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Marchés agricoles, secteur bancaire et marchés financiers : entre réalités économiques et contingences géopolitiques

Créé le

24.01.2019

-

Mis à jour le

07.02.2019

Interroger les liens entre l’agriculture d’un côté et le secteur bancaire et les marchés financiers de l’autre conduit à se demander quels types de financement, bancaires ou de marchés, financent le secteur agricole. Les relations entre finance et agriculture ne sont pas seulement économiques, mais également liées aux problématiques politiques et géopolitiques.

Vouloir associer l’agriculture, la banque et, plus encore, les marchés financiers, pourrait surprendre. Que l’on se positionne du côté du producteur ou du consommateur de produits agricoles, la thématique financière n’est probablement pas la première qui vient à l’esprit, même si, chacun le sait, certaines banques françaises ou étrangères ont une histoire intimement liée à celle du monde agricole. Cette relation n’en demeure pas moins centrale. Convenons-en : traiter un tel sujet avec la précision qu’il requiert nécessiterait de s’accorder au préalable sur le périmètre retenu pour ces trois domaines, de les décrire, d’en appréhender toutes les particularités et d’analyser les liens complexes par lesquels ils interagissent.

La tâche est particulièrement ambitieuse, tant les champs d’investigation sont larges. La réalité du monde agricole est, en effet, éminemment plurielle, que l’on raisonne en termes de taille d’exploitation, de type de production ou d’exposition concurrentielle, parmi tant d’autres approches. Comment, dès lors, prétendre pleinement en rendre compte ? Un même constat s’impose pour le secteur bancaire et les marchés financiers dont les fonctions économiques sont extraordinairement variées et probablement bien éloignées de la représentation que le grand public peut parfois s’en faire. Nous ne saurions être parfaitement exhaustifs et c’est donc une approche très générale qui est privilégiée dans ce dossier pour analyser ce triptyque. Les marchés financiers qui sont ainsi évoqués sont ceux des produits dérivés (swaps, options, contrats futures) dont la vocation première est d’offrir à ceux qui les traitent des mécanismes de protection contre le risque de prix. Le secteur bancaire est, pour sa part, appréhendé dans une optique très large : celle du financement, de quelle forme qu’elle soit, et de l’intermédiation vers lesdits marchés de produits dérivés. Au niveau national, une définition rigoureuse du secteur agricole requerrait enfin de recourir à la nomenclature d’activités française (NAF) en se référant à la division 1 (la production de produits végétaux et animaux) de la section A consacrée à l’agriculture, la sylviculture et la pêche. Une approche plus souple semble néanmoins préférable car la réalité des marchés de matières premières appelle à considérer les filières dans lesquels ils s’inscrivent. Les industries de transformation (divisions 10 et 11) ne peuvent, en conséquence, être exclues de notre champ d’analyse.

Un premier enjeu : satisfaire les besoins de financement

Cette tentative de définition, aussi fruste soit-elle, donne les premiers éléments expliquant l’association, dans ce dossier, du monde agricole, de la banque et des marchés financiers. À l’instar de n’importe quel secteur d’activité, l’agriculture exprime, dans toute sa diversité, des besoins de financement que le secteur bancaire peut être à même de satisfaire. Produire du blé, du sucre, des huiles végétales, exploiter un cheptel ou exporter ces mêmes produits impliquent de financer l’acquisition d’installations, de terrains voire d’entreprises complémentaires ou concurrentes, d’investir dans du matériel agricole ou industriel et de le gérer, mais encore, à plus court terme, d’acheter des engrais, des semences ou de la nourriture animale. Ces besoins sont à l’image de ce qu’est l’agriculture en France comme dans la plupart des pays du reste du monde : divers mais incontournables. On ne peut en effet oublier qu’avec une production annuelle de 76 milliards d’euros en 2016, la France est une puissance agricole de premier plan. Elle se hisse aux premiers rangs européens en termes de production végétale et animale ; elle est notamment, sur cette zone géographique comme à l’échelle mondiale, un des grands producteurs de blé avec, à la clé, des volumes financiers substantiels. Ce même bilan peut être dressé au niveau continental : forte de 152,1 millions de tonnes produites en 2017, l’Union européenne s’est affirmée comme le premier producteur et le deuxième exportateur de blé et d’orge au monde. Géant céréalier, l’Europe est aussi présente dans les autres segments de l’agriculture : leader mondial dans la production de lait de vache et de fromages, elle était, en 2017, le troisième producteur mondial de viande bovine et le deuxième producteur de viandes ovine et porcine. Ceci vaut aussi pour certains fruits et légumes – bien que la situation soit plus hétérogène – et, en toute évidence, pour la viticulture où l’Italie et la France et l’Espagne dominent de la tête et des épaules la production mondiale et l’exportation. Du cacao ivoirien au caoutchouc thaïlandais en passant par la laine australienne ou la volaille américaine, ces chiffres peuvent en réalité être multipliés à l’envi sans qu’ils ne puissent pour autant masquer la très forte hétérogénéité des situations agricoles.

