de procéder par élimination, en comparant ce nouvel outil à l’ensemble de l’arsenal juridique dont il dispose.
L’exercice est délicat puisque les instruments financiers émis sont très diversifiés.
Les tokens émis lors des ICO pouvant être acquis et échangés, ils pourraient présenter des similitudes avec les différents titres financiers définis par le Code monétaire et financier [10] :
Le mécanisme du crowdfunding ne peut également pas être retenu puisque dans le cadre d’une ICO aucun conseil en investissement n’est fourni. En outre, contrairement à une opération de crowdfunding, les ICO ne sont pas réalisées par l’intermédiaire de sites satisfaisant aux conditions réglementaires.
Enfin, l’AMF précise que certaines ICO qui « mettent en avant la possibilité d’un rendement financier direct ou indirect ou ayant un effet économique similaire » pourraient relever du régime des intermédiaires en biens divers 1 ou 2 (les biens divers étant définis comme des produits d’investissement atypiques comme les diamants, métaux précieux, œuvres d’art, lettres anciennes, etc.).
Ainsi, et même si à ce jour il n’existe pas de réglementation juridique spécifique, il serait inexact de penser qu’une ICO échappe à tout contrôle puisque, si d’aventure sa structuration venait à correspondre à un des instruments ci-dessus, un régime juridique établi trouverait à s’appliquer.
L’AMF a proposé trois options de régulation
Les montants en cause lors des ICO n’étant plus anecdotiques, l’AMF ne se contente pas simplement de relever qu’elle ne dispose actuellement d’aucun cadre juridique satisfaisant mais propose plusieurs options de régulation :
L’objectif d’une réglementation mesurée serait d’encadrer les ICO et donc d’offrir des garanties aux investisseurs, sans pour autant brider toute liberté et toute innovation qui sont pourtant déterminantes pour les porteurs de projets.
En Europe, plusieurs mises en garde ont été lancées par l’ESMA
Devant l’engouement suscité par ce nouveau modèle de financement, l’ESMA a publié deux communiqués en date du 13 novembre 2017 [11] alertant sur les dangers relatifs aux ICO.
Le premier communiqué [12] est destiné aux investisseurs
L’ESMA alerte les investisseurs qui seraient tentés de souscrire à une ICO en listant certains risques engendrés par ce genre d’opération de financement :
Le second communiqué [13] s’adresse aux entreprises qui envisagent de réaliser une ICO
De manière similaire à l’AMF, l’ESMA rappelle que si les tokens émis venaient à être considérés comme des instruments financiers, les initiateurs de l’ICO devraient se conformer aux règles applicables au sein de l’Union européenne, à savoir, et de manière non exhaustive :
Ces textes imposent naturellement de nombreuses obligations notamment en termes de contrôle, d’éthique professionnelle ou encore de transparence.
Toutefois, et comme l’indiquait l’AMF, une ICO qui n’entrerait pas dans le champ d’application de ces textes priverait les investisseurs européens de précieuses garanties en cas de litige.
En attendant, priorité à la lutte contre le blanchiment
L’ordonnance n° 2016-1635 du 1er décembre 2016 renforçant le dispositif français de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme a créé une nouvelle catégorie d'assujettis : « Toute personne qui, à titre de profession habituelle, soit se porte elle-même contrepartie, soit agit en tant qu’intermédiaire, en vue de l’acquisition ou de la vente de tout instrument contenant sous forme numérique des unités de valeur non monétaire pouvant être conservées ou être transférées dans le but d’acquérir un bien ou un service, mais ne représentant pas de créance sur l’émetteur. »
Cette nouvelle disposition vise les plates-formes d'échanges de cryptomonnaies [18].
La quatrième directive Antiblanchiment est en cours de révision afin, notamment, d'inclure les plates-formes d'échange (mais aussi les portefeuilles électroniques stockant les clés privées des détenteurs de cybermonnaies [19]) dans le champ de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme [20].
Le projet de réforme prévoit en outre que la Commission européenne devra présenter dans les deux ans de l'entrée en vigueur de la future directive un rapport portant notamment sur l'éventuelle mise en place d'une base de données centrale où seraient enregistrées les identités des détenteurs de cybermonnaies.
Ainsi, dans le cadre d'une ICO, l'émetteur en tant que tel ne serait pas soumis aux obligations de lutte contre le blanchiment, sauf s'il gère lui-même les clés privées des tokens qu'il émet (et si ces tokens ont la nature de cybermonnaies, ce qui pourrait être le cas pour nombre de tokens d'usage).
Pourtant, chacun s'accorde à dire que les obligations AML s'imposent même aux émetteurs d'ICO. Sur quelle base légale l'imposer dès lors ? L'on revient au guide de bonnes pratiques ou à la modification législative évoquées par l'AMF dans sa consultation.
Dans ce cadre, il conviendrait également de prévoir un régime où les investisseurs en cryptomonnaies pourraient être « vérifiés » par des tiers de confiance (une banque, un notaire, un avocat) confirmant leur identité, et même attestant dans certains cas qu’ils sont des investisseurs qualifiés si l'ICO leur est réservée. Cette vérification pourrait se faire via un smart contract. Ainsi, des investisseurs pourraient rester anonymes dans le cadre de l’ICO, tout en reportant les obligations KYC sur un tiers de confiance.
Sur la notion d'investisseurs qualifiés, certains ont suggéré de prévoir une nouvelle catégorie d'investisseurs qualifiés « technologiquement », ce qui correspondrait mieux à la sociologie de la cryptosphère [21]. En effet, les investisseurs qualifiés « technologiquement », bien que non qualifiés d'investisseurs professionnels [22], sont à même d’identifier les risques technologiques de l’opération, et disposent souvent d'un patrimoine conséquent en cybermonnaies.
Conclusion
Jusqu’à ce jour, l’approche de l’AMF a été résolument souple et prospective, contrairement à d’autres régulateurs qui ont pris le parti d’interdire purement et simplement les ICO [23]. Cette attitude est à saluer. Les ICO offrent en effet une méthode de financement originale aux start-up innovantes, leur permettant de lever des fonds auprès d’une large communauté d’investisseurs de manière simple et rapide. Ce levier de croissance encore inexploré va entraîner l’émergence de nouvelles pratiques ; il présente également des risques importants pour les investisseurs.
Il est donc plus que jamais essentiel de bien réfléchir pour bâtir une réglementation mesurée qui permette d’attirer les projets les plus sérieux, lesquels nécessitent toujours la garantie d’un régulateur. En réalité, plus encore qu’un enjeu réglementaire, il s’agit là d’un véritable enjeu d’attractivité pour l’Europe, et la France en particulier.
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