Square
 

La Banque de France :
trente ans d’indépendance, deux siècles de crédibilité

Créé le

08.12.2023

-

Mis à jour le

21.12.2023

Société privée devenue institution, la Banque de France a su développer les outils d’une action rationnelle et dégagée de toute pression, au service de l’économie et des citoyens français.

« À quelle heure conspirerons-nous ? », demande le gouverneur de la Banque de France (Louis Seigner) au président du Conseil Émile Beaufort (Jean Gabin) dans le film d’Henri Verneuil Le Président, à propos de la dévaluation du franc, négociée âprement avec le ministre des Finances (Henri Crémieux), pendant qu’en toile de fond se déroule l’ouverture du Vaisseau fantôme de Richard Wagner. Situation inconfortable sans doute pour un banquier central – certes imaginaire, mais crédible − dont la position n’est alors guère partagée, pour une décision appartenant in fine au gouvernement.

Une indépendance récente

Fondée par Bonaparte en janvier 1800, la Banque de France est d’abord une société privée, structurellement indépendante du pouvoir politique, tout en lui étant subordonnée, comme le souhaitait son créateur : « Je veux que la Banque soit assez dans les mains du gouvernement et n’y soit pas trop. »

L’histoire de la Banque est avant tout celle de sa prise d’indépendance. Dès 1803, et avant même d’être nommé le premier au poste de gouverneur, Emmanuel Crétet prônait déjà son émancipation vis-à-vis du pouvoir politique. La réforme de 1936 du Front Populaire, la nationalisation de 1945 ou encore la loi de 1973 sur les règles de financement monétaire – compromis entre la demande d’autonomie de la Banque et le renforcement du contrôle gouvernemental demandé par le ministère des Finances – font presque de l’institution une « entreprise publique », avant que l’indépendance ne lui soit définitivement accordée par la loi du 4 août 1993, dont nous célébrons les trente ans.

Si, conformément à la devise de la Banque de France, « la sagesse fixe la fortune », l’indépendance fixe la sagesse, en tout cas pour une banque centrale : données empiriques et analyses théoriques ont montré que des banques centrales indépendantes réussissaient mieux à maintenir des taux d’inflation bas. Pour les plus anciens, la comparaison des taux d’inflation des deux côtés du Rhin – même sans son or cher à Wagner – avec, chez nos voisins, une Bundesbank indépendante, pouvait presque paraître humiliante.

Ceci s’explique notamment par le phénomène d’incohérence temporelle : il peut être souhaitable à court terme de créer une « inflation-surprise », qui dope la production en diminuant les coûts de main-d’œuvre, les salaires mettant un peu de temps pour s’adapter, tout en réduisant la valeur réelle de la dette publique. Toutefois, à long terme, les agents finissent par s’apercevoir de cette manipulation et relèvent par la suite leurs anticipations d’inflation, rendant plus difficilement atteignable pour la banque centrale un objectif de faible hausse des prix. Dès lors, il ne peut plus être atteint que par une forte hausse des taux d’intérêt, pouvant conduire à une récession.

Dans le cas où un gouvernement dirige la politique monétaire, et à l’approche d’élections, il peut être tentant pour lui de diminuer les taux d’intérêt afin de favoriser la croissance économique de court terme, ou de financer des politiques publiques en recourant à la « planche à billets ». En perturbant les anticipations des agents, cette décision est extrêmement préjudiciable sur le long terme.

L’indépendance donne à la Banque de France une plus grande crédibilité à son action. Par son mandat hiérarchique – avec une primauté pour la stabilité des prix, mais avec l’objectif de « soutien aux politiques économiques générales dans l’Union européenne » une fois la première réalisée, telles que le « plein-emploi », une « croissance économique équilibrée », un « niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement » ou encore la « stabilité du système financier » −, l’Eurosystème, dont fait partie la Banque de France, a un objectif clair pour lequel les outils dont il est doté sont efficaces. En cela, les banques centrales respectent la fameuse « règle de Tinbergen » selon laquelle, pour toute politique économique, le nombre d’instruments doit être au moins égal au nombre d’objectifs visés.

Donner de la crédibilité a été la raison principale à l’octroi de son indépendance à la Banque de France, prévue par le traité de Maastricht, en sus de l’intégration par la Banque de France du système européen de banques centrales (SEBC), ainsi que de l’entrée en vigueur d’une monnaie unique.

Éviter les pressions de l’autorité

L’indépendance est consacrée à deux niveaux distincts : européen d’abord à travers le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et les statuts du SEBC qui lui sont annexés ; au niveau national ensuite, notamment dans le Code monétaire et financier. Plus précisément, les normes nationales sont pour partie une mise en conformité par rapport aux textes communautaires ; ainsi, à titre d’exemple, l’article L. 141-1 du Code monétaire et financier dispose que « dans l’exercice des missions qu’elle accomplit à raison de sa participation au Système européen de banques centrales, la Banque de France, en la personne de son gouverneur ou de ses sous-gouverneurs, ne peut ni solliciter ni accepter d’instructions du Gouvernement ou de toute personne ».