Transférer le risque de prix grâce aux marchés de dérivés

On pourrait comprendre l’inclusion des marchés financiers dans ce triptyque en raison de la vocation première qu’ils assument : les entreprises des secteurs agricoles et agroalimentaires les plus matures peuvent, dans l’absolu, se financer sur les marchés monétaires, actions ou obligataires, à l’instar de n’importe quelle autre entreprise. Ceci ne traduirait pour autant qu’imparfaitement les motivations qui ont présidé à la définition du thème de ce dossier, d’autant plus que le statut coopératif de ces entreprises limite le recours aux investisseurs extérieurs. Mais au-delà de cette fonction première, les marchés financiers dérivés, certes intimement liés à la spéculation, permettent non seulement d’optimiser la gestion des stocks mais aussi de transférer le risque de prix, très largement présent sur les marchés agricoles. Croissance économique, conditions météorologiques, catastrophes naturelles, maladies végétales ou animales, contraintes logistiques, barrières tarifaires ou non tarifaires, spéculation physique ou financière, taux de change : autant de variables très différentes qui, toutes, peuvent influencer l’offre et/ou la demande de produits agricoles et qui, dès lors, peuvent en faire varier les cours de façon substantielle. À cette instabilité s’ajoute celle des taux de change dès lors que ces produits sont exportés ou importés, ce qui constitue une autre des réalités importantes des marchés agricoles, comme de la quasi-totalité des matières premières. Parce qu’il n’existe pas d’assurance conventionnelle pour couvrir pleinement ces types de risques, c’est sur les marchés dérivés qu’il convient de trouver des mécanismes de protection. Solution à bien des égards, le recours à ce type de produits n’en demeure pas moins difficile pour les entités économiques les plus petites. Il n’est pas non plus sans contrainte et est aussi, dans une forme de paradoxe, générateur de ses propres risques. Alors que les États généraux de l’alimentation de 2017 se sont penchés sur la lancinante question des prix rémunérateurs, le rôle des marchés dits « à terme » dans la définition des prix agricoles – une autre fonction essentielle qu’ils peuvent assumer – ne saurait en outre être oublié. Cette thématique est certes bien connue, mais les mutations structurelles que connaissent les marchés agricoles la renouvellent sans cesse, comme en atteste la fin récente des quotas sucriers européens, dernier vestige de « l’ancienne » Politique agricole commune (PAC).

Une question stratégique

Évoquer la problématique agricole dans une revue dédiée au monde de la banque, c’est aussi souligner que la question du financement des secteurs agricoles est d’autant plus stratégique qu’elle a toujours induit des interrogations politiques et géopolitiques majeures. Engagée par l’administration Trump, la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine n’a-t-elle pas fait du soja un point de cristallisation au bénéfice d’autres nations telles le Brésil ? De l’embargo partiel décrété par le président américain Jimmy Carter envers l’Union soviétique aux premières heures de l’année 1980 à celui, occidental et russe, sur les produits alimentaires à la suite de la crise ukrainienne de 2014 : les exemples attestant de cette réalité sont nombreux. Comment, enfin, ne pas évoquer les enjeux environnementaux et sociétaux que porte l’agriculture ? S’interroger sur le développement et la pérennisation d’une agriculture durable respectant les équilibres écologiques ou, plus encore, sur les conditions à mettre en œuvre pour assurer, à l’échelle mondiale, une véritable sécurité alimentaire, n’implique-t-il pas de s’intéresser aux mécanismes de financement, qu’ils soient bancaires ou non, publics ou privés, conventionnels ou innovants, permettant d’y parvenir ? Autant de questions que ce dossier tente d’évoquer, à défaut de pouvoir y répondre totalement.

 

À retrouver dans la revue
Revue Banque Nº829
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