Dans le TFUE et ses annexes, cette indépendance se démultiplie sur cinq champs : institutionnel, personnel, financier, juridique et opérationnel. Ainsi, le traité stipule que la Banque Centrale Européenne ou les banques centrales nationales « ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions, organes ou organismes de l’Union, des gouvernements des États membres ou de tout autre organisme », protection supplémentaire au niveau supranational. En outre, les statuts protègent l’indépendance personnelle des membres du directoire − c’est aussi le cas en France avec un mandat de six ans non révocable et renouvelable une unique fois pour le gouverneur –, qui permet de prendre des décisions objectives. Par ailleurs, les institutions membres du SEBC disposent de leurs propres ressources financières et revenus, et peuvent organiser leur structure interne comme elles le souhaitent. Elles sont aussi dotées de la personnalité juridique et peuvent ester en justice, y compris devant la Cour de Justice de l’Union européenne pour faire valoir leur indépendance. Enfin, l’Eurosystème exerce seul la compétence de la politique monétaire dans la zone euro, et a l’interdiction d’accorder des prêts ou avances au secteur public, évitant ainsi les pressions de la part des autorités publiques.

Des réalisations indispensables

Rimbaud écrivait dans son poème Roman qu’« on n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans », la Banque de France prouve qu’on l’est au contraire beaucoup après trente ans d’indépendance, et plus encore après deux cent vingt-trois ans d’existence !

Ainsi, l’inflation a été nettement réduite depuis trente ans par rapport aux décennies précédentes : 9 % en moyenne pour les années 1970, 7,3 % pour la décennie 1980, contre 1,5 % entre 1993 et aujourd’hui, malgré un léger rebond dû à des chocs externes (difficultés d’approvisionnement lors de la reprise post-Covid, guerre en Ukraine multipliant les prix de l’énergie...) en 2022. La politique monétaire engagée depuis lors commence à porter ses fruits, avec une diminution de l’inflation qui se fait visible mois après mois : +3,4 % en glissement annuel en novembre 2023 contre 6,3 % ou 4,9 % en février et août respectivement.

De plus, les banques centrales ont pu, grâce à leur indépendance, se doter de nouveaux outils afin de mieux mettre en œuvre leur mandat : guidage prospectif – et cela uniquement car elles sont crédibles dans la zone euro −, assouplissement quantitatif, ou encore taux d’intérêt négatifs. Ceux-ci leur ont permis d’éviter la déflation lorsque cette dernière menaçait le continent européen, tout en soutenant la croissance de nos économies. Parfois même, elles n’ont même pas eu besoin de réellement agir, un engagement à le faire en cas de nécessité étant suffisant, comme l’illustre le célèbre « whatever it takes » de Mario Draghi.

L’indépendance de moyens donne aussi la possibilité aux banques centrales – la Banque de France avec le « Lab » − d’innover et de rester à la pointe : monnaie numérique de banque centrale, blockchain – la première blockchain interbancaire ayant été créée par la Banque de France en 2017 avec MADRE −, indicateur climat pour les entreprises... Autant de réalisations concrètes et indispensables permises par la liberté de gestion interne et la flexibilité qu’elle apporte.

La « fin de l’histoire » ?

Face aux excellents résultats obtenus par les banques centrales européennes depuis trente ans, le modèle de l’indépendance semble avoir fait ses preuves, et ne pas devoir être remis en question à court terme. Malgré tout, l’indépendance pour l’indépendance n’a pas de sens. Elle ne vaut que « par le service – le bon service et le service efficace – de la population » pour reprendre les mots d’Anicet le Pors. La Banque de France n’est pas une institution « hors-sol » : à travers son réseau de succursales dans l’ensemble des départements, ses services aux particuliers – surendettement, droit au compte, éducation financière... – et aux entreprises – cotation, médiation du crédit... −, elle délivre un service public de grande qualité à l’ensemble de nos concitoyens.

C’est là un contrepoids indispensable : l’action de la banque centrale est jugée, en toute transparence, par les principaux concernés par les mesures prises. Ce contrôle démocratique est le meilleur qui soit pour assurer que l’objectif poursuivi est bel et bien l’intérêt général, car, comme le rappelait Vaclav Havel : « L’indépendance n’est pas un état des choses, c’est un devoir », y compris pour les banques centrales.

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº887-888
Une inflation nettement réduite
$!La Banque de France : trente ans d’indépendance, deux siècles de crédibilité
Évolution des prix à la consommation entre 1950 et 2016
La politique monétaire commence à porter ses fruits
$!La Banque de France : trente ans d’indépendance, deux siècles de crédibilité
Évolution des prix à la consommation, en France, depuis janvier 2020
RB
RB